Le procureur de SA République


extrait du livret de pécule de Jacob à Fresnes en 1927Le procureur de SA République est le texte écrit par Alexandre Jacob qui nous a permis de faire le rapprochement avec le fagot Barrabas. Celui-là apparaît également dans La vie des forçats d’Eugène Dieudonné, ami de Jacob. Le billet de l’Administration Pénitentiaire guyanaise, reçu par le prisonnier Jacob à Fresnes en 1927, prouve alors que Barrabas n’est autre que Jacob lui-même. Par la truculence du style, ce dernier arrange certainement son récit. Néanmoins, il fournit des noms, indique des dates et des lieux qui montrent la maîtrise de son sujet et qui autorisent l’authentification des faits narrés. La nouvelle qui suit met en scène la débrouille de Barrabas, dont les revenus sont précieusement et secrètement gardés dans le plan, cette espèce de tube que le bagnard introduit dans son anus. Dans le jargon du bagne, la débrouille est une petite camelote. Les deux termes désignent toutes activités rémunératrices, illicites et contraires aux règlements, permettant aux détenus de se procurer alimentation, argent et matériel. Les agents de l’A.P. participent activement à ces trafics en tout genre, arrondissant au passage leurs fins de mois. Rares sont les anarchistes qui pratiquent alors le vol de leurs camarades d’infortune ou qui, à l’image de Marius Metge, mais l’exception confirme la règle, louvoient auprès des gaffes afin d’obtenir un poste d’auxiliaire de surveillance. Eugène Dieudonné, par exemple, profite de son état d’artisan menuisier pour fabriquer de menus objets qui s’écoulent facilement auprès des surveillants. La camelote de Jacob-Barrabas est en parfaite communion avec le principe d’opposition à l’institution pénitentiaire. Jacob fait chanter ses geôliers. Et, ici, il n’hésite pas à leur infliger un cours pratique de morale libertaire en devenant le procureur de SA République. Ne déclarait-il pas d’ailleurs à Jean Maitron, bien des années plus tard, dans les Souvenirs rassis d’un demi siècle : « J’ai cessé cette lutte du fait de mon arrestation mais je l’ai reprise au bagne sous une autre forme et par d’autres moyens ».

 

schéma d\'un plan par le bagnard Clemens1906-1925. Barrabas. Un type. Pas mercanti, pas de débrouille habituelle en milieu pénal et toujours de l’argent en plan. Voici comment.

Assez souvent des condamnés détenus aux îles ont recours à des agents pour recevoir de l’argent de leurs amis ou de leur famille, et, moyennant une commission de 25%. Quelques-uns, corrects, s’acquittent honnêtement de leur mission. D’autres, fripons, gardent tout en prétextant n’avoir rien reçu. En ce dernier cas, le forçat lésé va trouver Barrabas et lui demander conseil.

Celui-ci lui dit « Fais le mort. N’ébruite pas la chose. Suis mes conseils. Va retrouver le surveillant et dis-lui que, puisque la personne à qui tu t’es adressé n’a rien envoyé, tu vas lui remettre une lettre pour une autre personne qui, elle, sûrement, enverra les fonds demandés ». L’agent, voyant qu’il a affaire à une victime accommodante se réjouit de l’aubaine et se propose de l’escroquer une deuxième fois. Cependant Barrabas a pris ses mesures. Par une [voie] illicite – on appelle cela une porte – il fait partir une autre lettre, écrite par le forçat lésé, dans laquelle il est recommandé de ne rien envoyer mais tout simplement un morceau de journal clos dans une enveloppe à l’adresse de l’agent. Cela suffit.

Une huitaine de jours avant l’arrivée du courrier qui doit rapporter la réponse, c’est-à-dire la somme demandée, Barrabas s’arrange pour rencontrer l’agent sur le plateau de l’île Royale lieu des mieux situés pour être vu par plusieurs yeux mais entendu d’aucune oreille et lui dit « il y a trois mois environ, vous avez escroqué 500 ou 1000 ou 2000 francs à untel. Si dans quatre jours vous ne m’avez pas restitué la somme soustraite, avec, en plus 300 francs pour mes frais de justice, je vous dénonce au procureur général. Or, vous n’ignorez pas que le courrier qui a quitté hier la Martinique contient une lettre à votre adresse avec de l’argent dedans destiné à untel. Vous savez ce qui vous attend ». La preuve marche à une vitesse de 10 nœuds à l’heure. Décidez ».

