Mes tombeaux 18


Les Allobroges

7ème année, n° 1291,

mercredi 18 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XVII

Au camp des « Incos », harcelés par des « assassins », sous l’œil des carabines chantaient les hommes nus

LE CAMP DES HOMMES NUS

En pleine brousse, à trente kilomètres de Saint-Laurent du Maroni, le camp des incorrigibles de Charvein alignait ses cases basses, de bois construites.

On envoyait là tout condamné ayant encouru dans l’espace d’un trimestre une série de punitions totalisant plus de quatre-vingt-dix jours de cachot. On y envoyait également certains récidivistes d’évasion.

Les « Incos » (diminutif d’incorrigible) étaient soumis à un régime de fer. D’aller aux Incos, c’était la pire éventualité qui puisse advenir.

Les règlements prévoyaient une durée de séjour d’au moins six mois. Ce temps expiré, si l’homme avait eu une conduite irréprochable, s’il avait montré de l’assiduité au travail, alors il pouvait être déclassé, rejoindre son pénitencier d’origine. En l’occurrence, ces conditions équivalaient presque à une impossibilité, tant il y avait d’occasions de donner prise à la répression disciplinaire.

Lorsqu’une punition intervenait le déclassement éventuel ne pouvait être accordé que dans un délai de six mois à partir de la date de cette punition.

Le régime disciplinaire comportait l’obligation d’une durée de travail égale à huit heures, ce travail devant être particulièrement dur. Aucune amélioration de nourriture ne pouvait être admise seule la ration réglementaire devait suffire. Aucune gratification n’était accordée.

Le silence était de rigueur sauf pour les exigences du travail. Le tabac était prohibé. Les Incos étaient, en outre, mis aux fers durant la nuit.

A ce régime déjà draconien en lui-même, s’ajoutaient les sévices et les exactions d’une clique de garde-chiourmes altérés de sang. (Et là, le substantif garde toute sa valeur significative.) Car on envoyait aux Incos comme surveillants les pires individus qui déshonoraient leur uniforme. Ils étaient armés de la carabine à répétition, indépendamment du revolver d’ordonnance. Ainsi, on leur donnait toutes facilités pour assouvir leurs instincts sanguinaires. La preuve en est que, chaque année, une vingtaine de condamnés tombaient sous les balles des assassins, au camp des Incorrigibles de Charvein. Et cela, impunément.

Les Incos étaient alertés par la cloche du réveil dès cinq heures du matin. On leur permettait de se laver, après cela, ils sortaient pour l’appel. Ils restaient ensuite sur les rangs pour recevoir le quart de café qu’on leur apportait et qu’ils avalaient sur place.

Cela fait, le corps nu, à l’exception d’un cache sexe qui ne cachait pas grand-chose, ils allaient par la forêt sombre, en ordre, alors que les ombres de la nuit ne s’étaient pas encore dissipées.

Les chantiers d’exploitation se trouvaient à trois ou quatre kilomètres du camp. Pieds nus dans la brousse traitresse, ils marchaient dans les lianes, parmi les épines et les aspérités du sol.

Pendant cette marche fantomatique, le plus grand silence devait être observé, sous peine d’être mis au pain sec pour la journée – tout en travaillant.

Arrivés sur les chantiers, les hommes se divisaient selon les formations habituelles. Les uns abattaient les arbres, d’autres les ébranchaient. L’équipe de choc était destinée au charroi des pièces de bois à travers la forêt jusqu’à la scierie, située à deux kilomètres environ.

Chaque fois qu’un Inco éprouvait le désir de satisfaire ses besoins, il devait en demander la permission en levant le doigt. En aucun cas, il ne devait s’éloigner des surveillants à une distance supérieure à vingt mètres. Au cours du travail, il ne fallait pas lever la tête.

Les pièces de bois destinées à être transportées jusqu’à la scierie étaient entourées de cordes. Une autre corde, double, y était accrochée ; elle était munie de deux mètres en deux mètres de bricoles que l’on passait en bandoulière sur l’épaule afin d’y tirer dessus, le corps penché en avant.

Les hommes – chevaux s’attelaient ; au signal donné, ils tiraient sur la bricole avec ensemble et la pièce de bois s’ébranlait. Mais il y avait loin, avant d’atteindre le but. Au bout de quelques centaines de mètres, les hommes étaient épuisés, n’en pouvant plus. Il fallait pourtant avancer. Les surveillants montraient les dents, les porte-clefs arabes poussaient des clameurs sauvages.

Les pieds ensanglantés, les épaules meurtries, les Incos s’efforçaient de tendre leurs efforts – car ils savaient ce qui les attendait dans le cas contraire. Alors, surveillant chef d’escorte prononçait le mot : « Gueulez ! ». Et les hommes chantaient. Ils chantaient des chansons de marche, d’autres encore, écloses dans le terroir et bien de circonstance.

Le ventre vide, tenant à peine sur leurs jambes, talonnés par une meute hurlante d’argousins déchaînés, ces hommes chantaient… On aurait dit qu’une vigueur nouvelle les animait. La lourde pièce voltigeait derrière eux. En une sarabande effrénée, ainsi qu’une bande de démons poursuivie par l’ange exterminateur, l’attelage humain s’emballait…

Mais ce n’était qu’un coup de feu, bientôt il fallait s’arrêter. La réaction fugitive se fondait dans une lassitude irrémédiable. « En avant, bande de salauds ! » vociférait le chef d’escorte. « Ro ! roumis, ro ! » clamaient les porte-clefs arabes. L’équipage s’ébranlait à nouveau, avançait péniblement.

« Oh ! là, hisse garçons ! » scandaient les hommes de tête, « ensemble ! ».

On tombait. on se relevait pour retomber encore. « Vous n’aurez pas la soupe avant d’arriver » assurait un surveillant, et il ne le disait pas en vain.

Enfin, après bien des heures d’efforts et de volonté accrue, on arrivait à la scierie.

Les Incos avaient bien gagné leur maigre gamelle.

Et chaque jour il en était ainsi.

(A suivre)

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