Le juge Hatté instruit l’affaire d’Abbeville


l\'oeil de la police L’arrestation d’Alexandre Jacob et de Léon Pélissard, le 23 avril 1903, marque le début de l’instruction menée contre la «bande sinistre ». Le commissaire Girault, en poste à Abbeville, rend régulièrement compte au préfet de la Somme et au directeur de la Sûreté générale de l’avancement de l’instruction judiciaire menée au sujet « des cambrioleurs Jacob et autres ». Le 4 juin 1903, il estime qu’elle « donne lieu à des découvertes intéressantes au point de vue de la sûreté générale ». Quatorze jours plus tard, « l’instruction suit son cours normal ». Mais, face à l’ampleur de l’organisation mise à jour, le commissaire ne prévoit la fin des recherches entreprises par le juge Hatté que vers la fin de l’été 1904. Le 1er novembre 1903, ce dernier écrit au procureur général d’Amiens pour faire état de l’avancement de ses investigations :

 

Abbeville 1er novembre 1903

Le juge d’instruction d’Abbeville

A M. le Procureur Général à Amiens

J’ai l’honneur de vous adresser le rapport que vous avez bien voulu me demander sur l’affaire Jacob et autres.

Ce rapport sera forcément très sommaire en raison du détail considérable d’une instruction dont les proportions sont évidemment peu communes.

Archives de la préfecture de police de Paris, EA/89C’est le 22 avril dernier qu’a eu lieu l’arrestation de Jacob et de Pélissard et quelques jours après celle de Bour. Tout d’abord j’ai du rechercher lequel de ces trois individus avait tué l’agent Pruvost et lequel avait blessé le brigadier Auquier, ce qui a été particulièrement difficile à cause de la similitude de calibre des revolvers, de l’insuffisance et des contradictions des témoignages et, plus encore, des affirmations catégoriques et reconnues depuis inexactes du principal témoin et ce à quoi je ne suis d’ailleurs parvenu que grâce à une observation personnelle faite sur les armes.

Jacob et Pélissard (ainsi que la fille Roux dont je parlerai plus loin) refusaient de faire connaître leur état civil. Il a fallu non seulement rechercher leur identité  mais leur passé : Jacob, en particulier, avait vécu pendant plusieurs années dans diverses villes du Midi et à Paris sous des noms d’emprunt. Il était évident que c’était un professionnel du vol. Je me suis donc fait communiquer et ai du examiner environ deux cents dossiers d’instruction pour vols qualifiés ou assassinats commis dans toute la France depuis plusieurs années par des individus restés inconnus afin de rechercher si Jacob et ses co-inculpés n’en seraient pas les auteurs. Cette recherche a nécessité un échange de correspondance considérable, l’envoi de demandes de renseignements de toute nature, de commissions rogatoires, de pièces à convictions nombreuses. Finalement et à l’heure actuelle, Jacob a reconnu avoir commis environ 120 cambriolages, dont beaucoup sont très importants, dont quelques-uns uns même ont été suivis d’incendie mais pour lesquels il s’est toujours refusé catégoriquement à me révéler ses complices. Tous ces faits ont donné lieu bien naturellement à autant d’instructions distinctes dans lesquelles je me suis attaché à vérifier les allégations de Jacob et à déterminer si possible ses complices à un titre quelconque. J’en ai retrouvé plusieurs déjà condamnés par d’autres cours d’assise pour vols qualifiés à Perpignan, Orléans, Toulouse, notamment les nommés Touzel, Royères et Baudy et qui, pour cette raison, ne seront pas compris dans la présente instruction ; d’autres ont déjà été arrêtés ; d’autres restent encore à retrouver et parmi eux trois malfaiteurs des plus dangereux, les nommés Clarenson, Bonnefoy et Ferré contre lesquels il y a un mandat d’arrêt et qui sont activement recherchés par la Sûreté de Paris.

Les complices de Jacob détenus sont :

1)                          Sa mère dont j’ai découvert dans un dossier de Toulon de 1899 une lettre par elle adressée à son fils dans un langage secret dont j’avais trouvé la clef ; cette lettre ne laisse aucun doute sur la culpabilité de cette femme.

2)                          La maîtresse de Jacob, la fille Roux qui, pas plus que la précédente, n’ignorait le genre de vie de son amant et en profitait et qui est, en outre, gravement compromise dans une négociation de titres volés à Paris en octobre 1901 chez M. Bourdin, rue Quincampoix, par Jacob et Bonnefoy.

