Lettre ouverte à Georges Arnaud


Georges Arnauddernière photographie de JacobEn avril 1954, Alexandre Jacob, dit Marius, file sur ses 75 ans. La lettre ouverte à Georges Arnaud, qu’il fait publier dans le n°66 du mensuel Défense de l’Homme de Louis Lecoin, révèle une pensée politique toujours aussi pointue et alerte. Nous sommes ainsi loin, très loin de l’image de l’ermite, vivant reclus dans sa maisonnette du hameau de Bois Saint Denis, dans ce Berry où il ne se passerait rien. Georges Arnaud a donné, au printemps 1953, une série d’articles sur les prisons françaises dans le quotidien L’Aurore. Il n’en fallait pas moins pour susciter l’intérêt et les critiques acerbes du vieil anarchiste sur l’ouvrage Prison 53, compilation des dits articles, paru quelques mois après. La lettre de Jacob est écrite rapidement. L’ancien bagnard signale dès le 12 octobre 1953 à son ami Pierre Valentin Berthier avoir eu le temps d’envoyer et de récupérer des mains d’André, alias Alain Sergent, le manuscrit où il reprend point par point le propos d’Arnaud. Le texte apparaît également dans la correspondance entre Jacob et Josette Passas. Nous pouvons alors suivre les tribulations de cette lettre ouverte avant et après sa publication par Défense de l’Homme. Car, si l’ancien bagnard souligne avec ironie « la noble ambition » du refus de l’auteur du Salaire de la peur de prendre position sur le sujet,  il dénonce vertement les erreurs d’interprétation de ce dernier sur la peine de mort, sur le principe de régénération, sur la criminalité plus particulièrement, etc. L’occasion était trop belle pour l’« ex-professeur de droit criminel à la Faculté des îles du Salut » de développer une pensée pénale, toute empreinte d’anarchie, où le délinquant se pare des habits du vaincu de guerre sociale. Le vieux marchand forain ne peut ainsi que démontrer l’hypocrite notion d’honnêteté et déclamer en conclusion sa haine des pratiques pénitentiaires françaises sans jamais faire cas de sa propre et douloureuse expérience. Un texte d’une brûlante actualité.

 

Défense de l\'Homme n°66Défense de l’homme

N°66, avril 1954

Lettre ouverte à Georges Arnaud

auteur de « Prisons 53 »

Cher monsieur et camarade,

J’ai lu et relu votre ouvrage (Julliard éditeur) avec un grand intérêt. Ces questions-là me passionnent. En entreprenant votre reportage, vous vous êtes interdit, dites-vous, tout plaidoyer comme tout réquisitoire à l’endroit du régime pénitentiaire français, vous astreignant ainsi à marcher sur la corde raide de la pure objectivité jusqu’au fair-play. Noble ambition mais si sujette à défaillance. Est-ce à dire que vous avez sacrifié à la complaisance ? Ce n’est pas ma pensée. Au contraire, j’estime que, dans l’ensemble, votre reportage est une des enquêtes les plus honnêtes qui aient été faites sur le monde des prisons. Parfois vous élevez si haut le ton de la protestation et cela avec de tels accents de sincérité que force m’est de vous tirer le chapeau. Cepen­dant … cependant, à l’endroit de la peine de mort, vos convictions n’ont pas été sans me troubler profondément. C’est ainsi que, page 108, vous opinez sur ce sujet par les lignes que voici: « Ce n’était pas que le personnage parut mériter la moindre sympathie. C’est un personnage dont le procès fut aussi retentissant que son crime avait été monstrueux : il avait tué son enfant afin de faire de la peine à sa femme car il en était toujours épris. Ce genre d’incohérence est peut-être la seule justification à la peine de mort. Que cette brute expie aussi durement que possible, je n’y vois rien à redire.» Là, je ne tire plus le chapeau. J’en suis peiné pour vous. Il est vrai que, page 111, votre conviction sur le même sujet donne un autre son de cloche absolument opposé, je cite : « … On se sou­vient que cet homme – c’est le mot du dictionnaire – était coupable de pas mal de meurtres dont celui, je crois bien, de sa pro­pre soeur ; qu’il fut condamné a mort et béné­ficia de la clémence présidentielle : tout Paris, ou à peu près, s’était ému de ce que l’on allait guillotiner en sa personne le produit monstrueux d’une société folle, comme si tout meurtrier, à peu de chose près, n’était pas dans ce cas.» Alors …

