Le Travailleur de la Nuit


L’honnête cambrioleur serait-il en passe de devenir un phénomène culturel ? En décembre dernier, le magazine à vocation éponyme, Télérama, dressait des louanges méritées au docu-fiction d’Olivier Durie, diffusée sur la chaîne Histoire dirigée par le si peu progressiste Patrick Buisson. Le film tenait à vrai dire son rang même si, pour accrocher le spectateur, les références au héros littéraire de Maurice Leblanc ne manquaient pas et pouvaient finir par apparaître quelque peu lourdingues et déformatrices. Malgré tout, l’ambition du réalisateur parvenait à ses fins et on pouvait être honnêtement édifié sur la geste jacobienne. Nous savions prochaine et attendions avec impatience la sortie chez Rue de Sèvres du Travailleur de la Nuit, la nouvelle bande-dessinée de Matz et Chemineau. Tout vient à point à qui sait pourtant attendre. Tout vient à point même les ouvrages … à prétention biographique encensés par la critique. On n’a pas été déçu.

Nous avons couru le 19 avril – date de la sortie officielle annoncée – chez notre libraire indépendant préféré et c’est peu dire que la déception fut à la hauteur de notre impérieuse espérance. Nous avons couru très vite pour avoir le très attendu ouvrage. Très vite, nous l’avons dévoré. Très vite nous l’avons digéré. Et les aigreurs sont venues. Très vite nous l’avons refermé. Enfin, pas si vite que cela car, le droit de savoir ne se mendiant pas, le Jacoblog se devait d’offrir à ses lecteurs un petite – sic ! – analyse objective.

Le livre de 128 pages, dont deux de postface coûte 18€. C’est pas donné. C’est pas excessif non plus. Il doit y avoir des moyens jacobiens pour se le procurer honnêtement. Mais cela ne servirait qu’à si peu de choses finalement. Là où Gaël et Vincent Henry avait fait dans Alexandre Jacob journal d’un anarchiste cambrioleur, sorti l’année précédente chez Sarbacane, le choix de la sobriété du dessin et opté pour le mouvement dans la narration, les auteurs du Travailleur de la Nuit ont, eux, décidé de ne pas faire dans la dentelle ou dans la percale d’Alsace – c’est selon – et de sortir dès la 1e de couverture la grosse artillerie.

Jacob y trône. Il est sur les toits de Paris, portant fièrement costume noir et cravate. Le portrait est ressemblant. Vraiment. Mais sa tête est rasée sur les tempes si bien qu’on pourrait croire à un sosie presque parfait d’un des personnages clés de la série télé anglaise Peayky Blinders dont l’histoire se déroule dans l’Entre-deux-guerres. Celle de l’honnête cambrioleur, ici suggérée se situerait plutôt en 1900 puisque l’on aperçoit au troisième plan une toute jeune Tour Eiffel illuminée à l’occasion de l’exposition universelle. C’est un repère. Cela situe l’action. Le Travailleur de la Nuit tient dans sa main gantée de cuir noir une jolie pince monseigneur posée aussi sur son épaule droite. Il nous regarde fixement comme un défi lancé à nos intelligences.

Justement. Nous avons tenté de le relever et observons tout d’abord que les cambriolages perpétrés dans la capitale par Jacob et les Travailleurs de la Nuit furent plutôt rares. Deux sûrement. Peut-être trois ou quatre. L’absence de sources nous interdit d’aller au-delà. C’est même ce qu’avançait le président Wehekind au procès d’Amiens en 1905 lorsqu’il faisait remarquer à Jacob qu’au regard de la fréquence de ses tournées en province, il n’avait pas le temps d’aller au café à Paris. La réponse de l’honnête voleur tombe comme un couperet. Il faisait de la décentralisation ! Soyons néanmoins indulgents et imaginons que la couverture illustre le cambriolage de la rue Quincampoix perpétré le 6 octobre 1901, soit un peu moins d’un an après fin la dite exposition universelle qui attira un peu plus de cinquante millions de visiteurs. Mais alors, pourquoi passer à quatre – quatre hommes apparaissent sur la 1e de couverture –  par ces fameux toits alors que les auteurs n’étaient que trois : Bonnefoy, Clarenson et Jacob ? Pourquoi passer par les fameux toits alors que les TROIS complices ont loué au 76 de la rue Quincampoix l’appartement du 5e étage afin d’accéder à celui du quatrième dans lequel se trouvait la fortune du sieur Bourdin, bijoutier de son état ?