Et Barrabas s’esquive, laissant l’agent en pleine émotion. Dans le courant de la journée, l’agent, qui n’a pas manqué de s’en ouvrir à sa femme, s’il est marié, ou à un collègue, s’il est célibataire, essaie mille moyens pour amadouer Barrabas. Il lui offre un acompte, lui expose qu’il est fort gêné et ceci et cela. Mais Barrabas ne fait pas de sentiment. Fort de son moyen, il exige le paiement intégral et les frais de sa justice. Quelques fois, quand l’agent est marié, le couple s’entend pour liquider l’affaire d’une façon élégante. C’est ainsi que la femme l’envoie chercher, par son garçon de famille, sous un prétexte quelconque, afin qu’il se rende à son domicile. Mais Barrabas qui connaît l’histoire de Sanson et Dalila ne marche pas. Il traite son affaire en plein air, sur le plateau et non à domicile où une balle de revolver lui est destinée. Alors, de guerre lasse, l’agent, voyant sa cause perdue, étant certain de la radiation, s’exécute. S’il n’a pas la somme demandée, des collègues, par esprit de corps, la lui complètent.

Alors Barrabas remet intégralement au forçat lésé la somme qui lui avait été escroquée et garde pour lui ses frais de justice, de sa justice.

Là ne se bornait pas ses moyens. Sa judicature s’étendait à toutes les infractions commises par les agents et les fonctionnaires. Or, comme, l’A.P. n’est, en somme, qu’un vaste association de malfaiteurs, son labeur eut été épuisant ; toutefois, comme il ne poursuivait que les agents les plus barbares, fermant l’œil sur la camelote de ceux qui s’interdisaient toute cruauté envers les condamnés ses jugements ne furent pas considérables

Toutefois, celui qu’il rendit en 1917, dans une affaire que tout le bagne connaît, mérite d’être contée par le menu.

En 1917, Barrabas était gardien de cage à l’île Royale. Un jour que les vidangeurs portaient dans la [fosse] commune du premier peloton de l’eau vaseuse et non potable, Barrabas alla s’en plaindre au surveillant de semaine Ceccaldi, qui, de bonne grâce, ayant constaté que la plainte était fondée, ordonna aux vidangeurs de ne plus puiser d’eau dans la citerne du camp. Mais I’ agent Ceccaldi quitta son poste trois jours plus tard et fut remplacé par l’agent Fargiès.

Pour éviter un surcroît d’effort, les vidangeurs reprirent alors I’ eau à la citerne du camp. Derechef, Barrabas se plaignit au surveillant de semaine Fargies. Mais celui-ci lui repondit : « C’est assez bon pour des forçats. » Barrabas se plaignit alors au directeur de l’administration pénitentiaire. Ce dernier renvoya la pétition au chef du pénitencier des îles, M. Chaix, à fin d’enquête. Fâché que le pétitionnaire ne se soit pas adressé à lui, le chef de pénitencier chargea le chef de centre Matrassi, avec des instructions appropriées aux fins qu’il se proposait, de faire une enquête. Le chef du centre trouva sans peine quatre condamnés qui témoignèrent que la citerne avait été désinfectée il y avait un mois à peine et que, partant, l’eau était très potable.

Fort de ces témoignages, M. Chaix adressa un rapport au directeur en traitant Barrabas de menteur, de calomniateur. Et le directeur ordonna sa comparution devant la commission disciplinaire. On devine ce qu’il advint. M. Chaix, qui présidait la commission disciplinaire dit à Barrabas : « Vous avez faussement accusé les autorités du pénitencier de manquer d’hygiène envers la population pénale. Vous en avez menti. Et ce ne sont pas des agents qui disent ça, mais quatre de vos codétenus. Et puis, ajouta-t-il, avec moi vous n’aurez jamais raison. C’est le pot de fer contre le pot de terre ».

Et Barrabas fut puni de trente jours de cellule.

II ne souffla mot, mais se promit une belle revanche. Sa punition purgée, il se mit à l’oeuvre. Il en était à préparer ses batteries lorsque le hasard le servit à souhait. Un nomme Chaons, employé comme écrivain à la comptabilité du magasin du matériel, lui avait confié, quelques jours avant, une lettre à garder que, négligemment, il avait remisée dans une musette. Fouillant dans icelle pour y retrouver un impedimenta, il trouve cette lettre et la lit. Quelle aubaine.

Cette missive émanait d’un sieur Rose Maza, alors en fonction a Saint-Laurent, lequel demandait, en substance, à son collègue des îles, M. Piéret, d’opérer un cadrage dans la comptabilité du matériel afin de masquer certaines irrégularités. En lisant I’ épître, Barrabas buvait du petit lait vanillé et sucré. A moi le pot de fer!, pensa-t-il. Et, sans plus tarder, il mijota sa procédure.