Puis, page 240, vous revenez à votre pre­mière opinion en excipant, il est vrai, .d’un cas d’espèce : celui du crime passionnel. Je cite encore : « … Il en est de même pour le pro­blème de la peine de mort. Décider, ainsi que le bon sens l’exige, que les criminels passion­nels en soient seuls justiciables ». Vous ad­mettez ainsi, que dis-je, vous approuvez sans réserves l’application de la peine capitale en­vers les meurtriers passionnels, la reprouvant par antithèse à l’endroit des assassins. Cela est défendable mais seulement sous l’angle de l’exception. Mort aux faibles – Stendhal avait déjà écrit « Périssent; les faibles». L’assassin est ainsi considéré comme supérieur au meur­trier. De fait l’assassin est « l’homme fort » qui combine, suppute, apprécie, juge, pèse, mesure, réfléchit à l’exécution de son acte ;il prémédite, pour parler le langage pénal ; alors que, presque toujours, le meurtrier pas­sionnel n’agit que sous l’empire de la passion ; son appareil nerveux surclasse son raisonne­ment : c’est un impulsif, presque un fou. Illustrée par les doctes préceptes d’un Clausewitz et autres Jiromi, cette thèse n’est donc soutenable qu’en fonction de la personnalité. Elle ne saurait être admise pour justifier le principe même de la peine de mort.

La question de l’abolition ou du maintien de la peine de mort ne saurait être résolue par des peut-être, des si, des mais, mais stric­tement sous l’angle des données biologiques, de la responsabilité. La fameuse boutade de A. Karr n’est qu’une niaiserie de nantis. L’agresseur, ce n’est pas seulement le criminel, c’est surtout, indirectement l’Etat, la société. C’est du reste votre propre opinion. Aussi bien, page 23, vous dites : « … Cette notion de défense sociale m’intéresse, quant à moi, à un tout autre titre. Qui dit défense dit com­bat. La prison, est ainsi à tous les stades le combat de la société contre l’homme.» Et page 241, vous écrivez.: « … S’agit-il au con­traire d’un homme, au raisonnement sain qui a fait choix de la manie criminelle de propos délibéré, l’état social actuel porte la princi­pale, responsabilité de ce choix … »

C’est vous dire que de telles contradictions sont g€mantes. Dépouillée de tout le fatras des morales, il n’y a qu’une seule justifica­tion de la peine de mort ; c’est celle dont François 1er fit sa devise: « Parce que tel est mon bon plaisir. » Cela est clair, cynique, sans bavures !

Il faut adopter carrément ce point de vue dénué d’hypocrisie ou, si l’on veut, si l’on prétend rester dans « l’humain », on doit ap­porter une « certaine prudence» dans l’exer­cice de la vindicte.

J’ai beaucoup apprécié la réponse que Si­menon fit un jour à la radio, à une question qui lui fut posée : « j’aimerais mieux me loger une balle dans la tête que de juger un hom­me. » Voilà un langage qui serre l’humain de beaucoup plus près que vous ne le faites vous-même quand vous abordez la question.

Par ailleurs, si je m’en réfère à la page 126 de votre ouvrage, il me semble que vous avez manqué d’objectivité en certains points de votre enquête sur les pratiques pénitentiaires. Il fallait ,c’est évident, voir, fouiller, appré­cier, commenter. Mais il fallait le faire sans perdre de vue le sort atroce de l’homme en cage, ce sort tragique qui dépasse en horreur l’immensité du crime qui a pu être commis.

Vous dites, en parlant de votre passage dans les geô1es des vaincus de la « dernière fraîche et glorieuse»: « J’y suis rentré sans haine, sans chauvinisme …» Vraiment, il n’y parait pas. Ce que vous écrivez sur ces prison­niers – je dis bien ces prisonniers, car ils ne ‘ont plus rien d’autre – c’est plus que de la haine, c’est une charge de mauvais goût. De reporter vous vous érigez en juge. Que celui-là ait forniqué le pape et celui-ci violé la Sainte Vierge, il me semble que c’est en dehors de votre mission. Le juge a déjà pro­noncé et il est inutile de battre des mains quand la matraque judiciaire s’est abattue.