Passons sur la première de couverture et son accroche visuelle, ouvrons le livre … Le dessin n’est pas déplaisant ; de facture classique il s’éloigne largement de celui de Gaël Henry nettement plus aérien, sobre et enlevé. Les couleurs sont ici plutôt vives. Comme pour le Journal d’un anarchiste cambrioleur, le Travailleur de la Nuit démarre sur le procès de la bande des illégalistes à Amiens. Cela permet par une série de flash-backs de revenir sur la période de l’enfance et de l’adolescence d’Alexandre Jacob. Une fois le couperet tombé, une fois la sentence prononcée  (page 88), la narration peut reprendre un cours linéaire se terminant logiquement par le suicide de l’ancien voleur en 1954. La date exacte  – le 28 août – n’est pas signalée sur les cinq pages consacrées à cet épisode final. Mais la conclusion ainsi longuement traitée nous amène à entrevoir une structure de récit quelque peu désorganisée mais révélatrice des choix opérés : 34 pages pour l’enfance de Jacob soit 16 ans de son existence à peu près ; 53 pages pour la période des vols, entrée dans l’illégalisme et affaire du Mont de Piété comprise, soit environ cinq ans de son existence ; Le bagne n’apparait que sur 17 pages alors que le matricule 34777 va y pourrir dix-neuf ans ; la vie libre de l’ancien fagot est expédiée en 14 pages si l’on ne tient pas compte de son évasion définitive alors qu’elle concerne 27 ans de son existence. Les auteurs insistent ainsi sur les cambriolages de Jacob mais, en voulant présenter une vie, l’impression de brouillon finit par dominer et on pourrait croire que de Jacob il ne faut retenir que les extraordinaires larcins. Comment peut-on de fait traiter une vie de prisonnier de guerre sociale en Guyane en seulement dix-sept pages sans tomber dans le facile stéréotype et les approximations non moins commodes quitte à travestir une réalité autrement plus riche et complexe ?

Peut-être est-ce pour cela que peu de personnages apparaissent dans le récit et que tous, largement secondaires, ne servent qu’à mettre en relief la singulière personnalité de l’acteur principal d’un récit d’aventure. Nous devrions dire le seul personnage que l’on cherche ici à exposer telle une anomalie biographique. C’est une BD sur Jacob et uniquement sur lui. Mais, pouvons-nous saisir l’originalité de l’homme si on ne le replace pas dans son contexte ? Tel n’est pas ici le cas tant le discours anarchiste, la pression économique, politique et sociale de son temps, la famille et l’entourage ne sont envisagés que comme le décor mal dégrossi d’une pièce de boulevard ou d’un film de série Z. Le web-zine Actua-BD signalait ainsi en recensant l’ouvrage le 17 avril dernier, un « esprit libre, révolté par la misère » agissant « selon une pensée anarchiste un peu primaire » et tellement « loin du romantisme et de la noblesse d’Arsène Lupin ». Nous y voilà !

Faisons fi de la lupinose. Nous y reviendrons plus loin. Jacob ne pratique pas seul son entreprise de démolition publique. Ce n’est pas non plus Dreyfus sur son île du Diable et il ne s’enterre pas dans un trou du cul du monde après 1931. Un peu quand même pour qui sait le désert berrichon. Marie et Joseph Jacob, Rose Roux, Malato, Roques et Royère, Brunus, le docteur Rousseau font acte de présence dans la BD et c’est tout. Il y a bien évidemment d’autres personnages mais leur identité n’est pas indiquée. Nous ne saurons donc jamais ce qu’il faut penser et ce qu’il advient de Ferrand, de Bour et Pélissard, de Ferré, d’Ader, de Baudy, de Libertad, des compagnons d’anarchie et de bagne fréquentés pourtant assidûment. Nous ne saurons strictement rien sur Jeanne et Eugène Humbert, sur Louis Briselance, sur Guy Denizeau ou encore Pierre Valentin Berthier, sur le père Malbète aussi. Josette et Robert Passas dont on sait l’importance dans la fin de vie de l’honnête homme n’existent carrément pas ! Gommé le Robert ! Ignorée la Josette !  Effacé le couple d’amis tant aimés qu’il leur accordât un an de sa vie avant d’y mettre un terme.

