Dix questions à Léo … Lapointe


Alexandre Jacob est devenu depuis longtemps un personnage de fiction. Il intègre parfois avec brio le monde du polar. Nous avons eu l’occasion dans les colonnes du Jacoblog de faire parler Didier Daenincks, Jean Contrucci ou encore Patrick Pécherot. On peut retrouver encore l’honnête cambrioleur sous la plume de Rolland Auda ou de Gilles Del Pappas. En 2014, Pôle Nord Éditions publie Le Planqué des huttes de Léo Lapointe, saga familiale picarde centrée sur la Première Guerre mondiale dans cette région. Le roman, extraordinairement bien documenté, aussi bien sur le mouvement anarchiste que sur la boucherie de 1914-1918, commence par la traque de Jacob après le « drame de Pont-Rémy » le 22 avril 1903. Le commissaire Giraud, qui a procédé à son arrestation, y devient un personnage récurrent, une sorte de Javert local harcelant constamment la famille Coulon-Boulogne … et la grande faucheuse emporta tout, même les Chinois parqués comme des chiens dans le petit village de Noyelles pour les besoins de l’armée anglaise. Léo Lapointe, jacobophile et auteur remarqué en 2005 par le fantastique Vagabond de la baie de Somme dont on ne peut que vous conseiller la lecture, nous livre alors avec le Planqué des huttes un récit poignant, haut en couleur, une comédie dramatique dont on ne sort pas indemne et il a bien voulu répondre à nos dix questions.

1) Peux-tu nous présenter la collection 14/18 de Pôle Nord Editions dans laquelle s’insère l’histoire de la famille Coulon-Boulogne ? Comment t’es venue l’idée de cette collection ? La fiction peut-elle révéler la réalité du 1er conflit mondial ?

La collection, ce sont des polars répondant à un triple cahier des charges : l’exactitude géographique, dans la veine du polar régional où le public aime retrouver les lieux, l’exactitude historique du cadre, s’agissant bien de fiction mais ancrée dans le réel, et enfin la trame policière pour tenir le lecteur en haleine. L’idée de cette collection est collective (pléonasme), on était une tablée d’auteurs de polars régionaux en train de dédicacer au marché de Rue dans la Somme pour la Saint Raffarin (c’est-à-dire le WE de Pentecôte où ce saint est apparu) en 2010, on s’est dit qu’il fallait marquer le centième anniversaire de cette guerre maudite autrement que par les cérémonies officielles annoncées. On voulait parler de la vie des gens, du commun des mortels, pas des héros galonnés. De là à « révéler » la réalité du conflit, l’ambition eut été énorme, d’autant que les témoins et acteurs directs sont déjà passés dans la littérature. Mais on voulait raconter la vie des gens ordinaires, et sous une forme contemporaine qui intéresse de nouveaux lecteurs à cette histoire.

2) La Planqué des huttes narre la saga familiale d’une famille de paysans picards aux individualités bien marquées et nantie d’une réelle conscience politique. Seul l’oncle Emile est un actif militant. Pourquoi les autres membres de cette famille ne le suivent-ils pas dans cette voie ?

La famille évolue au fil des évènements, les femmes plus que les hommes d’ailleurs, et chacun prendra sa place dans l’histoire avec ou sans grand H. Mais les garçons arrivent à l’âge adulte avec la guerre : il ne faut pas oublier combien d’espoirs elle a ensevelis dans la fosse commune de l’Union Sacrée.

3) Tu fais une courte allusion à Alexandre Jacob dans ton roman Le Vagabond de la baie de Somme. On retrouve l’anarchiste au début du Planqué des huttes. Sa longue vue, celle qu’il vole à Cherbourg au contre-amiral Aubry de la Noé en décembre 1902, est même une sorte de fil rouge dans ta narration. En quoi l’honnête cambrioleur Jacob a-t-il pu attirer ton attention ? En quoi sa prégnance dans ton roman détermine-t-elle la vie des Coulon-Boulogne ?

Alexandre Jacob est vraiment un personnage extrêmement attachant, par ses idées autant que par ses actes. Le fait qu’il ait été arrêté à Abbeville était depuis longtemps dans ma tête le début d’une histoire que j’avais envie d’écrire. Lorsque j’ai commencé à faire des recherches et que j’ai découvert le commissaire Giraud et son rôle dans la répression du mouvement syndical, je tenais le fil de mon histoire mais je ne savais pas comment l’amorcer. C’est en relisant les mémoires de Jacob, le récit de la nuit précédent son arrestation, sa rencontre d’un enfant dans la campagne, la perte de la longue vue, que j’ai trouvé l’élément réel susceptible d’amorcer la fiction avec les histoires croisées du gamin et de cette longue vue. En quelque sorte, ces faits rapportés par Jacob « légitimaient » mon récit imaginaire.