Un ancien détenu, exerçant à la prison la profession de pharmacien, a relevé vos diatribes dans une lettre que vous publiée à la page 254. Ce détenu n’a pas absolument tort dans les reproches qu’il vous adresse. Je tiens à vous accorder en passant qu’il dépasse la mesure lorsqu’il prétend que vous ramperiez devant tel général si, au lieu d’être vaincu, il eut été vainqueur. Je crois que c’est une hy­pothèse absurde tant vous me paraissez d’une nature peu apte à la reptation.

Cependant, supposons que l’un de ces hobe­reaux en réchappe et, commentant noir sur blanc votre visite, note votre attitude insolente. Ne serait-il pas autorisé à dire de vous ce que vous dites de lui et de ses pareils ? Je sais bien, vous écrirez que votre « mé­pris » d’homme libre est d’une autre qualité que la morgue insolente qui anime ces sou­dards. Fats, impertinents, ils sont ancrés dans la croyance que leur derrière distille l’encens. Ils en sont écoeurants. Et leur attitude n’a pas dû être étrangère à vos apostrophes. Mais, à quelque mince différence près, est-ce que tous les militaires professionnels, sous tous les drapeaux, ne sont pas bâtis de la même ma­nière? Certes, je sais fort bien que ce sont là des ennemis indiscutables d’une saine so­ciété. Que dans le monde étrange où nous vivons, ce ne sont pas des asociaux. Dans la pourriture ambiante, ils représentent même une élite. Les traités de morale les élèvent jusqu’aux nues. En fonction de la raison pa­triotique, de la raison d’Etat dont ils sont les supports, leurs comportements, et j’ajouterai leurs crimes mêmes, sont proposés à l’admira­tion des foules. Les actes qu’on leur impute, qu’on leur reproche, ont été accomplis en bonne, conscience, conformément aux plus éprouvés des statuts sociaux. Les amender dans le sens de I’humain? Il serait ridicule de le penser. A la rigueur, on pourrait, tenter d’amender un gangster, eut-il de nombreux hold-up à son palmarès. Un gangster peut très bien se muer en agent d’affaires, en boursier, en politicien, voire en ministre. Pour les mili­taires, c’est impossible, tout amendement; c’est-à-dire tout abandon de ce qu’ils consi­dèrent comme des charges glorieuses, ne peut signifier que déchéance. Reste l’expiation que vous semblez admettre, désirer, mais quelle expiation? Expiation de quoi ? D’avoir fait leur métier de soldats, de militaires. Pas précisément, me direz-vous. Très exactement parce qu’ils ont violé les lois de la guerre. Quelle candeur ! Les lois de la guerre. La suprême loi de la guerre, c’est de vaincre ; le bon, , le mauvais, le juste, l’injuste, le permis, le défendu, c’est toujours Brennus qui en décide, en légifère en jetant sa lourde épée, dans la balance. Dresde, Katyn, Hiroshima ne surclas­sent-ils pas Tulle et autres Oradour ? Le crime des crimes, c’est la guerre elle-même. Qu’on la supprime !

Dans vos commentaires, vous semblez faire grand cas du primairisme, cette niaiserie. Avant de poursuivre, une précision : si par primairisme, vous entendez, de la façon indiquée en note 11 la page 51, « condamné pour la première fois ». La sauce du terme con­damné peut faire avaler le fricot primaire. Mais si, comme le comprennent les auteurs de droit pénal, il s’agit d’individus ayant com­mis une infraction pour la première fois, la notion de primairité devient une rigolade. En matière de vol, d’abus de confiance, d’escro­querie, de manoeuvres abortives, et j’en passe, il est absolument impossible de constater, de préciser la primairité. Une de vos lectrices en donne de nombreux exemples va1ables. Assurément, la première touche exis­te, peut exister et révèle alors un vrai pri­maire. Mais dans combien de cas ? D’ailleurs, au fond, que prouve ce primairisme à l’égard du reclassement possible du sujet. Rien ou à peu près. La qualité morale du sujet ne réside pas dans un mot, une étiquette, une catégorie, un classement, mais dans son idiosyncrasie. C’est ainsi que la terminologie pénale arriverait à fabriquer ce plaisant phénomène: le récidiviste primaire. Exemple: condamné à deux ans de prison et cinq ans d’interdiction de séjour. Six condamnations pour infraction à l’interdiction de séjour, passé à la reléga­tion. Or, il n’y a pas, dans ce cas, de nouveaux « glissements de moralité », tout découlant de l’infraction première. Sur le plan de la qualité morale, ce récidiviste est bel et bien un vrai primaire.

