Mes tombeaux 36


Les Allobroges

7ème année, n° 1310,

jeudi 11 mars 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XXXV

L’Hôpital avec ses insuffisances reste le dernier refuge des parias de la société

Dans une autre circonstance, un homme fut tué d’un coup de mousqueton – Ces gens-là étant armés jusqu’aux dents. Comme au Bagne. Mais le Bagne n’était qu’un vulgaire pensionnat à côté de ça. Et l’on envoyait là, pour y souffrir et pour y mourir misérablement, des hommes qui ne savaient même pas pourquoi on les y détenait. Quelle honte ! Puis de Gaulle est venu. Comme Daladier, qui les avait instaurés, comme Pétain, qui les avait renforcés, il les a maintenus comme l’ont fait, après lui, les divers gouvernements qui se sont succédé. Et pourtant, rien n’est plus odieux que de vouer ainsi à la mort des hommes contre lesquels ne prévalait aucune suspicion légale.

De deux choses l’une : ou ces hommes paraissaient coupables et il fallait les juger ; ou il n’y avait à leur encontre que de vagues présomptions, et alors ils devaient être laissés en liberté. Quelques internés seulement étaient occupés à des travaux qui ne pouvaient souffrir de n’être pas exécutés. Les neuf dixième de l’effectif devaient être réduits à l’oisiveté. Pour y parer, des jeux s’organisaient, des jeux d’argent, surtout la passe et le poker. C’est dans les chambres que l’on jouait ainsi. Des hommes payés à cet effet faisaient le guet dans les escaliers. Les internés politiques et syndicaliste étaient séparés des internés de droit commun : on m’avait classé dans cette catégorie. Fin Novembre 42, l’effectif du camp de Sisteron passa au camp de Fort-Barraux, et vice-versa. C’était bien le même régime qu’à Sisteron. Les décès y prenaient une allure accélérée, deux ou trois par jour. C’est là que je retrouvai l’ancien Gouverneur de la Guyane, M. Chanel, qui devait être transféré peu après au camp de St-Sulpice. Monsieur Chanel m’avait proposé pour une grâce complète en 1927, mais il ne put m’obtenir qu’une remise de cinq ans. Il avait donné des ordres pour qu’on me laissât en paix. Cette rencontre, en un tel lieu st à la même enseigne —l’ancien bagnard et l’ancien gouverneur — quel exemple du retour des choses !

Quant à moi, j’étais à bout de résistance physique ; j’avais contracté le terrible œdème et l’enflure me gagnait de plus en plus. C’est alors que mon internement fut transformé, sur proposition médicale, en résidence surveillée dans un lieu déterminé. On sait que je devais donner quelques coups de canif dans ce contrat unilatéral.

