Le Visage du Bagne : chapitre 9 Dans la case


Dans la case, le forçat est chez lui : il y mange, il s’y repose, il y dort.

C’est là qu’il exécute ses travaux d’amateur, grâce auxquels il peut améliorer son sort. C’est là aussi qu’il se distrait. Dans la case, enfin, se déroulent les manifestations de sa vie intime.

Les surveillants y pénètrent rarement.

Il est dix heures ; les condamnés viennent de rentrer du travail et les hommes de soupe sont de retour de la cuisine apportant les plats, lesquels comportent chacun dix rationnaires.

Chacun a pris son pain, a posé sa gamelle autour du plat de viande et du seau à bouillon et la distribution se fait. Souvent, la viande n’est pas fameuse et le bouillon n’est que de l’eau chaude ; n’importe, on va y parer. Les commerçants sont affairés ; ils s’empressent de satisfaire leurs clients. Ragoûts, nouilles, fruits, épicerie, café, remplaceront avantageusement la ration administrative[1].

Après ce repas, les uns se livrent à la sieste, les autres au jeu ou à la lecture. Les industrieux se mettent à l’ouvrage. A deux heures, c’est la sortie pour le travail ; préalablement, l’appel est fait devant chaque case. A six heures du soir, c’est la rentrée. On sert les légumes et le bouillon, à moins que ce soit du riz – et alors le repas est vite servi.

Comme à dix heures, chacun se ravitaille chez les marchands, mais encore davantage. Quelques-uns font la cuisine dans les cabinets – vastes et tenus très propres. Après avoir mangé, on allume les lampes de fortune et chacun organise sa soirée, selon ses goûts et son tempérament[2]. Plus que le matin, le jeu se généralise ; il y a les joueurs de belotte, de poker, de piquet et le grand jeu de la « marseillaise ». Il y a aussi les pacifiques joueurs de dames et les silencieux joueurs d’échec. Ceux-là jouent pour se distraire, alors que les autres vont risquer leur argent. De temps à autre, le marchand de café et le marchand de thé sont interpellés pour servir des tournées. De temps à autre, aussi, un surveillant de garde vient jeter un regard débonnaire à travers la porte grillée. Les heures s’écoulent ; une à une les lampes s’éteignent et les hommes se couchent. À part les acharnés joueurs de la « marseillaise »,la case est plongée dans la pénombre et dans le sommeil.

Au matin, vers cinq heures et demie, le café sera servi avant que sonne la cloche du travail.

Les condamnés qui se livrent au commerce dans les cases, jouissent de la tolérance administrative – tolérance imposée par ce droit à la vie qu’exigent impérieusement ces hommes à qui l’Administration ne donne qu’une ration de famine, la plupart du temps immangeable, qui ne se préoccupe ni de ses besoins, ni de ses goûts.

Si le commerce des cases était l’objet d’une prohibition, ce serait à coup sûr la révolte.

Les commerçants se recrutent parmi les gardiens de cases, les vidangeurs et les porteurs d’eau – tous emplois qui n’exigent qu’un temps de travail restreint. Leurs occupations leur laissent assez de répit pour s’occuper de leur commerce.

Leur cuisine, le thé et le café, se préparent dans la cour ou entre les cases.

Aux Iles du Salut, ils se ravitaillent par l’intermédiaire des surveillants, auxquels ils remettent leurs commandes ; ils se procurent aussi beaucoup de choses sur les lieux mêmes – ainsi que nous le verrons d’autre part.

À Cayenne et à Saint-Laurent, ils se ravitaillent eux-mêmes, ayant accès au commerce local.

En dehors de l’énumération que j’en ai fait, il y a aussi les marchands de tabac, de nougats, de bonbons, de beignets. Il y a aussi la vente illicite de tafia. Comme on le voit, avec de l’argent on ne manque de rien. Et de l’argent tout le monde en a, plus ou moins. Les riches, ont soin de le dissimuler dans les « plans ».

Le « plan » est un tube d’aluminium, de forme ovoïde allongée, d’une longueur de six à huit centimètres et d’un diamètre variant de celui de la pièce de cinquante centimes, à celui de la pièce de deux francs. Il se compose de deux parties qui se vissent et assurent une parfaite étanchéité. Le « plan » est introduit par l’anus et va se loger dans les intestins. Pour l’en faire sortir, il ne s’agit que de se forcer – comme si on voulait aller à la selle.

Cet objet est bien connu des services d’espionnage, pour recéler les documents secrets.

Les lampes dont se servent les condamnés sont faites avec des boîtes à lait, un morceau de fer blanc roulé sert de bobéchon[3], un bout de chiffon tient lieu de mèche.

C’est le lampiste qui fournit le pétrole, dont il sait se réserver une bonne part, qu’il écoule moyennant finances.

C’est à la lueur de ces lampes, que les artisans du Bagne fabriquent une foule d’objets dont beaucoup sont de petites merveilles de goût, de patience et d’ingéniosité. Ils sont munis de tous les outils nécessaires, dont la plupart sont faits à l’atelier des travaux.