Page 186, en lisant votre ironique remarque au sujet de l’envoi à Tatahouine de ce libéré de la prison modèle d’OErmingen, pour par­faire son amendement, j’avoue que, de prime abord, j’épousai votre opinion. Puis, à la ré­flexion, je dus admettre que la décision de l’Etat était défendable. Mieux, je dirai la seule logique. En effet, la caserne n’est-elle pas la meilleure école pour compléter le dressage de la prison modèle. Dans ce cas, l’Etat fait preuve de réalisme. Apres le dressage par le travail force, la défense de ses privilèges par les armes. Tatahouine rejoint ainsi OErmin­gen. Et de ce circuit va éclore un parfait citoyen !

Au début de votre ouvrage, vous publiez un fragment de lettre qu’un de vos amis vous a adressée :  page 9: «Ton enquête m’inquiète. Le loup ne se fait pas si facilement ermite mais tu as bien vite pris le ton de la maison. Ta conclusion d’hier vendredi, saluant avec émotion l’humanité de certains gardiens m’a semblé inquiétante. Il me semble qu’il est jus­tement des vocations (tu as dit le mot) qui sont une bonne fois aberrantes, inhumaines et seulement dignes de mépris.» Et de riposter par : « Cette lettre me paraît très sotte.» Sotte ? Je ne crois pas. Ce lecteur a raison dans l’absolu. Mais un reportage, pour être objectif, humain, ne peut être conçu que dans le relatif. On ne peut pas qualifier d’Olivier le Daim des geôliers qui se comportent en Saint Vincent de Paul. Les mépriser parce que rouages d’Etat ? A ce compte, il faudrait peut être en arriver à mépriser l’inoffensif facteur, l’instituteur, l’infirmier. Nous ne vivons pas dans l’empyrée mais sur une terre ingrate et c’est pourquoi j’admets votre opinion sur ces bons mercenaires, même si, pour quelques-uns, la bonté est étayée par des miradors pourvus de mitrailleuses. Mais je fais mienne aussi l’opinion du « lecteur à la sotte lettre » en ce qui concerne les tortionnaires dont la pratique courante est de frapper, d’estropier, de faire périr par le froid, les détenus dont ils ont la garde. Et c’est le plus grand nombre, la forte majorité. C’est ce qu’il ne faut quand même pas trop oublier !

En note de la page 44, vous traduisez du langage truand cette locution: « N’affranchis­sez jamais une cave » (Ne vous confiez jamais à un honnête homme). Ainsi « cave» (2 : Au service de l’Identité Judiciaire l’album où figurent les malfaiteurs recherchés ou en puissance de méfaits, se nomme l’Album D. K. V. Humour policier ou hasard lexicologique ? En fait, les caves ce sont bien en réalité ceux qui sont en taule) si­gnifie honnête homme. Honnête homme, cette expression évoque en moi une foule de souve­nirs. J’ai souvent très communément entendu prononcer le terme, soit qu’on l’applique à soi-même, soit qu’il s’adresse à autrui. Et ce gal­vaudage de termes ressuscite en moi un autre souvenir vieux de plus de soixante ans. Dans le golfe de Saint-Vincent, à Adélaïde (Austra­lie), le commandant demanda au pilote, au moment où le navire doublait l’île des Kan­gourous: « Dites donc, pilote, y a-t-il encore des kangourous sur l’île ? » – «Yes, plainty, mais ils sont très rares. » Cette réponse ambiguë me fait faire un rapprochement significa­tif … Kangourou : l’honnête homme. En d’autres termes, en serait-il de l’honnête homme comme du kangourou : l’honnête homme, c’est-à-dire l’homme n’ayant jamais commis une infraction relevant du code pénal ? Essayer de répondre à cette question, c’est aborder le problème pénitentiaire sous son vrai visage. Et en pro­fondeur.