Le soir même, son codétenu Chaons vint lui demander la lettre qu’il lui avait confiée. Bar­rabas lui répondit que, par hasard, et c’était exact, il s’était permis l’incorrection de la lire que cette lecture lui avait paru tellement intéressante qu’il ne pouvait plus la lui restituer. Chaons en fut très fâché. II expliqua alors à Barrabas, manière de l’attendrir, que son patron M. Piéret, avait été très bon pour lui et qu’il serait infiniment peiné de ne pas lui rendre cette lettre, qu’il avait lui-même dérobée, dit-il, dans un moment de cafard.

Barrabas lui répliqua que, lui, Chaons, était un cochon d’avoir agi ainsi à l’endroit de per­sonnes qui lui avaient fait du bien, mais que, lui, Barrabas, n’avait pas à entrer dans de telles considérations sentimentales. «Pour moi, lui dit-il, ce sont des ennemis avec lesquels je suis en guerre, et, à la guerre, on ne fait pas de sentiments. » En avait-on fait avec lui en lui infligeant injustement trente jours de cellule! Aussi bien Chaons dut-il avouer à son patron que Barrabas lui avait dérobé la missive en question et qu’il ne voulait plus la restituer.

Ces messieurs en furent consternés. Ils consultèrent M. Chaix, qui leur conseilla de tâcher de composer avec Barrabas. Ce qu’ils firent. Le lendemain, ils dépêchèrent un nommé François, un Martiniquais qui exerçait l’emploi de coiffeur, auprès de Barrabas afin de sonder ses intentions. Barrabas répondit qu’il ne traiterait que de puissance à puissance, sans intermédiaire. C’est ainsi qu’il fut appelé, un matin, dans le vieux magasin du matériel, voisin de la cambuse, où l’attendaient MM. Cimper, sous-agent comptable, et Piéret, magasinier. M. Chaix., par discrétion, s’était retiré.

Garde Chiourme, Jean NormandLes pots de terre reçurent très courtoisement le pot de fer. Ils lui exposèrent que leur démar­che était uniquement inspirée par leur esprit de corps dans le dessein d’obliger un collègue maladroit, ce qui, à vrai dire, était exact. Ils louèrent Barrabas de son caractère, insistèrent sur le fait que, en fonction hors cadre de leur corps, ils n’appartenaient pas à l’administration, et que, dès lors, Barrabas serait mal fondé à user de représailles à leur endroit.

Barrabas leur répliqua: « Vous parlez bien, mais trop. Lorsque M. Chaix, votre ami, votre collègue Chaix m’a infligé trente jours de cellule, qu’ai-je dit ? Rien, pas un mot. J’ai encaissé. Faites de même. Je ne suis pas venu vous voir pour m’entendre tresser des couronnes, mais pour traiter affaires. L’affaire, vous la connaissez. Je suis en possession d’un document qui est très gênant, sinon pour vous, du moins pour un de vos collègues. Je le tiens à votre disposition moyennant le paiement de 600 francs de frais de justice. Vous voyez que je suis bon prince, car, à trois mois de suspension de solde (et c’est la moindre sanction que vous infligerait la République, cela ferait près de 2500 francs. C’est de la justice à bon marche ».

M. Cimper lui répondit: « Je n’ai pas cette somme; je n’ai que 300 francs de disponibles. Tout ce que je puis faire, c’est de vous remettre, contre la remise du document, 200 francs en or et 100 francs en billets de la Guyane. Quant aux autres 300 francs, je vais informer M. Maza de notre démarche et, s’il me les envoie, je m’engage d’honneur à vous les remettre.»

En préparatif d’évasion, Barrabas, préférant tenir un moineau que de courir après une autruche, accepta. Donc, le lendemain matin, après avoir glissé le document dans un petit cof­fret de bois des îles que Dieudonné avait confectionné, Barrabas dit à ces messieurs: « Je ne voudrais pas que vous me prissiez pour une manière de maître chanteur. Ce coffret en bois pré­cieux, confectionné par une des notabilités du bagne, vaut à lui seul la somme que vous me remettez. Quant au document, généreux, je vous le donne gratis, par-dessus le marché ».