4) Certains de tes personnages ont réellement existé. C’est le cas notamment du brigadier Anquier et du commissaire Giraud. Ce dernier, flic méthodique et retors, peut-il être considéré comme une sorte de Javert ou bien faut-il le ranger dans la catégorie des fonctionnaires arrivistes prêts à tout pour pouvoir grimper dans la hiérarchie ?

Le commissaire Giraud est un flic retors, mais pas que… La lecture de ses rapports à la Sûreté témoigne d’une véritable obsession religieuse de l’ordre, où le Mal absolu est forcément l’Anarchiste et bien entendu il en voit partout. Sa quête obsessive est la poursuite du Mal, beaucoup plus que la carrière.

5) Sans dévoiler l’histoire du Planqué des huttes, on peut dire que les deux garçons Coulon-Boulogne adoptent des attitudes différentes vis-à-vis de leur ordre de mobilisation. Pourquoi ? D’une manière plus générale les Picards sont-ils partis la fleur au fusil « nach Berlin » en 1914 ?

Les Picards ont fait comme tout le monde, leur « devoir ». Ils n’étaient d’ailleurs pas indifférents à l’idée de revanche, il faut se rappeler que le général Boulanger avait été élu dans la Somme. Les désertions avant guerre sont tout à fait marginales, les refus actifs de la mobilisation, avec création de maquis de réfractaires totalement isolés, même si les fusillés sont plus nombreux en 14 qu’en 17. Dans mon roman, la différence d’attitude entre les deux frères tient plutôt à leur différence d’âge, celui qui est déjà sous les drapeaux à la déclaration de guerre reste dans l’armée. Il y a une sorte de fatalisme au début du conflit, il faut la faire pour se débarrasser de l’envahisseur prussien et rentrer chez soi le plus vite possible. Sur la durée l’opinion change et les enfants sont appelés de plus en plus jeunes à rejoindre la grande boucherie. Le sentiment du devoir à accomplir reste mais le sentiment d’inutilité du massacre atteint son paroxysme dans certaines périodes lorsqu’il rejoint le sentiment d’injustice : les mutineries de 17 sont beaucoup plus liées à la question des permissions « méritées » par les combattants qu’à celle de la légitimité de la guerre.

6) La rubrique nécrologie est particulièrement lourde et pesante dans ton récit. On la sent venir comme une névrose obsessionnelle. De 1914 à 1918, c’est une longue litanie de mauvaises nouvelles qui vient frapper sous le couvert de la gendarmerie locale aux portes des maisons du village de Noyelles. Sont-ce les monuments aux morts qui t’ont inspiré ? Tout le monde devait-il mourir ? Qu’en fut-il de ceux qui sont revenus ?

Les morts du village sont des morts réels, pas de fiction. Je n’ai pas transformé ni leur nom ni les causes et les lieux de leur décès (sources militaires consultées), il me semblait que c’était une sorte de devoir envers ces pauvres types morts loin de chez eux. A l’échelle d’un village c’est effrayant, mais c’est la réalité historique. Toutefois, tout le monde n’est pas mort ! Je n’ai pas réussi à établir le ratio exact entre nombre d’appelés (plus les réservistes de toutes sortes amenés plus ou moins près du front), j’arrive en gros à un peu plus de 20 % de l’ensemble des mobilisés pour le village (soit entre le quart et le tiers des jeunes). Ceux qui revenaient reprenaient leur vie, quand ils étaient en état (il y a des morts de blessures jusqu’en 1920). Le Picard est patient et fataliste, il regarde passer les guerres.

7) « En 1917, les Chinois débarquent sur la côte picarde » et ils vont travailler comme des bêtes, comme des esclaves pour l’armement anglais à Noyelles ? Pourquoi les a-t-on installés là ? Quels ont été les rapports entre cette population particulière et les indigènes du cru ?

Les Chinois arrivent par bateau sur les ports de l’ouest de la France, ils sont passés par les Etats-Unis (du moins pour ceux qui sont « importés » par les anglais, ceux qui viennent avec l’armée française passent par le canal de Suez et arrivent pas la Méditerranée). Noyelles-sur-mer présente l’avantage de la proximité des ports et surtout d’un axe ferroviaire très important entre Amiens et Calais. Les rapports avec la population ont été limités, d’abord parce qu’ils étaient parqués et gardés militairement, ensuite parce que Noyelles était un camp de transit avant des affectations proches du front. La capacité du camp était d’environ mille personnes, ils seront plus de cent mille à y passer après leur descente du bateau. Rares sont ceux qui restaient sur place, lorsque c’était le cas les rapports étaient plutôt cordiaux. Evidemment il y avait parmi les paysans et commerçants picards certains qui essayaient de profiter de la situation par de petits trafics, d’ailleurs sévèrement réprimés parce qu’il fallait éviter les contacts avec la population civile. La situation est devenue plus compliquée après la fin de la guerre, avec le départ du gros de l’armée britannique qui a laissé ses « coolies » en état d’abandon, ce qui a donné lieu à quelques scènes de pillages par des bandes qui s’étaient constituées. C’est ce qui a contraint les britanniques à réembarquer tous les survivants, alors que les Chinois « importés » par les Français ont eu le choix de rester ou de repartir, une petite partie d’entre eux va constituer la première colonie chinoise en France.

