Mes tombeaux 4


Les Allobroges

7ème année, n° 1277,

lundi 2 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

IV

Le jeune soldat Roussenq, qui avait fait de l’amadou avec sa défroque, qui s’était vu inculpé d’avoir voulu incendier les locaux disciplinaires (en s’y grillant en même temps) et peut-être même la caserne tout entière, et la ville de Gabès par-dessus le marché, s’entend condamner à vingt ans de travaux forcés, quinze ans d’interdiction de séjour et à la dégradation militaire, à la majorité de six voix contre une.

Dans ces cas-là, il y a toujours une voix discordante, ce qui permet de l’attribuer indistinctement à tous les membres délibérants. De même que dans les exécution° d’ordre militaire, il y a toujours un fusil chargé à blanc… Passons. Des six membres du Conseil qui me condamnèrent à cette peine maximum, pas un seul n’est encore en vie, peut-être…

Après quarante ans écoulés, moi, le condamné, je respire encore, malgré tant de souffrances endurées. Je suis encore debout pour en appeler de leur verdict au tribunal permanent de l’opinion publique.

LE DEPOT DES FORÇATS

Après la cérémonie rituelle de la dégradation, à l’expiration du recours en cassation. je fus dirigé sur le dépôt des forçats et relégués de l’Harrach, près d’Alger. Ce dépôt est, ou plutôt était, le pendant de celui de St-Martin-de-Ré. Les condamnés y attendaient l’heure du départ poux la Guyane.

Le dépôt de l’Harrach était spécialement réservé aux justiciables coloniaux. Les Européens y étaient l’infime minorité, composée de condamnés militaires.

Parmi tous ces Arabes frappés par les Cours criminelles, beaucoup ne savaient pas pourquoi ils étaient là. Un crime était commis, on arrêtait les suspects au petit bonheur et on les condamnait sur de simples apparences. Justice expéditive.

La vieille prison qui nous recelait – reconstruite depuis – était un foyer de vermine. La malpropreté y était érigée à la hauteur d’un acte de foi. Les gardiens, toujours entre deux vins, menaient à la trique l’élément indigène. Les claques retentissaient et les coups de pied au derrière étaient monnaie courante. Quant aux Européens, on ne s’y frottait pas. Ces derniers étaient occupés au collage des boites d’allumettes, travail assez bien rétribué, alors que les Arabes confectionnaient des nattes et des couffins, d’un maigre rapport.

Un médecin venait chaque matin passer la visite. De nombreux malades, ou se disant tels, s’y présentaient pour avoir du repos, pour tâcher d’aller à l’infirmerie, ou tout simplement pour se promener et voir des camarades. Un jour il y eut une certaine déception. Le vieux médecin avait pris sa retraite, un jeune gaillard l’avait remplacé, qui s’offusqua de voir tant de monde à la visite. Il résolut d’y mettre bon ordre. Pour ce faire, il distribua une douzaine de lavements. L’après-midi, au moment de la promenade effectuée en rond dans la cour intérieure, les douze ayants droit aux lavements furent appelés nommément et placés sur deux rangs au centre du cercle ambulatoire. Bientôt, arrivèrent sur les lieux, avec trois surveillants, un couple d’infirmiers porteurs d’un grand seau d’eau chaude et d’une respectable seringue à chevaux. Le premier des douze fut prié de s’avancer, de descendre son pantalon et de se mettre dans la position de saute-mouton. Cela étant, non sans de laborieux essais préparatoires, notre homme fut maintenu solidement par 2 gardiens bien plantés, pendant que l’un des infirmiers insinuait la canule dans les régions secrètes du fils du désert, et que l’autre actionnait la fameuse seringue en des mouvements alternatifs. On avait compté sans le réactions du patient, qui s’avérèrent en une énergie désespérée. A telle enseigne, qu’il réussit à perdre le contact dès le début de l’opération. L’énorme canule fut néanmoins réintroduite et l’appareil se remit à fonctionner malgré une résistance désespérée et des cris à fendre l’âme. Les onze collègues, plus morts que vifs, assistaient tremblants de peur à ce spectacle qui allait être le leur. Effectivement, le deuxième postulant, malgré lui, fut saisi délicatement par le plus corpulent des gardiens, et comme il prétendait se rebeller contre cette emprise attentatoire il devint la victime d’une coalition dont les efforts conjugués réduisirent à néant ses prétentions mal venues. La seringue fit son office une seconde fois.

Mais l’éventuel troisième du lot se tenait sur ses gardes. Au moment même où l’on s’apprêtait à statuer sur son cas pathologique, il détala à toutes jambes, droit devant lui. Cette course à pied, non prévue dans le programme, donna lieu à une compétition ardemment disputée, dont le fuyard fit tous les frais. Repris, ramené à son point de départ, il dut venir à résipiscence.

En fin de compte, les douze disciples de Mahomet passèrent sous les fourches caudines d’Hippocrate.

Le lendemain, à la visite, le médecin se trouva en présence du vide.,. Et dans les jours qui suivirent, il y eut juste assez de malades véritables pour motiver la raison d’être du praticien. ‘ « Toubib carottier, troumba macache bono », se lamentaient les pauvres Sidis. Ce qui signifiait que le médecin n’était pas chic et que les lavements étaient du même tonneau.

Après plusieurs mois passés en ce lieu d’attente, des bruits circulèrent que le départ était imminent. Effectivement, les partants éventuels bénéficièrent du régime gras ; les paquetages individuels arrivèrent. Une visite général, de pure forme, fut passée par une commission médicale en vue de l’aptitude au voyage. Les condamnés procédèrent à des achats de vivres de route à la cantine, ainsi que d’objets de toilette et de linge de corps.

EN ROUTE

Le 30 décembre 1908 au matin, la catastrophe de Messine venant d’ébranler le monde, quatre-vingts gendarmes casqués et bottés vinrent nous prendre en charge pour nous conduire à Alger Nous étions deux cents environ. Ayant parcouru à pied et enchaînés une courte distance, nous montâmes dans un train sous pression qui nous attendait. Ce train prit l’allure d’un tortillard essoufflé pour nous mener à destination.

La voie était gardée militairement.

Nous descendîmes en vue du port d’Alger.

Une foule d’amis, de parents et de curieux se trouvait à ce point névralgique, attendant les condamnés. Des mains se tendaient, des mouchoirs flottaient au bout des doigts. (A suivre.)

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