De leurs mains, sortent des coffrets de bois précieux en marqueterie[4], des mandolines, des guillotines en os, des cannes, des ronds-de-serviette ; toutes sortes de bateaux, des jouets, des tapis en aloès superbes, des cocos sculptés, des cornes de bœuf et des calebasses gravées, etc. Tous ces articles du bagne sont vendus aux surveillants et fonctionnaires à la veille de partir en congé, ou bien aux passagers ou aux équipages du courrier et des cargos.

Les canotiers sont les négociateurs et les grands bénéficiaires de ces ventes, aux Iles du Salut.

On leur remet ces objets en échange d’un prix convenu d’avance ; c’est à eux d’en tirer le plus possible – la marge constituant leur bénéfice. Par ainsi, ils gagnent souvent plus en une heure que les fabricants en plusieurs semaines.

N’oublions pas les tailleurs et les cordonniers, qui travaillent pour le compte des surveillants[5], ni ceux dont la spécialité est de confectionner des chapeaux de paille fantaisie.

Par ailleurs, il y a les ravaudeurs[6], les laveurs de linge, les aides-commerçants, les écrivains publics. On peut se rendre compte combien les forçats sont industrieux et habiles à se procurer des ressources licites[7]. Quant à celles qui relèvent de procédés peu scrupuleux, ainsi que d’autres qui se tirent de l’extérieur, nous en parlerons bientôt.

La « marseillaise » est un jeu d’origine chinoise, qui est en grande faveur au Bagne. Dans un retrait, au fond de la case, une grande couverture est étendue à même le sol ; les joueurs, assis à la turque, forment cercle autour du tapis, ayant derrière eux la galerie des parieurs.

Le banquier prend en mains le jeu de cinquante-deux cartes, le brasse et le passe au coupeur, qui est son voisin de droite. Celui-ci, brasse de nouveau les cartes, en tire une pour le banquier – qu’il retourne sur le tapis – et en garde une autre pour lui, qu’il passe de mains en mains aux parieurs, mais que le banquier ne doit pas voir. Le jeu est remis en place.

Cela étant, les paris s’engagent.

D’abord, le banquier couvre les mises dans la mesure où il a confiance à sa carte ; ensuite, les autres joueurs misent banquier ou coupeur – selon leur idée.

Supposons que la carte du banquier est un as et que celle du coupeur est un valet : si celui-ci sort avant l’as, lorsque les cartes défilent une par une sous les doigts du banquier, c’est ce dernier qui a gagné – et il conserve les cartes en mains. Si au contraire c’est l’as qui sort le premier, alors il a perdu et il passe les cartes à son voisin immédiat.

Naturellement, il y a une cagnotte. Chaque fois que le banquier gagne, le dixième de son gain tombe dans la boîte ; de même en est-il des parieurs-banquiers.

Souvent le jeu se poursuit jusqu’au matin, et le plus clair de l’argent qui a passé sur le tapis, va s’échouer dans la boîte de la cagnotte, que se partagent les teneurs de jeu.

Ces derniers, au nombre de trois ou quatre par case, se recrutent parmi les plus influents, les plus capables de se faire « respecter ». A tour de rôle, ils assurent la police du jeu, arbitrent les coups douteux et règlent les conflits qui peuvent survenir. Car ce jeu est fertile en tricheries, habilement dissimulées.

D’où, des disputes et des bagarres.

En général, les rixes sérieuses sont assez rares – alors que les discussions plus ou moins vives sont fréquentes.

De temps à autre un meurtre se commet, pour des questions de « mômes », de jeu ou de rivalité.

Et souvent leurs auteurs ne sont pas identifiés…


[1] Note de Roussenq : La plupart des condamnés forment des groupes de deux à six membres pour manger en commun ; chacun apporte une contribution compatible avec ses moyens et ses ressources. Ainsi se crée un esprit d’équipe solidaire, qui se manifeste en toutes occasions. Les isolés, forment une faible minorité. 

[2] Note de Roussenq : Dans presque toutes les cases, il y avait une bibliothèque payante, tenue par un condamné qui l’avait formée de droite et de gauche. L’Administration se distinguait également en cela, par sa carence.

[3] Bobéchon/bobèche : n.f. Disque adapté à un bougeoir pour arrêter les coulures de bougie fondue.

[4] Roussenq pense-t-il à Eugène Dieudonné, menuisier-ébéniste de son état ?

[5] Le 3 septembre 1913, Roussenq écrit au directeur de l’AP pour se plaindre du surveillant Salicetti et du porte-clés Gascoin qui organiseraient un trafic de cuir et de chaussures. ANOM H5259.

[6] Ravaudeur : Personne qui raccommode des vêtements.

[7] Le propos de Roussenq est confirmé par les souvenirs d’Eugène Dieudonné (op. cit., 1930, p.152-153) qui fait l’énumération des résultats d’une fouille orchestrée dans une case après l’assassinat du forçat Balestrat par le forçat Murati : « 60 quinquets, 50 litres vides, 10 poignards, 40 couteaux, 2 kilos de café moulu, 3 boites de graisse de un kilo, des pantalons civils, des peignoirs de dames, 50 boites de vaseline, des jeux de cartes, un canard prêt à cuire, des fausses clefs, un plan d’état-major et une voile latine retrouvée sur le toit » !

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