Toutes les lois pénales, toutes les ordonnances, tous les décrets, tous les règlements d’administration publique sont conçus, rédigés, ap­pliqués en fonction de ce postulat : la criminalité est l’exception, l’honnêteté la règle. La criminalité, la délinquance sont représentées par quelques dizaines de milliers de criminels-­nés contre 40 millions de purs. Un très petit point de ténèbres dans un infini de lumière ! Vu sous l’optique de la moralité, c’est hélas ! le plus grand, le plus éhonté des mensonges. Nous sommes tous des délinquants en puis­sance. Et cette appréciation ne comporte aucun sens péjoratif. Ce n’est pas un jugement mais une simple constatation. La criminalité, la dé­linquance sont la règle et la parfaite honnêteté, une très rare exception. En fait, il ne peut pas en être autrement. Cela découle de la structure sociale. Dans une société comme la notre, axée sur le vol, et dont le profit, le gain, la soif de richesses et du pouvoir, de même que l’insécurité du simple besoin, sont le moteur, il est fatal que la fraude, le vol, le crime soient à l’honneur !

Avez-vous fait, quelquefois, cher camarade, la pèche au mulet? C’est très amusant, toute l’astuce du poisson ressemble à celle que l’hom­me emploie dans la mêlée sociale. On amorce avec un pastis fait de mie de pain et de morue. On piège, puis on attend la touche. Mais la touche ne se manifeste que rarement. Impa­tient, on lève la ligne et l’on s’aperçoit alors que l’appât a disparu. Volatilisé. Mystère ? Que non. Le mulet, au lieu de foncer horizontale­ment sur l’hameçon, y va, du dessous, et suçant menues bouchées par menues bouchées, dé­piaute artistement l’hameçon et disparaît pour digérer. Ca, c’est la manière de « l’honnête homme légal ». Parfois un mulet impatient, mal éduqué ou un peu fada, fonce sur l’appât horizontalement et se trouve pincé. Ca, c’est la manière du délinquant. Ce qui, en termes plus clairs, revient a dire que le criminel, le délin­quant est un honnête homme qui n’a pas réussi. En inversant la proposition, on a la définition de l’honnête homme. Pas vu : pas pris. Pas vu: honnête. Pris: criminel. Mais ce criminel, un millième de seconde avant son arrestation, était un honnête homme. C’est la découverte de sa maladresse qui a changé son « étiquette de moralité ».

C’est cependant toujours le même homme !

Votre critique sur la qualité du travail dans les prisons de France est très pertinente, vos suggestions sont saines, raisonnables. Mais ce sont là des visions d’avenir pouvant s’adapter à une société propre, à peu près propre. Aussi bien ne présentent-elles dans notre monde pourri qu’un non-sens, une gageure de dérai­son. Je m’explique. Donner le goût du travail aux détenus ? Bon. Leur apprendre ainsi un métier afin que, de retour dans le circuit, ils puissent s’y défendre, y vivre comme y vivent les classes laborieuses. Parfait. Mais vous avez également écrit : « II y a les imbéciles, il y a aussi les intelligents.» Talleyrand avait dit déjà: « II y ales tondeurs, il y a les ton­dus.» En sorte que, en gros, vous entendez, dans l’état actuel des choses, que redressement et amendement consistent à transformer tondeur en tondu. Ne vaudrait-il pas mieux, pour éviter les déceptions, inculquer aux « capturés» d’au­tres professions que celles que vous indiquez ; au diable la truelle, le marteau, l’alène, l’ai­guille, la lime. Donnez des leçons d’agiotage sur l’art de déplacer les capitaux sans l’aide de pince-monseigneur ; des leçons de politique sur l’art de mentir aux fadas avec profit de sinécures. Bref, des leçons de choses prati­ques, honnêtes, légales, leur assurant une exis­tence heureuse et républicaine. Croyez-vous que les récidivistes résisteraient à une telle éducation ? C’est à essayer !