Alors M. Cimper se permit timidement de lui demander: «Mais quel diable d’homme êtes-vous donc ?» «Ce que je suis ? répliqua Barrabas, je suis le procureur de ma République !», et, allègre, il réintégra le camp en sifflotant l’air de la chanson que Dranem créa, il y a vingt-huit ans, à l’Eldorado: Ah! Les poires, les belles poires…

Cette histoire vraie, exactement exacte, ne se termine point là. La suite en est plus fantastique encore. Qu’on en juge.

Comme bien l’on pense, cette affaire fit du bruit parmi la gent pénale et surveillante. Encore que traitée à huis clos, nombreux furent les forçats qui, sans connaître exactement le marché, en apprirent le fond par Chaons, qui ne sut pas être discret. Aussi bien l’un d’eux, un nommé Vaissière, homme jaloux et brouillon, voulut s’en mêler en le dénonçant au procureur général.

Toutefois, il tâcha, au préalable, de s’assurer le témoignage de Barrabas. Celui-ci ne marcha pas. Et pour cause: « D’une part, lui objectait-il, je me suis engagé d’honneur à ne rien divulguer. Et je suis de ces hommes qui tiennent leur parole. De l’autre, en reconnaissant le fait, je m’expose aux rigueurs de l’article 405 du code pénal. Or, pour te faire plaisir, je ne vais pas de gaieté de coeur m’appuyer cinq piges à Saint-Joseph. Et enfin, comme je ne vois pas l’intérêt que tu as à mettre ton nez dans cette affaire, je te prie de me ficher la paix ».

Vexé, Vaissière porta plainte auprès du chef du service judiciaire de la colonie qui, neuf jours après, vint en personne enquêter aux îles du Salut. Appelé, Barrabas témoigna ainsi. Il est exact que, à la date indiquée, je me suis rendu auprès de M. Cimper pour lui remettre un coffret confectionné par mon codétenu Dieudonné. Je le lui ai vendu 10 francs. Je crois que ce coffret était destiné au chef mécanicien du croiseur Friand, alors au mouillage aux îles. Là se bornent les faits ». Bien qu’au courant de la vérité des faits dénoncés par Vaissière, le procureur général n’insiste pas, trop heureux de recueillir un témoignage qui lui permettait de conclure à une dénonciation calomnieuse. Et judiciairement l’affaire en resta là. Vaissière s’en tira avec trente jours de cachot.

Deux mois plus tard environ, Barrabas, qui était indisposé, confia son plan à Dieudomé. Et ce dernier, à l’issue d’une fouille opérée inopinément, se le fit confisquer par 1’agent Menoux. Dans ce plan, il y avait non seulement les frais de justice que Barrabas avait prélevés dans l’affaire Maza-Cimper~Pieret, mais encore d’autres sommes qu’il avait reçues de sa famille, soit au total une somme d’environ 690 francs. Interrogé, Dieudonné déclara que l’argent appartenait à Barrabas. Et, un mois après, le directeur informait l’intéressé que cette somme était versée au domaine.

Six mois après, Barrabas, préventivement détenu pour évasion, faisait partie d’une corvée à bord du vapeur Maroni. Un passager s’approcha de lui, et, discrètement, lui demanda : « Connaissez-vous M. Cimper?» Surpris, Barrabas répond: «Mais oui !» Alors le passager lui remet une enveloppe close, sans suscription, et se dérobe. Barrabas va à la poulaine, décachette l’enveloppe et y trouve trois billets de 100 francs de la Banque de la Guyane. C’était M. Maza, qui, fidèle à la parole donnée par M. Cimper, s’acquittait. II est bon de dire que, au moment considéré, le service d’inspection générale venait d’arriver dans la colonie.

Dix ans plus tard, Barrabas, par un concours de circonstances trop longues à énumérer, se trouve à la prison de Fresnes les Rungis. Un jour, il voit sur son livret de pécule l’inscription d’une somme de 599,08 francs. Ne sachant d’où lui tombait cette aubaine, il se renseigna auprès du greffe, qui lui répondit que le trésorier de la Transportation avait envoyé a son adresse un chèque de 599,08 francs. C’était la somme, déduite des frais d’envoi, qui avait été saisie sur Dieudonné en 1917.

Bien que satisfait, Barrabas ne le fut qu’a demi. C’est ainsi que, illico, il déposa une plainte contre le greffier-notaire-trésorier de la Transportation : en se basant sur le détournement à son préjudice du change résultant entre la valeur franc-or qui avait été saisie sur Dieudonné et la valeur franc-papier, il convenait de savoir où étaient passées les pièces d’or.

Le ministre des Colonies, à qui fut adressée la pétition en août 1927, ne répondit jamais. . .

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