Mes tombeaux 16


Les Allobroges

7ème année, n° 1289,

lundi 16 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XV

Pour communiquer entre les cellules un domestique inattendu et stylé : le cancrelat

Les lettres partaient, suivaient leur cours. Elles revenaient pour enquêtes et renseignements, nécessitant de longues annotations, à telle enseigne que chacune d’elle enfantait un dossier plus ou moins compact. Administrateurs et surveillants « me sentaient passer » selon l’expression populaire. Arrêts simples ou de rigueur, suspensions de solde, rétrogradations à la classe inférieure, telles furent les sanctions que je provoquai maintes et maintes fois à leur encontre. Le Directeur se fit même infliger un blâme par le Ministre.

Les vieux surveillants me connaissaient – de trop. Ils se gardaient bien de me faire des impairs. C’était toujours avec les nouveaux débarqués que j’avais des prises de bec. A la première occasion, je ne les manquais pas. Ils se le tenaient pour dit.

Lorsque je n’écrivais pas, je tenais conversation avec mes voisins immédiats, à droite, à gauche et en face. On discutait, on jouait aux charades, aux devinettes ; on racontait des histoires. Les nouveaux venus nous mettaient au courant de ce qui se passait sur le camp. Je prenais note de ce qui pouvait clocher en vue de mes prochaines escarmouches. C’était défendu de parler, bien sûr, mais il y avait des heures propices. Et puis, au fond, on s’en moquait.

Lorsqu’il y avait aux locaux disciplinaires un surveillant pas trop embêtant, ça allait sans trop d’accrocs. Sinon, il arrivait que ça bardait.

Certains de ces surveillants s’acharnaient à nous épier du matin au soir, afin de nous prendre en défaut. Ils ouvraient avec précaution la grille qui donnait sur le couloir, chaussés d’espadrilles. Sur la pointe des pieds, ils se dirigeaient du côté où les voix se faisaient entendre. Cognant alors à la porte des délinquants, ils annonçaient : « Vous serez punis pour bavardage ! »

C’étaient quinze jours de plus en perspective.

Ou bien ils opéraient des fouilles à l’improviste, aidés des porte-clés. Tout ce qui n’était pas réglementaire était saisi, sans préjudice de l’envoi devant la commission disciplinaire. Alors, nous repartions à zéro.

Toutefois, nous savions dissimuler le tabac en des cachettes propices et rarement découvertes. Nous fumions toujours, peu ou prou. Les nouveaux arrivés rentraient du tabac, malgré la sévérité d’une fouille préalable. Le « plan » était utilisé à cet effet. Bien tassé, on pouvait y loger plus d’un demi-paquet de tabac. Les allumettes étaient dissimulées dans le pain que l’on apportait.

On se réglait, par économie, en fumant à des heures déterminées, coïncidant avec celles qui offraient un maximum de sécurité.

Pour nos communications d’un cachot à l’autre, nous employions le « télé », auquel nous avions recours assez souvent. Le « télé » était tout simplement un certain nombre de brins de balai rattachés bout à bout, dont une des extrémités était munie d’un fil. A ce fil était attaché ce qu’il s’agissait de faire parvenir cigarette, mèche allumée, billet ou autre chose. Comme il y avait du jeu sous nos portes, c’est par là que le « télé » s’insinuait pour être dirigé vers le cachot destinataire. Cette opération, assez délicate, s’effectuait au moyen d’impulsions rotatives données par le pouce, l’index et le majeur dans un frottement approprié. Le « télé » arrivant à pied d’œuvre, était saisi à l’aide d’un crochet (toujours en brins de balai) et amené jusqu’à la hauteur de la plaque d’aération. A ce moment-là, l’intéressé se saisissait de ce qui lui était envoyé et le télé était ramené en arrière. Sa place était sous le lit de camp, mais pas pour longtemps car sa durée était précaire.

En effet, chaque fois qu’il y avait fouille, les pauvres télés étaient réduits en morceaux. Et l’on nous enlevait les balayettes qui servaient à nettoyer les locaux.

Pour remédier à cela, nous faisions appel à nos cancrelats, domestiqués pour la circonstance. Nous posions un morceau de pain à terre et les cafards ne tardaient pas d’apparaitre. Le plus gros d’entre eux était saisi ; un long fil attaché à une de ses pattes de derrière, on le passait par un trou de la plaque d’aération et on le lâchait dans la direction voulue, à droite ou à gauche. S’il prenait la bonne direction, on le laissait faire ; aussitôt il pénétrait dans le cachot voisin par le premier trou rencontré. Alors l’expéditeur attachait ce qu’il s’agissait de faire parvenir à l’extrémité du fil qu’il tenait en main. A un signal donné, il lâchait tout et le destinataire amenait le fil à lui. Ensuite le cancrelat-messager était remis en liberté.

Un jour, un jeune surveillant surprit ce manège : il s’en amusa tellement et rit de si bon cœur, qu’il ferma les yeux.

Il n’en était pas toujours ainsi. Souventes fois, les locaux disciplinaires étaient en ébullition du fait de surveillants provocateurs. Les libellés de punition ne suffisaient plus, la mise aux fers de jour et de nuit était appliquée pour une durée de trois jours. La rébellion persistant, on avait recours à la camisole de force, appliquée en torture. L’homme, déjà aux fers, était revêtu de la camisole, les bras croisés sur le dos, à l’aide de ficelles on lui ramenait le poignet droit sur l’épaule gauche et le poignet gauche sur l’épaule droite. Porte-clés et surveillants ligotaient ensuite le patient contre le lit de camp, tirant tant qu’ils pouvaient sur les cordes. Les os craquaient. Le malheureux finissait par perdre le sens des choses : il demeurait figé dans ses liens comme un cadavre raidi. Alors on le détachait, on lui jetait de l’eau froide à la face pour le ranimer.

Force restait à la loi, mais pas pour longtemps.

Ces monstrueux traitements, si inhumains, à propos de peccadilles comme le motif invoqué de bavardage continuel – tous les moyens ayant été épuisés pour réduire le délinquant à la résipiscence et s’étant avérés inopérants, – ne laissaient pas que d’être odieux en plein vingtième siècle.

Albert Londres avait bien raison lorsqu’il déclarait que les superlatifs demeuraient au-dessous de tout, quand il s’agissait de décrire et de qualifier de pareilles infamies.

En effet, les règlements ne prévoyaient pas ce déchaînement féroce d’une répression extra-légale. En de semblables circonstances, après avoir subi toutes les phases de ce supplice, j’écrivis une lettre au commandant Barré – qui devait devenir directeur et gouverneur intérimaire – dans laquelle je lui décrivais cette scène digne de l’Inquisition.

Le commandant Barré était un administrateur probe et honnête. Il réprouva ces honteux procédés, me fit donner mes vivres journaliers, quoique puni, et alla jusqu’à faire remiser la camisole dans les caves du commandement.

Comme quoi, il vaut mieux avoir affaire à des personnes éclairées qui sont à la tête, plutôt qu’à des subordonnés ignobles qui sont au dernier degré de la hiérarchie.

(A suivre)

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