Un Anglais célèbre a écrit: «Le régime pénitentiaire d’une nation reflète son degré de civilisation. » On ne saurait mieux dire. Et ainsi envisagées, les pratiques pénitentiaires françaises correspondent plutôt à une bonne vieille barbarie qu’à une civilisation. Certes, il est vrai que depuis l’époque dite de la libération, ces pratiques ont été légèrement adoucies. La nourriture est meilleure, un peu plus substantielle, l’usage du tabac encore que rationné est autorisé. La règle du silence ab­solu est en quelque sorte abrogée. Un centre d’orientation plus spectaculaire qu’efficace a été créé ; quelques rares maisons ont été spé­cialement affectées à « l’amendement », au dressage, afin de pouvoir, si possible, reclasser le sujet dans le circuit civique. Mais, dans l’ensemble du régime, c’est toujours la vieille règle d’expiation et de châtiment qui subsiste. On frappe, on assomme, on tue par le froid. La maxime de Gabriel Tarde : « Faire souffrir sans faire mourir ou faire mourir sans faire souffrir est toujours celle qu’illustrent les pra­tiques pénitentiaires en France, en l’an 1954.

Vous semblez croire, pour le moins espérer, que ces vieilles pratiques sont sur le point d’expirer. Le vent, dites-vous, est à la réforme. La réforme, c’est-à-dire en substance l’idée-clé de l’individualisation de la peine dont le professeur L. Saleilles fut le promoteur vers la fin du XIXe siècle et qui est reprise aujour­d’hui par les professeurs Lainiel-Lavistine et Stonciu.

Or, depuis plus de deux lustres, ces prati­ques pénitentiaires sont en usage dans beau­coup de prisons américaines. II y a quelque temps, j’ai reçu la visite de deux convicts ayant séjourné dans ces maisons. Ce qu’ils m’ont relaté est tellement en opposition avec les pratiques pénitentiaires françaises que je croyais entendre la narration d’un conte de fées. Et, cependant, cela n’est pas un conte. Je ne puis, faute de place, en faire ici l’exposé. Qu’il me suffise de dire que la peine est strictement privative de liberté. Pas de brimades. Cachot, mise aux fers, camisole de force, pain sec en sont bannis. Pas de mesure éliminatoire. Le sujet est traité sans mépris, sans rancune. L’ambiance est plutôt celle d’une clinique que celle d’une prison. On s’efforce d’amender, on ne réprime pas. Le personnel est très spécia­lisé : psychologue, sociologue, psychiatre, psychanalyste.

De même qu’une voiture accidentée sur la route est conduite au garage, chez le mécani­cien pour qu’il en fasse la réparation, de mê­me on conduit en prison un délinquant pour « épurer » ses mauvaises tendances. De même qu’une voiture ne peut sortir du garage avant d’être réparée, de même le délinquant n’est remis dans « le circuit » que lorsqu’on estime qu’il est amendé, réparé. C’est l’idée-maîtresse du système : aux Etats-Unis, on possède quel­ques « visions d’avenir » en la matière. En France, sur ce terrain comme sur tant d’autres, on ne rumine que sur le passé.

En confrontant ces deux systèmes, le français et l’américain, loin de moi la pensée de m’élever contre l’un pour applaudir à l’autre. Je constate sans plus. L’oiseau n’aime pas la cage quels que soient les aménagements et le        confort qu’on puisse y apporter.

Au surplus, indépendamment de l’humanité du système, la régénération du condamné pourrait être une chose durable et magnifique si ce dernier n’était inévitablement replongé dans une société corrompue qui fabrique constamment des criminels. .

Dans le « Mercure de France » du 1er jan­vier 1925, on peut lire sous la plume de Me Maurice Garçon (dont le père, professeur de droit pénal, rédigea, avec son confrère Léveillé, le règlement du bagne, le postulat que voici : « Le principe qui doit dominer est celui de l’élimination pour toujours afin que les honnêtes gens puissent vivre en paix. » Ce principe correspond aussi en France à celui de l’opinion pu­blique. Il suffit pour s’en convaincre de lire, pa­ges 251, 256, 267 à 272, les réactions de quel­ques-uns de vos lecteurs. Elles résument bien celles de la majorité de l’opinion. Les honnêtes gens, les « vernis », ceux qui ont eu la chance ou l’habileté d’esquiver adroitement l’hameçon, de le dépiauter de l’appât sans y mordre, n’admettront jamais qu’une générosité clairvoyante inspire un régime pénitentiaire dans le genre du système américain.