D’HOPITAL EN HOPITAL

Pendant quelques années, jusqu’en 1937, le périple de mes pérégrinations embrassait à peu près la France entière, au beau temps comme à la mauvaise saison. Puis j’appréhendai l’hiver davantage. Alors je décidai de le passer dans les hôpitaux. Sans famille et impécunieux, je ne pouvais guère faire autrement. Je ne pouvais aller plus avant dans cette lutte journalière contre la pluie, la boue, la neige et le gel. Je ne trouvais pas toujours un abri pour m’en préserver. Je me plaçai donc, à cette époque des intempéries, sous l’égide de la loi sur l’assistance médicale gratuite. Pour cela, il faut d’abord une ordonnance médicale d’hospitalisation. Ensuite, l’on doit se présenter à la mairie pour les formalités nécessaires. Cela fait, l’hôpital ouvre ses portes. Chaque fois, j’allais donc voir un docteur et lui expliquais brièvement mon cas : sans famille, bronchite chronique, indigent, sollicitant d’entrer à l’hôpital. Ces praticiens avaient tout de suite compris ; ils rédigeaient leur ordonnance sans difficulté. Naturellement, je ne soldais pas, le prix de la consultation et pour cause ! Mais on ne s’y attendait pas non plus. Que ces messieurs de la Faculté reçoivent ici mes remerciements reconnaissants. Les formalités pour l’admission à l’assistance médicale ne sont pas toujours remplies par les mairies ; les bureaux des hôpitaux s’en chargent parfois. Les dites formalités, si elles sont opérées à la lettre, sont plutôt casse-tête. On vous demande où vous avez séjourné durant les deux dernières années, combien de temps, ce que vous faisiez. Il faut préciser le lieu où vous avez passé la nuit précédente. Une fois même, on me demanda quelle était l’enseigne de l’hôtel (fictif) où j’avais logé, ainsi que le nom du propriétaire. C’est tout juste si l’on ne me demanda pas d’indiquer la couleur des yeux de la bonne. Pour me transporter d’un hôpital à un autre, j’avais recours aux bons offices de la SNCF. A titre onéreux, pour elle. Ma foi ! le déficit chronique de cette société n’en était pas aggravé pour cela. Et puis, l’Etat est là pour combler ce déficit. En payant mes impôts indirects, à défaut d’autres je participe donc au renflouement de la caisse dans une certaine mesure et bien malgré moi du reste… Pour le surplus, la machine n’en use pas plus de charbon en l’occurrence. Mes séjours dans les hôpitaux, jusqu’ici, ont été plutôt brefs : huit, dix, quinze jours dans chacun d’eux. Cela se comprend. En hiver, les salles sont bondées ; pour faire du vide, les moins malades doivent céder la place aux nouveaux venus. C’est pourquoi je collectionnais une vingtaine de séjours hospitaliers annuellement. Que dirai-je des hôpitaux ? En ma qualité de client insolvable, il n’est guère indiqué, de ma part de tremper ma plume dans le vitriol. Admettons que si tout ne marche pas rond dans ces lieux de souffrance et de misère, la faute en est aux déficiences d’ordre général qui ne permettent pas une bonne et suffisante nourriture, un nombre raisonnable de draps de lit, de serviettes et autre linge ; un stock de charbon approprié, une vaisselle assez nombreuse pour éviter de mélanger dans la même assiette de la purée, un hareng saur et de la salade verte. Par conséquent, je n’ai rien dit et je n’ai rien à ajouter. Et maintenant… Maintenant, je prends congé de vous, lecteurs. Dans les pages qui précèdent, j’ai tâché de vous instruire et de vous intéresser. Peut-être y ai-je réussi. Une vie pas comme les autres. Je ne sais ce que me réserve l’avenir, cet inconnu.

En tout cas ça ne pourra être le pire. J’aspirerais à la stabilité, si c’était possible, ainsi qu’on me l’a fait espérer.

Mais si cela ne devait pas être

Jusqu’à l’heure dernière,

Propice aux malheureux,

Je suivrai ma carrière

D’errant, parmi les gueux.

Paul ROUSSENQ.

FIN

Erratum. — De nombreuses « coquilles » se sont glissées en cours de publication, dénaturant le sens du texte original. Hier, encore, on m’a fait dire : « C’est au bain qu’on changeait de linge » au lieu de : « C’est en vain qu’on changeait de linge ». De telles déformations, regrettables disparaitront lors de l’édition en librairie. (Note de l’auteur.)

Qui veut acheter le manuscrit de « Mes Tombeaux »

Entièrement rédigé par l’auteur et écrit de sa main, le manuscrit de « Mes Tombeaux » a déjà fait l’objet d’une offre, de la part d’un de nos lecteurs qui se propose de l’acheter 2.000 francs. Qui veut surenchérir ? La compétition reste ouverte jusqu’à jeudi prochain, 18 mars dernier délai. Le manuscrit reviendra au plus offrant et, bien entendu, au seul profit de Paul Roussenq. Préciser sur l’enveloppe « Manuscrit de « Mes Tombeaux », « Les Allobroges », 29 avenue Félix Viallet, Grenoble.

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