La zone et les fortifs


Gavroche

N°153, janvier-mars 2008

La zone et les fortifs dans le XXe arrondissement de Paris

En 1900, la zone devient un des lieux de promenade favoris des Parisiens le jour et de règlements de compte des apaches la nuit. Dans les années trente, on y construira des habitations bon marché, puis le boulevard périphérique trente ans plus tard. Histoire de la lisière de la capitale.

« C‘est à côté des fortifs, on y voit pas de gens comifs », chantait Aristide Bruant dans les années 1900. Près d’une centaine de bas­tions, entourés de hauts murs, de fossés et de glacis, héris­sent alors le pourtour de la capitale. En avant du fossé, face à la banlieue, sur une lar­geur de 250 mètres, s’étend la zone « non aedificandi », interdite à la construc­tion pour raison militaire. Dès le printemps, les fortifs sont envahies par une foule pacifique de promeneurs. Chacun cherche un coin de verdure pour piquer un roupillon, après avoir bu un coup de picrate et dévoré un cornet de frites dans les guinguettes. « Les fortifs c’est haut, c’est grand, ça rappelle la campagne. Il y a des champs, comme chez nous, et on voit loin. Quand c’est loin, on respire plus fort », témoigne une fille de la campagne nostalgique. La décision de bâtir cette enceinte fortifiée pour protéger Paris remonte au 13 septembre 1840. Le traité d’alliance signé en juillet de cette année-là par l’Angleterre, la Russie et l’Autriche sert de pré­texte au renforcement des défenses de la capi­tale. Lamartine sera un des rares à s’opposer au « Paris fortifié » d’Adolphe-le-Petit, qui trois décennies plus tard pactisera avec les assiégeants prussiens et retournera les canons des forts contre les communards insurgés…

Les fortifs obsolètes

Le XXe arrondissement compte à lui seul dix bastions fortifiés (sur 94), répartis de la porte de Vincennes à la porte de Romainville (actuelle porte des Lilas). Les travaux de construction de cette enceinte, longue de 34 km, débutent en 1841 pour s’achever quatre ans plus tard. La nouvelle muraille sépare la ville de ses futures banlieues et limite ainsi son expansion. En 1860, les villages de Charonne, Belleville et Ménilmontant, situés entre le mur des Fermiers généraux et les actuels boulevards extérieurs, sont rattachés à Paris. Le préfet Haussmann choisit l’enceinte de Thiers pour fixer les bornes de la capitale. La taxe sur les marchandises entrant dans Paris n’est pas pour autant abolie. Elle sera perçue aux bureaux d’octroi. Le siège de Paris par les Prussiens a démontré l’obsoles­cence des fortifications. Dès 1882, Martin Nadaud, député et conseiller municipal du XXe arrondissement, propose donc leur démolition. De l’autre côté du rempart s’étendait alors la zone, un enchevêtrement de roulottes et de bicoques, de terrains vagues et de poulaillers, où vivait une population bigarrée, étrange mélange de tous les déclassés de la grande ville, nomades et chiffonniers, ramasseurs de mégots ou de crottes de chiens, déshérités et voyous en cavale.

Casque d’or

Au début du XXe siècle, on dénombre environ 30000 zoniers. Le grand photographe Eugène Atget (1857-1927) leur a consacré un très beau reportage dans son album sur les fortifications. On a pu voir une sélection de ces clichés lors de la récente exposition de la Bibliothèque natio­nale de France, pour le 150e anniversaire de la naissance de l’artiste[1]. Pris dans un environne­ment menacé par les transformations urbaines, les zoniers y apparaissent comme les derniers survivants d’un monde disparu. Les fortifs ne sont pas un coupe-gorge, n’en déplaise à certains échotiers à l’imagination débordante, tel Fabrice Delphi, qui décrit « un pays tout rouge, qui sent la mort et le sang », dans ses Impressions de banlieue. La « racaille » sert déjà d’épouvantail pour faire peur aux braves gens. Dans les années 1900, la presse populaire se déchaîne contre « les malandrins », descendus des hauteurs de Belleville et de Charonne pour terroriser « toute une population avide de paix et de repos ». Cette campagne culminera en 1902 avec l’affaire de Casque d’or, surnom donné à Amélie Hélie pour sa magnifique chevelure. Le personnage est magistralement interprété par Simone Signoret dans le film de Jacques Becker en 1952. Au terme de plusieurs batailles rangées rue Planchât et rue de Bagnolet, Manda, chef de la bande des Orteaux, blessera grièvement son rival, Leca, qui dirige celle de Popincourt, pour les beaux yeux de Casque d’or.