8 ) Aujourd’hui, le cimetière chinois de Noyelles se trouve comme perdu au beau milieu d’un champ. Cette nécropole est-elle un non-lieu de mémoire ? Y-a-t-il d’autres traces de la présence des Chinois en Picardie ? Que sont-ils devenus après la guerre ?

Le cimetière chinois est un lieu impressionnant, c’est d’ailleurs sa découverte qui m’a amené d’abord à faire des recherches (sur les causes réelles de leur mort) puis à écrire une fiction. Lieu de mémoire ou pas, je ne saurais dire, les explications n’étant pas fournies sur l’histoire de ces hommes. Des délégations chinoises viennent de temps en temps, qui savent ce qu’il en est, mais pour le commun des touristes mortels c’est moins clair : j’ai relevé par exemple sur le livre d’or cette épitaphe d’un brave liégeois « heureusement qu’ils ne sont pas morts pour rien »… Le camp a été rasé après guerre, les terrains remis en culture, les sépultures déplacées, il n’en reste pas de traces physiques. Par contre, dans le marais entre Noyelles sur mer et le Crotoy, parallèlement à la ligne Paris – Calais subsistent des édifications construites par les Chinois au service du train (voies ferrées de l’ancienne gare de triage, ateliers etc.), qui sont cachées aujourd’hui dans la verdure mais bien présentes.

9)      Le malheur frappe la famille Coulon-Boulogne de manière récurrente. C’est une constante magistrale qui ne dévoile en rien le récit. Zola n’aurait pas fait mieux d’ailleurs en transposant les Rougon-Macquart en Picardie. Les Coulon-Boulogne sont-ils punis d’espérance ? Envisages-tu une suite ?

Pas facile d’être paysan, picard, qui plus est anarchisant au début du siècle.  C’est quand même des coups à en prendre plein la tête. Pourtant je ne trouve pas mon récit si pessimiste que ça. Les filles et les femmes s’en sortent. Que deviendront-elles ? Et Rémi, le plus jeune, est-il vraiment mort, accroché à sa planche ? L’Eugène va-t-il réussir à s’évader du bagne ? Pour le savoir, il faudra lire la suite, qui est en cours d’écriture…

10) Nous avons l’habitude dans les colonnes du Jacoblog de montrer comment et pourquoi on peut amalgamer un voleur anarchiste et un cambrioleur de papier. Es-tu atteint de lupinose, cette maladie qui fait penser que Jacob serait le vrai Arsène Lupin ?

Je suis beaucoup plus jacobien que lupinien. Je n’arrive pas à adhérer au personnage de Lupin (sans doute parce que je ne l’ai pas lu dans ma jeunesse), je lui trouve peu d’humanité, il vit comme un bourgeois, est capable d’exercer comme chef de la Sureté, certes sous une fausse identité, mais toujours dans l’unique but de poursuivre ses petites œuvres personnelles, il n’a guère d’empathie envers qui que ce soit.

Jacob est au contraire travaillé par l’universel, sa part d’humanité affleure en permanence, y compris au regard de ses victimes, il est capable de remettre de l’ordre dans la maison qu’il cambriolait en s’apercevant que c’est celle d’un auteur de romans, capable de revendiquer au cours de son procès tous les cambriolages effectués par sa bande, même lorsque la police n’a pas fait le lien, pour protéger ses complices, capable encore de survivre au bagne sans renier cette même étincelle d’humanité.

Si Maurice Leblanc a subi l’influence d’Alexandre Jacob, je crois qu’elle s’est limitée à l’effervescence journalistique autour de son procès, il n’a repris que le personnage dépeint par les feuilles réactionnaires comme le Petit Journal, mais rien de la personne réelle ni des idées.

Décidément non, pas de lupinose chez moi, mais une jacobophilie permanente et agissante !

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Un commentaire pour “Dix questions à Léo … Lapointe”

  1. Vertenoeil dit :

    Salut Leo
    Enchanté de savoir que tu nous prépare une suite
    La planche serait elle de salut ?

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