Envisagée sous l’angle d’une humanisation relative, cette réforme serait évidemment sou­haitable. Les prisonniers échappant aux brima­des, aux abus de pouvoir dont ils sont victimes, ce serait déjà un progrès. Mais le problème n’en resterait pas moins entier.

Vu de plus haut, c’est la structure sociale tout entière qu’il faudrait changer. Quand des chaussures trop étroites provoquent des cors aux pieds, il est tout indiqué de faire appel au pédicure. Si ça ne guérit pas, ça soulage. Mais des chaussures mieux adaptées à la pointure des pieds peuvent supprimer cors et frais de pédicure. Une société mieux adaptée aux be­soins de l’humain pourrait également suppri­mer bien des maux.

Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des choses, j’estime que la vindicte exercée dans les établissements pénitentiaires constitue une des plus grandes abominations de l’époque et je crie : A bas les prisons, toutes les prisons!

Alexandre JACOB,

ex-professeur de droit criminel à la Faculté des îles du Salut.

 

Lettre d’Alexandre Jacob à Pierre Valentin Berthier

12 octobre 1953

(…) André, à qui j’avais adressé le manuscrit de la lettre ouverte à Georges Arnaud pour son Prison 53, me l’a retourné. Le genre picaresque, truand, ne lui convient pas, il préfèrerait du Vaugelas. Comme je l’ai écrit pour me distraire, que je ne fais rien quand je peux l’éviter sur commande, je le mets au rencard et n’en parlons plus. (…)

 

Lettres d’Alexandre Jacob à Josette Passas

Mercredi 23 septembre 1953

Mahé m’a écrit en me promettant de s’occuper de la lettre à Girard alias Arnaud. Il le connaît, j’attends sa réponse. Genre picaresque, truand, truculent. Je vous l’adresserai après publication. Dans Combat certainement.

Vendredi 6 novembre 1953

Robert m’a demandé à temps la lettre à Arnaud. Je n’en suis pas satisfait. J’ai relu Prison 53 et c’est une toute autre analyse critique qu’il convient de traiter ce livre qui est unique en matière de science pénitentiaire. J’envoie donc la copie à Robert. Il me dira son opinion sans ménagement comme il convient. J’y joins une lettre adressée au ministère des colonies en 1920. C’est un genre qui ne me plait pas, il me faut de la bagarre. Mais, vu le cas, je ne pouvais pas suivre mon penchant.

Mardi 17 novembre 1953

J’ai enfin reçu la réponse de Mahé, il se dérobe en évoquant un cas de conscience. Heureusement que Berthier, qui ignore mon dessein, m’a trouvé et envoyé ce bouquin. Mahé m’a adressé son dernier livre, ce reportage sur les auberges de jeunesse. Je vous le passerai. La lettre d’Arnaud foutez-la au feu. Si j’ai le temps je la referai d’une tout autre facture.

Dimanche 31 janvier 1954

Je viens de finir la lettre au proc que je te pris de me taper. Je la lui enverrai tapée car elle est trop pénible à lire. Il n’y a que toi qui me lis presque couramment. André m’avait proposé une autre dactylo de ses amies. Mais j’ai préféré te l’adresser à toi parce que tu me l’as offert. J’ai craint que tu n’aies pas été contente si j’avais envoyé le texte à André. Fais pour le mieux ma chérie. (…) Par la suite, je t’adresserai la réponse du proc qui me sera communiquée par la gendarmerie. De fait, il n’y a rien de délictueux. J’ai fait en sorte de l’éviter. Et si ça vaut la peine, je ferai du tout un papier pour Lecoin. Il ne m’a pas encore répondu pour la lettre ouverte à G.Arnaud. Je présume qu’il en a adressé le texte à Arnaud, ce qui est honnête et manière d’accrocher un collaborateur.

Dimanche 23 mai 1954

Figure-toi que l’institutrice qui fait le cours moyen à Reuilly est abonnée à Défense de l’Homme. Elle fait lire la lettre à Arnaud dans le bled. Ce qui me vaut des questions que j’élude pour la plupart.

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