3)                          Le nommé Ader, qui a été désigné par Bour au commencement de l’instruction comme l’un des auteurs de trois cambriolages commis en novembre 1902 à Beauvais et au château et à l’église de Brumetz (arrondissement de Château Thierry). Cet homme nie les faits qui lui sont reprochés et Bour, dont l’attitude s’est complètement modifiée au cours de l’information, sous l’influence de billets que Jacob a pu lui faire parvenir à la prison et où il lui recommandait de ne reconnaître personne, Bour a déclaré que ce n’était pas là l’individu qu’il avait désigné. Mais, outre que le signalement physique et moral qu’il avait donné s’applique absolument à celui-ci, une déclaration de la fille Roux à la maison d’arrêt montre en effet qu’il a travaillé deux ou trois fois avec Jacob. Cependant, c’est de tous les complices de ce dernier celui dont le rôle est le plus effacé.

4)                          La femme Ferré, femme de l’inculpé de ce nom en fuite, qui n’a pu être arrêtée que le 9 octobre, après avoir su déjouer pendant plusieurs mois, avec son mari, toutes les recherches et toutes les surveillances. Elle prétend ignorer les vols de son mari mais sa participation dans les crimes de celui-ci n’est pas non plus douteuse. Elle résulte en particuliers de télégrammes saisis dans plusieurs villes où la bande a opéré et dont l’envoi est de la veille des vols, télégrammes qui sont de sa main, qu’elle écrivait à l’avance pour son mari lorsque celui-ci (qui ne savait pas écrire) partait en éclaireur et qui servaient aux autres de signal de départ.

Depuis le commencement de l’instruction, je m’étais attaché à la découverte des receleurs d’objets d’or et d’argent. Depuis quelques temps j’avais recueilli des charges graves contre un nommé Brunus, fondeur en métaux précieux, rue Michel Le Comte 15 à Paris, et son employé Georges Apport demeurant à La Varenne Saint Hilaire. Ces individus, lorsqu’ils se sont sentis soupçonnés, ont brûlé leur principal livre qu’ils ont remplacé par un autre très incomplet et dont plusieurs mentions sont des plus suspectes. Ils ont été arrêtés dans le courant d’octobre. Actuellement je vérifie si l’importance des ventes d’or et d’argent faite par Brunus au Comptoir Lyon Allemand  et à la maison Pouzet (telles qu’elles résultent des relevés demandés à ces maisons) n’est pas supérieure, comme elle le paraît, à celle de ses achats de même matériel. Peut-être une expertise sur ce point sera-t-elle nécessaire ; elle serait, je le crains, assez longue et difficile, mais sa durée coïnciderait avec celle des recherches importantes qu’il me reste à faire et auxquelles j’arrive maintenant.

Je veux parler de l’arrestation, non seulement des trois inculpés dont les noms ont été cités plus haut, mais d’autres encore dont je m’occupe en ce moment  d’une façon toute spéciale et qui paraissent compromis sérieusement dans l’affaire. C’est d’abord un nommé Ferrand, en ce moment détenu à Laon, contre lequel je viens de recueillir il y a quinze jours seulement la preuve décisive de sa participation dans divers vols qualifiés de Jacob, spécialement à Abbeville, et contre lequel j’ai, en conséquence, décerné un mandat d’amener. C’est ensuite un nommé Dourboy, rédacteur au « Libertaire », un nommé Sautarel, un nommé Mugnier, un nommé Deschamps, un nommé Charles, plusieurs autres encore contre lesquels mon instruction avait révélé des indices ou charges soit de vols qualifiés ou de complicité, soit de fabrication et émission de fausses monnaies et dont quelques-uns uns viennent d’être dénoncés à mon collègue de Laon comme faisant partie de la bande Jacob par un détenu de  la maison d’arrêt de cette ville ayant reçu les confidences de Ferrand.

Je ne dois pas non plus oublier de citer les recherches actuellement en cours dans diverses villes de l’étranger ont été signalées des négociations de titres volés par Jacob, par des complices, encore inconnus, de celui-ci.

Tous les individus faisant partie de cette bande sont des malfaiteurs des plus dangereux puissamment outillés et armés quand ils partent pour leurs expéditions, se soutenant ensuite énergiquement et par tous les moyens lorsqu’il s’agit de déjouer les recherches de la justice. Ce sont, pour la plupart, des hommes aussi intelligents que résolus. Tous sont anarchistes.

Actuellement il est encore impossible d’apprécier la durée probable de l’affaire : l’instruction est évidemment très avancée ; on peut même la considérer comme à peu près terminée en ce qui concerne les individus arrêtés, à l’exception bien entendu des receleurs. Mais sa clôture définitive est subordonnée principalement aux enquêtes très importantes en voie d’exécution par M. le chef de la Sûreté à Paris et qui peuvent toujours, dans une affaire de cet-te nature, donnaient lieu à des découvertes nouvelles.

Le juge d’instruction Hatté

 

Source :  Archives Nationales, BB18 2261A, dossier 2069A 03

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