Les apaches

Ils seront condamnés tous les deux aux travaux forcés au bagne de Cayenne. En les surnommant les « apaches », Le Petit journal leur bâtira une légende. « Ce sont là des mœurs d’apaches du Far-West, indignes de notre civilisation. Pendant une demi-heure en plein Paris, deux bandes rivales se sont battues pour une fille des fortifs, une blonde au haut chignon, coiffée à la chien ! », écrit alors le quotidien pour faire trem­bler ses lecteurs. La réalité est moins roma­nesque. Manda et Leca étaient des ouvriers en rupture d’atelier. Le premier, apprenti polisseur, et son rival, découpeur sur métaux. Grâce à ses recherches dans les registres de police de 1911, Madeleine Le veau-Fernandez[2] a pu conclure que les apaches avaient surtout commis des vols.

La Première Guerre mondiale mettra fin à leurs exploits réels ou supposés. En mars 1918, les obus de la Grosse Bertha, tirés depuis Crépy-en-Laonnais, distante de 120 km, pleuvent sur Paris. Le café La Vielleuse, situé au bas de la rue de Belleville, en garde toujours la cicatrice : un miroir brisé par un de ces projectiles. Il faudra attendre le lendemain du grand charnier, pour que l’armée se décide enfin à démanteler ces « fortifi­cations périmées » et libère un quart de ses ter­rains pour construire des logements sociaux.

La ceinture rouge

Grâce à la loi du 19 avril 1919, la ville rachète la totalité de l’enceinte et de ses bastions pour la coquette somme de 100 millions de francs ! Leur démolition s’achèvera en 1932. Mais dès les années vingt, des Roms reviennent camper dans la zone, notamment à la porte de Montreuil. Ils chinent des métaux, trouvent des lames à affûter ou des cuves à nettoyer dans les nombreuses usines et ateliers disséminés dans l’est parisien[3]. A partir de 1923, les Roms se construisent des baraques avec quelques planches, ou montent des tentes de fortune. Commencée en 1924, la « ceinture verte », formée de jardins, d’écoles, de stades et d’« habitations bon marché » (HBM), est bouclée en 1939. 120000 personnes trouvent ainsi à se loger pour un loyer modeste. Confort rare pour l’époque : chaque appartement dispose de l’eau cou­rante et d’un WC individuel. Ces immeubles construits en brique forment une « ceinture rouge » autour de Paris. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le programme de logements et d’équipements s’achève, mais les zoniers non relogés ne vont pas squatter longtemps les terrains pour lesquels la ville n’a pas trouvé d’acquéreur.

Les Roms chassés par Vichy

« Avant même que la guerre ne soit déclarée, Paris s’est vidé et les zones encore plus vite ! En peu de temps, les Roms se sont envolés vers le sud de la France et l’Espagne », témoigne Matéo Maximoff, dans son récit Routes sans roulottes. Mais refoulés par les douaniers de Franco, ils se retrouvent derrière les barbelés des camps de Gurs et de Lannemezan (Hautes- Pyrénées), en application de la circulaire de Vichy du 6 septembre 1940, imposant l’internement aux Tsiganes non sédentarisés. En 1943, la Gestapo découvre une imprimerie de la Résistance dans la zone de Gentilly. Par mesure de représailles, les Allemands rasent toutes les constructions de fortune et dynamitent la zone. Les Roms, Manouches et Gitans qui échappent à la déportation vont trouver refuge ailleurs, notamment à Montreuil.

Dix ans après la Libération, les pouvoirs publics décident de tracer une voie de circulation autour de la capitale, à l’emplacement de la zone. Le premier tronçon relie la porte d’Italie à la porte de la Plaine. D’abord conçue comme un boulevard périphérique, cette « ceinture grise » est rapidement aménagée en voie rapide. La construction du « périf » commence en 1957 et s’achève en 1973, avec l’expulsion des derniers zoniers. D’une longueur totale de 36 km, il allège la capitale de 40 % de son trafic automo­bile. Mais il constituera et pour longtemps une barrière infranchissable entre les Parisiens et les banlieusards.

John SUTTON


[1] Voir quelques clichés sur le site http://expositions.bnf.fr/atget/index.htm

[2] Madeleine Leveau- Femandez, La zone et les fortifs, Le temps des cerises, 2006.

[3] Béatrice Jaulin, Les Roms de Montreuil (1945-­1975), Autrement, 2000.

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