Mes tombeaux 11


Les Allobroges

7ème année, n° 1284,

mardi 10 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

X

Une fleur s’épanouissait parmi toutes les turpitudes; et cette fleur c’était MAMAN

C’est pourquoi le Bagne avait la mentalité spéciale, son opinion publique et sa morale négative. Les bagnards avaient des besoins et des aspirations qu’il fallait satisfaire, coûte que coûte. Rejetés de la Société qui les ignorait, ils se créaient une manière de vivre qui pouvait heurter les idées reçues, mais qui leur convenait à eux, à défaut d’une vie régulière.

Un esprit de solidarité animait tous les membres de cette communauté de réprouvés. Si leurs faits et gestes n’étaient pas toujours marqués du sceau de l’élégance, ils l’étaient souvent par celui d’une impérieuse nécessité.

L’attitude, l’exemple des fonctionnaires et agents de l’Administration pénitentiaire n’étaient certes pas faits pour les mettre sur la voie de l’amendement La plupart des condamnés tâchaient de tirer leur épingle du jeu, et, dans leur situation, de faire en sorte de ne pas être trop malheureux.

Pour cela, ils usaient de patience, de dissimulation et d’hypocrisie. Ils savaient baiser la tête et plier l’échine. Ainsi, ils se mettaient se l’abri des foudres de le coercition.

L’Administration pénitentiaire – la « Tentiaire » comme on dit – [disposait] d’une foule de places de faveur, d’emplois de tout repos et de bon rendement, On verra plus loin de plus amples développements à cet égard.

En instituant cette division de l’élément pénal en catégories de classes, en faisant miroiter aux yeux des transportés ces places et ces sinécures, la Tentiaire n’avait d’autre but que de provoquer les jalousies et les compétitions qui ne manqueraient pas de les dresser les uns contre les autres. Diviser pour régner, telle était sa devise. De fait, les transportés ne manquaient pas de se manger la laine sur le dos pour obtenir des faveurs. C’était à qui l’emporterait.

A cette époque, qui se situe jusqu’à l’enquête d’Albert Londres, le Bagne subissait un régime de terreur. L’arbitraire et le bon plaisir étaient le fait du moindre agent. Aucune unité ne se montrait dans la chaine de la hiérarchie. Au camp des incorrigibles, les sévices se multipliaient, les assassinats de succédaient à l’encontre de malheureux qui tentaient de s’évader de ce lieu infernal.

Dans les sombres bâtiments de la Réclusion cellulaire, par suite d’un système inhumain de répression, il se produisait un décès journellement. Les locaux disciplinaires des différents pénitenciers étaient archi-bondés. Malgré ce régime de fer, malgré toutes ces hontes et toutes ces turpitudes, un nombre important de condamnés étaient à l’abri de l’orage et demeuraient tabous.

Les garçons de famille (transportés faisant fonction de domestiques dans les ménages des surveillants) allaient toujours leur petit train-train, lavaient le linge, faisaient la cuisine et mangeaient à la table familiale. Les écrivains et les comptables, les infirmiers, les jardiniers, les cuisiniers, les plantons et tutti quanti, tous ceux-là étaient casés, ne subissaient pas la moindre atteinte. Et c’est ce qui démontrait, d’une façon péremptoire, qu’au Bagne, il y avait des fortunes diverses, les uns ne manquant de rien, les autres manquant de tout ; ceux-ci choyés, ceux-là courbés sous le joug.

Les transportés, avec tous leurs défauts et toutes leurs tares, conservaient vivace le culte de la famille, de leur mère surtout. Pour la revoir, au moins encore une fois, ils gardaient toujours présente la pensée de l’évasion, chimérique espoir, comme on le verra.

Le besoin de se confier de se pencher, qui est inné dans le cœur humain, se faisait doublement sentir dans ce milieu où les manifestations sentimentales se heurtaient à tant d’obstacles d’ordre matériel.

Aussi, des amitiés s’y formaient qui ne manquaient pas de grandeur. Bien souvent, ces amitiés étaient cimentées par des rapports charnels, mais c’était peut-être une raison de plus de les fortifier. Dans le sein de cette communauté de réprouvés où la satisfaction normale des sens ne pouvait qu’exceptionnellement être réalisée, les relations homosexuelles ne pouvaient que s’y implanter, fatalement.

Le contraire aurait été anormal. De telles nécessités impérieuses ne sont pas incompatibles avec les lois naturelles.

Aussi, pourrait-on s’étonner des clameurs réprobatrices qui s’élevèrent, naguère, autour de cet état de fait. Sans remonter aux siècles antiques de Sparte et de Rome, d’Athènes et de Babylone. où ces mêmes mœurs fleurissaient et ne choquaient personne, et en se plaçant uniquement sur le terrain de la période contemporaine, n’est-ce pas un fait indiscutable que ces pratiques sont loin d’être périmées ?

Alors? Je ne voudrais pas blesser certaines susceptibilités en illustrant ces affirmations par des exemples d’ordre général, mais une conclusion s’impose : c’est que les bagnards n’avaient pas le monopole de ce qu’on leur a imputé à crime, et qu’ils avaient l’excuse de la nécessité, alors que leurs émules en liberté ne pouvaient s’en prévaloir.

D’autre part, malgré ce qu’on a pu en dire, la manifestation de ces pratiques dans le milieu du bagne n’avait rien de cynique et d’ostentatoire. Au contraire. C’est dans l’ombre et le secret qu’elles se déroulaient.

Les annales pénitentiaires de la Guyane fourmillaient d’actes de dévouement et de sauvetage, accomplis par des condamnés, au péril de leur vie. Aussi bien vis à vis de leurs camarades, que du personnel de surveillance et de la population indigène. Ils n’en furent pas toujours récompensés. Que l’on me permette d’en citer un exemple.

En 1927, aux îles du Salut, le surveillant C. se livrait à la pêche, sur un rocher émergeant. Tout à coup, une vague imprévue le précipite à la mer. Un transporté du nom de Mathis, qui se trouvait aux alentours, se jette à l’eau et ramène au rivage l’imprudent.

Deux mois après, le même surveillant C. traduit le même condamné Mathis, devant la Commission disciplinaire pour mauvaise volonté au travail. Mathis se défend, il s’étonne du geste de celui qu’il a sauvé.

Le commandant, président de la Commission, fait appeler ce dernier :

  • Avez-vous perdu la mémoire ? lui dit-il d’un ton sévère.

Et comme l’autre demeurait quoi :

« Sortez d’ici ! ajouta-t-il, le dernier des transportés est plus honorable que vous. »

Et il déchira le rapport.

(A suivre)

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