Au fil des pages, le récit proposé va donc à toute vitesse. Bien heureux celui qui, dans un train, parvient à apprécier toutes les subtilités du paysage qui défile sous ses yeux ahuris. A la fin ça pique les mirettes et on s’endort sans même avoir vu passer le marchand de sable. Ici, c’est pareil, sauf que nous avons tout lu, tout épluché, tout regardé. Et c’est même un festival qui nous fut offert. Erreurs à profusion, oublis certains, inventions parfois … une légende s’envole et la réalité y perd quelques plumes.

Page 6 : Jacob interpelle le président Wéhékind du tribunal d’Amiens le premier jour de son procès: « D’autre part, je crois descendre du singe et non du chien. On n’a jamais vu un singe lécher la main qui le frappe ». C’est vrai, c’est beau, c’est drôle mais la réplique a surtout été dite au procès d’Orléans le 24 juillet 1905 et non le 8 mars de cette année. C’est ballot et cela ne fait que commencer.

Page 10 : Marie et Joseph Jacob entrent en scène. Ils sont attablés dans leur maison et discutent de l’avenir maritime du petit qui veut s’engager sur les vapeurs de la compagnie Freyssinet. Marie est belle comme le soleil de Méditerranée. Son regard noir trahit l’inquiétude d’une mère aimante tandis que Joseph, arborant un t-shirt Marcel pas très net, chauve, moustachu et mal rasé ; les yeux cernés, replet et moche, il picole, picole, picole. Un couple idéal, bien agencé. Le déterminisme a ses raisons que la nôtre feint probablement d’ignorer. Jacob aime sa mère. Jacob n’aime que sa tendre et douce mère. Le père a sombré. Le nez dans le Pernod. Là aussi c’est vrai mais il y a une autre raison à la détestation du père, une raison plus pragmatique. Une raison moins oedipienne. On vous le dit un peu plus bas.

Page 13 : Le petit mousse Jacob fuit devant l’appel du sexe d’une prostituée édentée rencontrée aux colonies. Il sera un homme mais n’entrera pas comme cela dans la carrière.

Page 15 : Le petit mousse est de retour à Marseille ; il discute avec sa mère dans la boulangerie familiale. Marie Jacob se désole de l’alcoolisme de Joseph qui plombe les finances en faisant cramer ses fournées de pains. C’est bizarre mais nous avons déjà lu cette anecdote quelque part. Mais où donc ? (voir la fin parce qu’on aime bien aussi entretenir le suspense)

Page 20 : Le petit mousse qui trime dur et qui a vu des bagnards à fond de cale est victime d’une tentative de viol par l’un des marins à bord du Tibet. L’agression justifierait la désertion à Sydney. L’anecdote est probable tant la sexualité du marin peut être contrariée en pleine mer. Elle n’en demeure pas moins absente de nos sources si ce n’est que, comme pour les pains grillés ci-dessus mentionnés, on l’a lu quelque part. Mais, bon sang, où ?

On passe sur la piraterie et l’abandon de la navigation pour cause de maladie. Nous sommes à Marseille et Marie Jacob, page 38, présente Jules à son fils. L’adolescent vient de perdre son père et Joseph Jacob a été nommé tuteur. Nous ne savions pas qu’il s’appelait Jules. A la page suivante, les deux discutent littérature : Kropotkine, Bakounine et Reclus. Nous voilà entrés en anarchie, celle qui avec Malato, page 40, un soir de meeting préfère confusément la propagande par le fait au syndicalisme. D’ailleurs l’auteur des Joyeusetés de l’exil reprend à son compte l’article de Paraf-Javal paru dans Le Libertaire le 9 avril 1904 (numéro 22) alors que de toute évidence la scène se déroule vers 1898, c’est-à-dire au moment où Sébastien Faure mais aussi Matha et Malato déplacent ce journal sur Marseille. Un bel, un très bel anachronisme en somme. Malato présente le facies de l’exalté type. On pourrait croire à Souvarine dans le Germinal de Zola. Il serre les dents, ses yeux sont injectés de sang et il tente de convaincre Alexandre Jacob à la page suivante (41) du bienfondé de l’action violente et des manœuvres révolutionnaires en tout genre. Lui opte pour le vol. Moins violent. Moins sanglant. Plus efficace. Ce serait donc un anarchiste pacifiste ? Humour. La scène se déroule dans un bar marseillais ; le meeting est houleux et une bagarre éclate. Le jeune anarchiste manque de se faire ratatiner comme une tielle sétoise lorsque le hasard le met devant la plus belle des femmes : Rose Roux. L’idée du scénario pompé certainement sur une biographie de Jacob se précise d’autant plus, nom d’une pince monseigneur, que la charmante demoiselle avoue quelques pages plus loin qu’elle a dû se prostituer « par nécessité » et (page 48) pour ne pas tomber dans la plus abjecte des misères.

