Le crime du Métro Porte Dorée


NDLR : Pas de trace de l’hypothétique implication d’Alain Sergent, premier biographe d’Alexandre Jacob, dans cet article de Gavroche, sur l’affaire Laetitia Toureaux, paru en 2007.

Gavroche

N°149, Janvier-Février-Mars 2007, p.27-35

Laetitia Toureaux et la joyeuse bande

Le crime du Métro Porte Dorée

L’affaire Laetitia Toureaux, assassinée dans le métro parisien le 16 mai 1937, eut d’autant plus de retentissement qu’elle ne fut jamais élucidée.

Au fur et à mesure de l’enquête, on découvrit les multiples facettes, troublantes, de la victime. Mais le témoignage d’Yvonne Riou, à travers cet article de sa fille Liliane, est le premier à établir les relations de Laetitia Toureaux avec le comte Ciano, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Mussolini.

Le17 mai 1937 au début de l’après-midi, Victor R. et Yvonne C. sont à table, dans leur chambre sous les toits au 115 de la rue Saint-Maur, lorsque le concierge, nommé Tranchant, frappe à la porte :

« Vous savez la nouvelle ? Yolande s’est fait assassiner… »

A sa main Paris-Soir qui annonce sur trois colonnes à la une « le crime mystérieux du métro », avec la photo de « la blonde Laetitia », l’amie de René. On les voyait souvent ensemble chez Rique, le bistrot au bas de l’immeuble, le point de ralliement de la petite bande. M. Tranchant lit à haute voix : « Dans le métro aux cahots irréguliers, dans cette cage de verre roulante où les voyageurs vont et viennent dans un mouvement perpétuel, une femme est assise, assassinée, un couteau planté dans le cou, sans qu’une goutte de sang ait coulé, elle continue son voyage, immobile, les yeux ouverts… » Victor fait signe au concierge de ne pas conti­nuer : Yvonne est enceinte. Elle accouchera trois semaines plus tard.

L’affaire Laetitia Toureaux commence. Tout de suite, les imaginations s’enfièvrent autour de ce « beau crime » : « Aucun début de roman policier n’a autant de violence, d’attrait, de mystère que l’arrivée à la scène de l’actualité du crime du métro » s’enthousiasme Détective. Le premier crime dans le métro de Paris – il y avait eu des précédents à Londres et à New York – commis à une heure de grande affluence, le dimanche de la Pentecôte.

Laetitia T. quitte seule L’Ermitage, le bal musette de Maisons-Alfort, à 18 heures. Elle prend l’autobus, remarquée, jolie femme, le ruban rouge de la légion d’honneur – croit-il – épinglé sur le revers de son tailleur vert, par le receveur qui la suit des yeux tandis qu’elle des­cend à la Porte de Charenton et s’engage dans la bouche du métro.

A 18 h 30, les usagers montés en première classe dans la rame n° 382, à la station Porte- Dorée, voient le corps de la seule voyageuse assise dans le compartiment basculer et tomber à la renverse, un couteau planté dans le cou. Le jeune agent de police appelé sur le lieu dégage l’arme de la blessure, un flot de sang jaillit. L’artère fémorale était touchée, la victime prononçait encore des paroles indistinctes. Brouillées sont les éventuelles empreintes sur le manche. La station n’a pas été bouclée.

Les témoins sont formels : personne n’est des­cendu du compartiment. L’enquête établira que l’assassin n’a pas pu se cacher. Il a donc agi à la Porte-de-Charenton même, en quelques secondes, avec une audace impressionnante.

Cette sûreté d’œil et de main pourrait être celle d’un fou ou d’un sadique, voués à la répétition de leur acte. C’est dans cette direction que la police judiciaire oriente tout d’abord l’enquête, d’emblée sous le signe de la défaite – au risque de semer la panique parmi les milliers d’habitués du métro – avant de se tourner vers le milieu. Mais « Si quelqu’un sortait la lame, ce serait dans l’intimité, pas dans un wagon de première » remarque un truand inter­rogé par Paris-Soir. Et « la frangine du métro ne dansait pas avec des jules, mais avec des petits boulots qui fréquentent le samedi et le dimanche les bals de quartier ».

