Des marmots et des bagnes


En règle générale, la durée de présence d’un expatrié en Guyane ne dépasse guère les trois ans. Etienne Lamoulie y est depuis plus de quatre ; il enseigne le français au collège Auguste Dédé de Rémire-Montjoly, commune résidentielle de la banlieue de Cayenne qui connait depuis les années 1990 une véritable explosion démographique. Le coin est charmant, on y trouve les plus belles plages de sable du département, celles où viennent pondre les tortues marines. En face d’elle, les ilets La Mère, Le Père, Le Malingre et les Deux Mamelles. Un coin de paradis ? Un coin de bagne aussi ; un lieu de mémoire à cultiver. Depuis son arrivée, Etienne pense à faire travailler ses élèves sur les pénitenciers coloniaux. Lentement, le projet a muri. Il voit le jour au cours de l’année dernière à l’occasion d’un échange scolaire avec le collège Georges Brassens de Taverny dans le Val d’Oise. Le 8 février 2018, les 44 marmots des 3e Topaze et Opale diffusaient soit leur émission de radio, soit leurs exposés sur ces non-lieux de mémoire que furent les camps de concentration et de travail à la française.

Cachez ce bagne que l’on ne saurait voir ? C’est à peu de choses près, la seule difficulté rencontrée par Etienne pour réaliser son projet. Elle est pourtant de taille. Certains collègues créoles, comme beaucoup de personnes sur place finalement, ne goutent guère un sujet estimé tabou et dévalorisant : « ce n’est pas l’histoire des Guyanais, c’est l’histoire de la France. » s’est laissé entendre Etienne. Ils se trompent au regard de ces cent ans d’histoire carcérale et coloniale qui ont forcément imprimé leurs marques sur l’espace, sur la vie, sur la mémoire et les mentalités, sur la culture. Et si les minots demandent à leur prof, avec toute l’ironie de leur adolescence, s’il n’a « pas des sujets plus joyeux », le but de cette séquence pédagogique pluridisciplinaire d’environ une vingtaine d’heures (sans compter les sorties aux îles du Salut et au spectacle) est justement de pouvoir leur offrir un regard critique sur ce passé qui de toute évidence ne passe pas, sur cette colonisation qui n’a pas eu que des effets positifs. Le bagne participe de cette construction d’une mémoire, d’une histoire locale ET hexagonale à transmettre. Et c’est peu dire que le travail – pas forcé – des 3e Topaze et Opale du collège à Dédé dépasse largement les objectifs d’une simple séquence éducative. Il doit de toute évidence s’inscrire dans l’historiographie du bagne.

En décembre 1993, Gérard Prost et Jacqueline Zonzon (sic !), professeurs d’histoire à l’IUFM de Cayenne, s’étaient penchés sur la question pour le compte du CDDP de la Guyane. Le volume de facture classique ne donnait pas vraiment envie de faire travailler la jeunesse du cru sur le sujet. Des textes et des images mal photocopiées, des tableaux et des schémas aussi clairs que l’intérieur des cachots de l’île Saint Joseph, une présentation – mise en page encyclopédique finissaient par forcément décourager les velléités enseignantes. L’ouvrage n’est pourtant pas inintéressant. Vingt-quatre ans plus tard, la démarche du prof de français révèle un profond changement dans les pratiques pédagogiques.

La démarche cognitive se veut dynamique en mettant l’élève en situation d’apprenant. Le gamin construit son savoir en groupe et les groupes ont travaillé en français à partir du roman historique La dernière bagnarde de Bernadette Pécassou-Camébrac paru chez Flammarion en avril 2011. Puis ils ont élargi le champ de la recherche. La diversité des thèmes permet alors une vision d’ensemble de l’histoire des bagnes de la colonie guyanaise : la création, la vie quotidienne, les femmes, les évasions, le fonctionnement, la fin du bagne, les bagnards célèbres etc. Bien sûr, on pourrait reprocher des approximations dans les traces écrites et parlées ou encore l’utilisation de Papillon comme personnage référent plutôt que d’autres moins contestables. Les écrits de Roussenq, de Law, de Belbenoit ou encore ceux de l’honnête cambrioleur Jacob peuvent facilement être étudiés en cours. Mais travailler avec les chansons de San Severino qui venait de tout jute de sortir en livre disque, San Severino est Papillon, à La Boite à Bulle[1] en janvier 2016, ouvrait une perspective pédagogique de plus. « Et puis – réponse de Normand ou de prof de français que nous fait Etienne dans un entretien en date du 23 mars dernier – Papillon c’est un peu un incontournable dans la bibliographie sur le bagne (même si l’aspect historique est discutable ou justement parce que l’aspect historique est discutable). ».