Laissons nos deux tourtereaux vaquer à leurs préoccupations rapprochées pour revenir à la page 46. Jacob trouve à s’employer comme ouvrier typographe dans une imprimerie où il remplace son cousin Jules qui a filé pour cause de pression policière supposée. Des sources pour affirmer cela ? Quoi qu’il en soit, Alexandre Jacob y rencontre un homme, la quarantaine bien assise, dénommé Roques. Le personnage est central. C’est désormais un ami et un complice de premier ordre, un compagnon aussi. Il s’occupe d’une petite feuille locale et militante, L’Agitateur (page49) ! Roques semble de fait omniprésent jusqu’à la page 78 où l’on voit la bande de travailleurs œuvrer à percer les combles de la rue Quincampoix pour entrer dans l’appartement du sieur Bourdin. L’infirmier Royère, qui aide Jacob à la page 64 à s’évader de l’asile Montperrin d’Aix en province (le nom de l’HP et la ville ne sont pas précisée dans le livre bien évidemment), accompagne les deux voleurs chez le bijoutier. Nous revenons un peu plus loin sur cet exploit. Retenons que Roques est dans tous les coups.  C’est lui qui, avec Marie et Rose accueille le petit Alexandre à sa sortie de prison en 1898 (page 55) après avoir été arrêté par la police sur une manœuvre de Leca (page 53). C’est encore lui qui joue le commissaire dans l’affaire du Mont de Piété de Marseille (page 57) parce que Jacob paraissait trop jeune pour ce rôle. Ils sont trois pour ce coup dans la BD. Quatre dans la réalité : Roques, l’anarchiste Morel, Jacob bien sûr … et son père !

Mais les auteurs ne disent pas cela. En revanche, ils montrent le jeune anarchiste se coupant furieusement les cheveux (page 56) après sa sortie de prison comme un geste de colère et de révolte contre la société. C’est là que le mimétisme avec la fameuse série télé anglaise parait intéressant car il existe des photographies de Jacob prouvant une autre physionomie. Roques aide Jacob à s’évader de l’asile Montperrin mais les habitants d’Aix en Provence devaient dormir sereinement et lourdement dans la nuit du 18 au 19 avril 1900 pour ne pas entendre la formidable explosion (page 66) qui permet à l’anarchiste de prendre la poudre d’escampette. Jacob a donc été interné en HP après son arrestation sur dénonciation, affirme-t-il à la page 64. C’est vrai et cela explique pourquoi Jacob ne voit plus son alcoolique de daron vu que c’est ce dernier qui, avec Morel, le dénoncent au parquet de Marseille le 9 juin 1899. Il écope d’ailleurs d’une condamnation de Jacob par contumace pour l’affaire du Mont de Piété à 5 ans de prison et 3000 francs d’amende.

« Après mon évasion, Royère, Roques, Rose et moi, nous avons vécu sur les gains du commissionnaire. » (page 67) C’est un beau roman, c’est une belle histoire. Il y a de l’aventure et des sentiments humains, de la camaraderie et de l’amour. Mais l’histoire est fausse. Les personnages mentionnés ont pourtant tous existé et il eût été préférable de consulter d’autres sources que celle (unique ?) utilisée pour éviter un tel embrouillamini. Matz et Chemineau ont, par une malencontreuse évidence, confondu Edouard Roch et Arthur Roques. Le premier, tapissier de son état, est âgé de 37 ans lorsqu’il déclare au parquet de Marseille le 30 janvier 1897 la gérance du journal anarchiste L’Agitateur. Le second est né en 1852 ; c’est un voleur, un escroc notoire qui a bourlingué et même participé à la Commune de Paris. C’est lui le commissaire du Mont de Piété. C’est lui le « professeur de vol » de Jacob (dossier de presse La bande sinistre et ses exploits, conservé aux Archives de la Préfecture de Police de Paris). Mais Arthur Roques, s’il accompagne Jacob jusqu’en Espagne après ce fameux larcin reprend la route en solo jusqu’à Vichy puis La Rochelle où il est arrêté le 16 novembre 1901. Il est condamné l’année suivante aux travaux forcés à perpétuité. On perd très vite la trace d’Edouard Roch en revanche. Les auteurs de la BD étaient-ils au courant de ce point de détail ? Ils en ont visiblement fait fi puisqu’ils confondent encore l’Italien Fassati avec Roques dans le vol commis au casino de Monte Carlo (page 69). On ne prend pas soin bien sûr de préciser qu’il s’agit de Monte Carlo. Du vague, du flou, mais l’histoire vraie d’un cambrioleur de génie !