La bande

Sur la photo conservée par Yvonne C. : l’embar­cadère, L’Ermitage, devant la Seine. A l’excep­tion du « grand » Maurice qui prend la photo, tous s’avancent le regard fixé sur l’objectif en perspective plongeante. A gauche Victor R. le chapeau relevé – ainsi que le « fou chantant » l’année suivante – Yvonne à son côté. Au milieu le « petit » Charles, Charlot, en casquette. À droite René dit affectueusement « gros René » et Laetitia-Yolande, la veuve blanche et noire…

Yvonne est ouvrière en cartonnage, René ouvrier en lustrerie, Maurice facteur. Victor, carrossier et Charles, ébarbeur, habitent la rue Saint-Maur dans le XIe arrondissement. Ils étaient tous trois allés à la même école, dans le quadrilatère où tomba la dernière barricade de la Commune. L’amitié persista à travers la vie du quartier et la fréquentation des bals.

Près du carrefour de la rue Saint-Maur et de la rue Oberkampf, au point de contact de trois quar­tiers, leurs populations transfuges, leurs faux airs de relais villageois qui ne se sont jamais blottis auprès d’un clocher, est le 115 de la rue Saint- Maur. Au sixième étage, Yvonne essaye les cha­peaux que confectionne sa voisine, qu’on appe­lait Ninette : « Prenez-en un, vous le paierez en trois fois ». La modiste ne tardera pas à s’agran­dir: « Elle a disparu dans une rafle, en 42… Le cordonnier du 109, juif lui aussi, qui réparait les souliers du bal quel que soit leur état, ça ne fait rien, donnez-les moi… Si on n’avait qu’une seule paire de chaussures, forcément des escarpins… Il a été emmené avec quatre de ses enfants… Dans ces années-là quand j’allais faire une course chez un commerçant du quartier, si le rideau de la boutique était baissé, mon cœur se serrait… » Disparus aussi, les noms. Sur le coup, urgence de l’oubli.

Ici des gens du Nord, Bretons, Alsaciens, Russes, Italiens ont un jour, parfois posé une valise, souvent entassé dans un espace exigu un mobilier pléthorique. Émigrés de la première ou de la seconde génération, pas assez nombreux pour former une communauté distincte. Là où tout un chacun vient d’ailleurs, personne n’est étranger. La réciprocité s’impose. Au 115, chez Rique l’Auvergnat, Laetitia Toureaux elle aussi sera accueillie sans méfiance.

C’est l’été 1936 : « On sortait en bande ». Laetitia a 29 ans. Pour Yvonne qui en a 18, c’est une vieille. Aucune femme ne fait partie de la bande en son nom propre, mais en tant que compagne. L’amitié entre hommes est sacrée. Elles se fréquentent sans être amies.

Les petits pas de l’enquête

Le lendemain du meurtre, la photo en pre­mière page des journaux, prise avant son veu­vage alors que Laetitia avait une vingtaine d’années, montre une jeune femme aux yeux et aux cheveux clairs, au sourire avide. La presse se cristallise sur ses amours. Heureusement pour lui, René S. faisait son service militaire à Longwy. Il était en faction à la caserne à l’heure du drame. D’autres amoureux seront mis hors de cause. Madame Toureaux, qui dans les premières éditions «forçait le respect et appelait l’amour », vire à « Laetitia, femme légère ». La vérité se situait dans les nuances. René était sa seule liaison connue. Un témoin précise : « Elle riait, mais il fallait rester copain ».

Au fur et à mesure que l’enquête avance à « petits pas » reconnaît la police judiciaire, les personnalités multiples de Laetitia-Yolande, un peu cachottière, puis philanthrope et pisteuse sont dévoilées. C’est par les journalistes qu’on l’a su : Laetitia avait été employée comme détective. Elle était parrainée à la « Ligue du Bien Public » par un inspecteur de police – ce qui explique le ruban rouge rayé de noir au revers de son tailleur, le jour du meurtre, fausse légion d’honneur destinée à faire impression et à faciliter les enquêtes. On sait par le témoignage du receveur d’autobus que le procédé était efficace.