Du son, du texte, de la BD encore avec l’utilisation entre autres de Paco les Mains Rouges de Vehlman et Sagot (Dargaud, 2014). De la matière à foison. Un vrai travail de forçat ! Travail long pour la 3e Topaze qui élabore ainsi son émission de radio et pour la 3e Opale qui organise une exposition dans le collège à Dédé. Travail interdisciplinaire faisant intervenir les documentalistes et le prof de français qui initie le projet mais aussi les collègues d’histoire, d’arts plastiques et de musique. Travail stimulant enfin parce que c’est quand même pas tous les jours qu’on peut faire de la radio, qu’on peut aller voir une pièce de théâtre ou encore se rendre sur place pour constater l’étendue de l’horreur carcérale. Ce n’est pas tous les jours non plus que les pitchouns peuvent réapproprier leur espace proche, « heureux de parler d’un sujet dont ils entendent parler depuis leur enfance mais sans trop le maitriser, enfin on parle de la Guyane en cours… »

L’aventure permet finalement d’ouvrir l’établissement sur l’extérieur, sur son extérieur, et la quarantaine de minots s’en est allée passer une mémorable et mémorielle journée aux îles du Salut pour confronter leur pédagogique labeur à la réalité des lieux de sinistres affectations. « Activités tout au long de la journée avec notamment l’invention d’une histoire drôle ou fantastique ayant pour lieu l’Ile Royale ». Le mot « drôle » peut paraître surprenant. Le jeudi 7 décembre, les 3e d’Etienne ont vu la pièce Le matricule 41143 s’est évadé, jouée par la Compagnie des Vilains Bonhommes au théâtre de Macouria à une trentaine de kilomètres de Cayenne. C’est une adaptation libre (re-sic) de L’homme qui s’évada d’Albert Londres. On y rencontrera donc Eugène Dieudonné qui manqua son évasion avec Alexandre Jacob en 1917 mais qui parvient à embrasser la Belle neuf ans plus tard.

Les images du bagne sont alors bien ancrées dans les jeunes têtes, dans ces esprits critiques en formation et nous ne doutons guère de la réussite d’un tel projet vulgarisateur qui, forcément incomplet malgré une approche globale et historique, n’en demeure pas moins la preuve de l’impérieuse nécessité de l’utilisation pédagogique d’un patrimoine, de la préservation d’une mémoire aussi douloureuse et négative puisse-t-elle être. On n’efface pas aussi facilement l’existence des 75000 réprouvés, « vaincus de guerre sociale » comme les appelait Alexandre Jacob en 1914. On n’oublie pas aussi facilement que la France a pratiqué l’élimination par le camp de travail et l’éloignement. La métropole est à plus de 7000 km et si nos ancêtres n’étaient pas des Gaulois, il est ici probable qu’ils aient fréquenté des transportés, des relégués, des 4e1e et des 4e2e, des hommes punis en somme. La qualité du travail des 3e Opale et Topaze du collège Auguste Dédé de Rémire-Montjoly, sous la conduite pédagogique de leur enseignant, est ainsi indéniable. Chapeau les marmots.

 

Le projet ici : séquence bagne complète – collège Auguste Dédé décembre 2017

 

L’émission de radio sur Planète Dédé ici : Au bagne – Planète Dédé

 

[1] La maison d’édition est fondée en 2003 par Vincent Henry, scénariste de la bande dessinée, Alexandre Jacob Journal d’un anarchiste cambrioleur, sortie en janvier 2016 chez Sarbacane.

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