Le génie se travaille et l’entreprise de démolition publique se veut pérenne. Jacob s’en donne les moyens. La quincaillerie achetée à Montpellier au nom de Rose (page 68) permet se se perfectionner dans l’ouverture des « coffiots ». L’usage de l’argot est important, Jacob est un pègre qui assure ses arrières. Sauf que cet arrière se trouve plus vraisemblablement à Toulouse et non à Montpellier et ce fut certainement l’anarchiste Narcisse qui ouvrit la boutique pour l’honnête cambrioleur. Le fait est vérifiable dans la correspondance de l’anarchiste. La bande finit par se déplacer à Paname (page 70) par soucis d’efficacité. Matz et Chemineau peuvent alors expliquer son fonctionnement (page 73) et son mode opératoire par brigade (page 74) ainsi que l’écoulement des produits soustraits aux honnêtes gens par l’entremise du fondeur Brunus qui apparait comme un soulot parfait dont la boutique périclite (page 70). Bien évidemment Jacob signe quelques-unes de ses rapines en laissant un petit billet : « Aux juges de paix, je déclare la guerre. Attila » (page 74) ou encore « Dieu tout puissant, retrouve donc tes voleurs. Attila » (page 76). Déclarations sans date et apocryphes. Le 1er petit mot est laissé chez le sieur Hulot, juge de paix au Mans, dans la nuit du 9 au 10 juin 1901. L’homme de loi a pu alors réellement lire : « Au juge de paix, nous déclarons la guerre ». Erreur sur le singulier et sur la 1e personne du pluriel. On ne va pas chipoter dans la rillette ? Le second billet mentionné a bien été trouvé dans une église, le 14 février 1901, celle de Saint Sever à Rouen. Mais là encore les auteurs de la BD se trompent ; on pourra lire en réalité : « Dieu des voleurs recherche les voleurs de ceux qui en ont volé d’autres ». De la chicanerie normande fort probablement !

Bien sûr tous les vols des Travailleurs de la Nuit ne pouvaient pas apparaître dans ce formidable ouvrage. Il a fallu faire des choix. Comme nous pouvions le supputer, celui de la rue Quincampoix (page 77 et 78) et celui commis chez Pierre Loti (page 84) mettent ici en relief la formidable opération de déplacement de capitaux. Logique. Ils sont parlants, édifiants, spectaculaires. Mais leur narration est particulièrement tronquée. Jacob laisse un billet d’excuse et de  l’argent pour réparation du carreau cassé chez l’auteur de Ramuntcho et de Pêcheur d’Islande. Le fait est-il prouvable ? Alain Sergent dans un Anarchiste de la Belle Epoque mentionne bien en 1950 ce vol. Il tient son information de Jacob lui-même. Mais il n’en dit pas plus. Pas de billet d’excuse non plus aux Archives de Charente Maritime ni dans celle de a famille Loti. En revanche, le billet apparait dans la biographie de … mais chut !, nous n’avons pas fini notre inventaire. Quelque temps auparavant, Jacob cambriole rue Quincampoix à Paris. Matz et Chemineau en font deux pages. « Le coup du parapluie » bien  entendu mais aussi un formidable passage par les toîts qui sert d’illustration en première de couverture. Nous avons précédemment vu Jacob accompagné pour ce cambriolage de Roques et Royère. Quel dommage que l’imagination débordante ait débordé à ce point. Ce n’est même plus de l’imagination c’est une crue de fantaisie créatrice ensevelissant la présence de Clarenson et Bonnefoix sous de flots d’incertitude pour révéler une usine à vols !

Mais comme toute bonne histoire ayant une fin, elle ne pouvait ici qu’être douloureuse. Et elle le fut pour notre entendement. Comme le prolégomène d’une triste fin  annoncée, les auteurs mettent en scène l’arrestation de Royère aux pages 79 et 80. Orléans, l’interpellation par la police, la fuite, le tir de Jacob sur l’agent Couillot (le nom n’est pas donné) et Royère qui se fait pincer. Jugement. Les travaux forcés à perpet., le bagne, la mort nous dit-on à la page suivante ! Pour un peu, nous aurions pu croire que l’ancien infirmier de l’asile Montperrin d’Aix en Provence avait trépassé à la prison de Fontevraud peu de temps avant l’ouverture du procès d’Orléans en juillet 1905. Il y a dû avoir un glissement de terrain entre le Loiret et la Guyane. Mais cet épisode laisse encore cinq longues pages de vie libre à Jacob. Les vols peuvent continuer encore un temps. Jusqu’à « Abbeville ou ailleurs cela ne changeait rien » nous disent Matz et Chemineau à la page 86. Jacob tire sur un flic ; il ne l’a pas embrassé et le pandore avait « seulement été touché ». Six poulets entourent l’honnête cambrioleur qui présente un visage ensanglanté. Nous apprenons donc que l’agent Pruvost n’est pas mort puisqu’il n’existe plus en cette matinée du 22 avril 1903. A moins que les auteurs n’aient encore mélangé des personnages et Pruvost deviendrait Anquier ? Nous apprenons aussi que six policiers sont descendus en gare de Pont Rémy (on précise pour les auteurs qui évoquent « une gare voisine ») alors qu’ils n’étaient que deux en réalité. Six c’est nettement mieux pour la dramaturgie. Il faut bien cela pour stopper un fauve enragé. Un peu comme Ravachol en 1892 ?

Stopper ? Jacob est condamné aux travaux forcés à perpétuité à la page 88. Mais les auteurs ont pris soin de revenir sur le procès en incluant l’idée d’un soutien anarchiste puisque des « camarades » envoient à la page 87 une lettre anonyme de menace au jury. Il y en eut deux en fait. Pour la première fois apparaissent quelques nouveaux noms de complices : Ferrand mais aussi Bour, Clarenson, Sautarel et Ferré. Et c’est tout. La France a peur et nous aussi. La France et le public de la salle d’audience rient aux bons mots de Jacob, pas vraiment nous en lisant cette bande-dessinée. Nous pourrions aisément arrêter ici notre propos au regard du peu de pages qu’il nous rester à tourner. La main devient de plus en plus lourde. Courage, il reste encore quelques bonnes perles.

La page 89 est un titre : « la guillotine sèche » ; elle est courte, elle ne fait que 17 pages. Jacob passe pourtant dix-neuf ans de sa vie aux îles du Salut. Après les vols,  le survol d’une vie d’enfermé à ciel ouvert et nous pouvons donc nous attendre à quelques grossières erreurs. Les auteurs commencent fort cette période et même très fort. Page 92, Jacob est au dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré, il attend avec les autres détenus son départ pour le bagne. C’est bien, mais c’est faux. Jacob est mis à l’isolement une fois passée les portes de la sinistre maison. Officiellement, il subit une hospitalisation pour une très forte bronchite. Un début de tuberculose peut-être. Il ne sort de l’infirmerie que pour son embarquement sur le Loire. Un prévôt tatoué de son matricule, 32855 (page 93), ce qui laisse supposé qu’il se trouvé à Saint Martin de Ré depuis plus de deux ans alors que la France organise deux départs par an vers le bagne, crache dans la soupe servie à notre héros qui saura s’en souvenir. Certes nombre de bagnards sont tatoués mais il n’y a guère qu’à Auschwitz que l’inscription du numéro se fait sur les déportés comme sur du vulgaire et mortifère bétail. Marie Jacob est venue voir son rejeton pour le grand départ, elle pleure à chaudes larmes (page 94 et 95) en ce mois de décembre 1905. C’est une histoire d’autant plus triste que la mère du voleur est effectivement passée à Saint Martin de Ré mais ce fut un mois plus tôt. Elle n’a donc pas pu assister au grand déménagement des hommes punis. Et Jacob de voguer sur l’Atlantique dans ces fameuses cages de la Loire (page 95) plutôt que d’être réellement mis en isolement comme à Saint Martin de Ré.

La Guyane, son soleil, sa chaleur étouffante et ses cailloux à casser (page 97) même si aux îles du Salut où sont immédiatement mises les vedettes des cours d’assises, il n’y a pas de cailloux à casser. A peine quelques chemins à rempierrer et des herbes à arracher et c’est tout. Mortelle monotonie. Mais l’on voit un Jacob pugnace et à l’infaillible instinct de survie, mû par la solidarité avec ses compagnons de fortune qu’il défend immédiatement de sa connaissance du droit (page 98) acquise après sa sortie des cachots de Saint Joseph en 1912 ! Il est au bagne depuis le 13 janvier 1906. Pendant ce temps Marie Jacob fait des ménages, elle l’écrit à son fils (page 100). En vrai, la mère du détenu est couturière et trouve à s’employer dans les cafés-concerts de la capitale dès sa sortie de prison le 1er octobre 1905. A la page 102, le matricule 34777 retrouve le matricule 32855 et le tue au hasard d’une promenade sur les îles où, pour le coup, un caillou est réellement cassé et le corps du trépassé jeté à la mer comme nourriture aux requins qui infestent les eaux environnantes. Le temps du bagne approche à sa fin et Jacob se fait un nouvel ami : le docteur Rousseau (page 103) avec qui il projette d’écrire un livre et à qui il promet de ne pas s’évader (page 104). Là, c’est franchement et pathétiquement drôle ! Le fagot retrouve le moral grâce à ce travail proposé par Rousseau qui quitte la guyane en même temps que Jacob apprend, page 105 et en 1923, la mort de Rose Roux, sa Rose qui officiellement est trépassée seize années plus tôt ! Le 30 décembre 1927, Jacob à la page 106 est détenu depuis deux ans en France et les portes de la centrale de … Melun s’ouvrent pour lui sur sa nouvelle vie d’homme libre. Matz et Chemineau signalent tout de même un passage de Rennes à Fresnes avant Melun. C’est ballot, ça fait un sacré zig-zag même si la date de libération est exacte. Mais elle n’apparait pas dans la biographie d’inspiration supposée. Les auteurs ont donc d’autres sources mais ils ne les ont utilisées qu’ici et sont parvenus à se planter sur les lieux.

Le dernier chapitre, « Je me suicide un samedi » s’ouvre sur un paysage berrichon. Oublié Paris et ses infortunes ? Sa fortune plutôt car c’est là que Jacob y prospère avant de quitter la capitale pour se faire marchand forain. Le dessin du barnum, page 110 est d’ailleurs directement inspiré de l’article d’Alexis Danan paru dans Voilà en 1937. Mais cet article n’est pas mentionné en bibliographie. Dommage. L’homme vend des articles de bonneterie sur les marchés de la région, il y rencontre Paulette en 1938 (page 111) et se marie avec elle l’année suivante (page 112). Il semble heureux mais on ne sait pas qui est Paulette Charron. La guerre gronde à l’horizon, Marie Jacob meurt (page 113) et Jacob a bigrement vieilli. Il semble détaché de tout, imperméable à toute épreuve même celle de son dernier procès en 1942 (page 114 à 116) ; du tissu non déclaré, un soupçon de marché noir qui logiquement sous Vichy est puni de la peine de mort, un juge bienveillant qui sourit quand l’avocat du marchand forain met en avant un honnête homme vierge de son casier judiciaire. L’anecdote est vraie, l’avocat s’appelle Boudrand, le juge Clostres et Jacob fut condamné à une quinzaine de jours de prison … à la Libération. 1943, Jacob et Paulette cachent aux pages 117 et 118 une poignée de résistants chez eux, dans leur maisonnée à Bois Saint Denis. Cool, Matz et Chemineau reprennent leur source biographique principale d’inspiration. Cool et drôle parce que fausse. Un petit tour par le Berry aurait permis aux auteurs de s’en apercevoir. 1944, c’est la débandade de l’armée allemande. Des Résistants qui ne doivent pas être les mêmes que ceux hébergés l’année précédente – ou alors ils seraient bien peu reconnaissants – perquisitionnent chez les Jacob aux pages 119 et 120. La Bd tire à sa fin et il fallait bien une dernière et savoureuse réplique du vieil homme (« Des voyous j’en ai connus, ce n’est pas fait comme ça » dit-il au jeune résistant s’excusant) avant le suicide final qui occupe les cinq dernière pages (122 à 126), du repas donné aux enfants du hameau de Reuilly à l’injection de morphine et aux gros plan sur les yeux qui se ferment. On en pleurerait.

Vint la postface. Deux pages où Matz, le scénariste, tente maladroitement de rajouter quelques informations sur le contexte social de cette époque qui ne fut pas Belle et avoue la drôlerie dialectique de l’homme, son admiration face à son courage et son endurance au bagne. Il dit encore avoir pioché chez des « tribuns » anarchistes pour quelques-uns de ces dialogues. On a vu comment et pourtant on n’a si peu vu l’idéal libertaire. C’est peut-être pour cela que l’auteur termine son propos en affirmant qu’il est « difficile de savoir » si Arsène Lupin et patati et patata. Mais non mon petit Matz, faut assumer, la lupinose tu as chopée ! La preuve, cette BD et cette préface où sont évoqués Gil Blas, le journal où Maurice Leblanc travaillait comme chroniqueur mondain et littéraire,  mais aussi le voleur qui « ne volait qu’aux riches ». On ne dit pas pourtant que Lupin ne donnait pas le fruit de ses larcins aux plus nécessiteux. La preuve encore, tout ça « rappelle quand même un peu le célèbre Arsène … » Important quand même les trois petits points. Pépé Matz, communiste et grand-père de l’auteur n’aurait pas compris autrement l’empathie pour « un gauchiste, un fouteur de merde. Mérite pas un bouquin ». Si si Alexandre Jacob mérite un, deux, trois livres et même plus mais pas celui-ci qui puise comme l’indique la courte bibliographie chez Bernard Thomas entre autres.

Voilà ! Nous y sommes. C’est de là que viennent les informations croustillantes. C’est de là que surgissent certains dialogues surprenants. C’est de là que les auteurs ont plongé dans l’erreur. Faut-il rappeler ce qu’écrivait feu le journaliste au Canard Enchaîné en 1998 à la sortie de la deuxième version de sa biographie de l’honnête cambrioleur alors que notre ami Jean-François Amary lui reprochait un joli roman ? Nous croyons que cela pourrait servir à mettre un point final dans la compréhension des nombreuses erreurs et errements biographiques commis dans cette bande dessinée. Bernard Thomas, donc, répond de manière légèrement courroucée et affirme que son livre a « le sérieux d’une thèse universitaire sans en avoir l’ennui ». Et il rajoute que quand les sources viennent à manquer, il les comble ! No comment.

Alors Matz et Chemineau ont complété leur recherche par d’autres lectures. Bien sûr apparaissent les Ecrits parus chez l’Insomniaque mais ont-ils vraiment été lus pour pondre une telle chose ? Bien sûr le Médecin au bagne du Docteur Rousseau apparait également mais a-t-il vraiment été ouvert pour montrer Jacob cassant des Cailloux à Cayenne comme dans la chanson de Jacques Higelin ? Voilà, l’ouvrage est refermé, et c’est tant mieux. Nous l’avons remisé au rayon historiographie jacobienne  car il révèle une certaine image de l’honnête homme. Certes nous avons bien compris la nécessité scénaristique pour les auteurs de fusionner des personnages, de donner du rythme au récit, etc. Mais toutes ces ficelles d’auteur finissent par apparaître aussi épaisses que les cordages des navires sur lesquels Jacob a pu bourlinguer. Elles se font aussi au détriment d’une réalité historique qui n’est pas forcément celle ici narrée malgré la sincérité avouée du propos dans la postface. Nous avons donc refermé l’ouvrage et vous n’aurez donc pas à l’ouvrir. On l’a subi pour vous.

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2 commentaires pour “Le Travailleur de la Nuit”

  1. Felip dit :

    C’est malin ! J’ai acheté cette BD les yeux fermés et j’ai lu la critique (bien détaillée) du Jacoblog. Qu’est-ce que je fais, maintenant ? je regarde juste les images ? Je peux même pas l’offrir !

  2. JMD dit :

    Si tu as un pyromane dans tes amis, refile-le lui, il saura quoi en faire. Sinon, c’est l’époque des barbecue qui commencent et c’est pratique pour chauffer le charbon. Ou bien ça peut servir à claquer un marmot. Mais ça ne sert pas à édifier sur la geste illégaliste.

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