Quelques jours après le début de l’enquête, Yvonne, enceinte jusqu’aux yeux, est convoquée non pas seule, mais avec Victor R. et Charles I. Les témoins ne sont pas interrogés séparément, d’abord, mais ensem­ble, tout de suite… Un Maigret à rebours. Le commissaire Badin – « Il ne nous a même pas fait asseoir. On est entrés, on est ressortis aussi sec » :

« Naturellement, vous ne savez rien ? »

Le ton est affable, à peine interrogateur… l’évi­dence même. Quelques minutes plus tard, sur le trottoir du quai de Gesvres, le trio respire. Bien sûr qu’ils ne savent rien : « On n’avait aucun inté­rêt à témoigner, on ne voulait pas être mêlé à cette histoire, à sa vie. Plus rien à faire avec elle. Trop contents de se défiler ». Au soulagement d’Yvonne se mêlait un certain désappointement: « Il nous a pris pour des petits cons ». A quelques centaines de mètres de là, dans la cour de la police judiciaire quai des Orfèvres, les journa­listes transpirent par 30° à l’ombre. Plein de solli­citude pour les témoins, le commissaire les a « entendus » à la Préfecture…

Yvonne C. accouche le 10 juin. Lorsque, accompagnée de sa sœur, elle quitte la maternité de la Salpêtrière, son bébé dans les bras, l’inspec­teur Coquibus – un nom qui ne s’invente ni ne s’oublie – est là qui l’attend. Denise s’inquiète, il la rassure : « Ce sera juste un tout petit entre­tien… simple formalité ». Au fond d’un café, il met sous les yeux d’Yvonne des photos de Laetitia T. – « Il voulait voir si j’étais jalouse » – et enchaîne : « Elle était moins jolie qu’on l’a dit, mais très bien faite : je l’ai vue à la morgue… » Yvonne approuve : « Je l’ai aidée à se faire une robe, chez elle dans son deux-pièces près du Père-Lachaise. Elle avait acheté du tissu mauve… une sorte de crêpe… du satin retourné… une robe de soirée… » Soixante ans plus tard, Yvonne achève la phrase qu’elle avait alors au bord des lèvres : «… tandis que j’épin­glais sur elle le tissu mauve, elle me dit qu’elle devait se rendre en Italie, à une réception du comte Ciano… »

Depuis la fin mai, l’enquête était au point mort. Le 18 juin, Paris-Soir, renseigné par la sœur d’Yvonne C., sort son joker : « La police n’a-t-elle pas entendu cette grande, belle et mince brune aux yeux noirs, Melle Yvonne C. ? L’affaire Laetitia Toureaux rebondit : Yvonne C., une inconnue ? Allons donc… Nous sommes au regret d’affirmer qu’elle a été longuement entendue voilà quelques jours à peine… Ne faudrait-il pas s’intéresser à la joyeuse bande…? »

La moucharde

Ce Soir, le quotidien communiste dirigé par Louis Aragon le révèle, un certain M. Rouffignac, qui employait Laetitia T. comme pisteuse, l’avait recommandée à son client, M. Maxi, patron d’une firme en conditionnement de cirage, à la recherche d’une personne « de confiance ». Pour quoi faire ?

« On peut souligner à l’attention du lecteur le mode de recrutement de certaines entreprises. Les compagnes de travail de Laetitia la jugent « serviable, bonne, gaie, aimable ». Que penseraient-elles de ses véritables activités ? Et était-elle uni­quement au service d’une agence privée ? » Alors qu’elles attendaient le métro, Laetitia-Yolande proposa à Yvonne d’entrer au Lion Noir, la fabrique de cirage où elle-même était, soi-disant, conditionneuse. Il fallait, pour un salaire nettement meilleur que celui de la cartonnerie « dépister, mine de rien, les ouvrières qui commençaient à s’organiser ».

« Les rouges, je les ai à l’œil. »

Yvonne refuse net: « Moucharder les copines, ce n’est pas mon genre. »

« C’est à ce moment-là qu’elle s’est mise à me reparler du comte Ciano : « Je vous emmènerai en Italie, je vous présenterai à ces messieurs, au comte Ciano »…»

Quelques mois plus tard, Laetitia revient à la charge :

« Est-ce que vous êtes peureuse ? »

« Elle n’insistait jamais, elle ne cherchait pas à en imposer, mais elle ne renonçait pas non plus ». Cette fois, il s’agissait de tenir le vestiaire dans un grand café de Pigalle : « Si je reconnaissais un client d’après les photos qu’on m’aurait remises, je devais téléphoner à « l’organisation » et rester calme, même si j’entendais des coups de feu ».

Yvonne est tentée : « C’était très bien payé. Elle a vu qu’on était fauchés ». De retour au 115, elle en parle à Victor :

« Tu te rends compte qu’elle te demande de faire l’indicatrice ?

–                      Mais cette fois, ce sont des gens qui ont fait des sales coups.

–                      Pas forcément. Tu ne sais pas ce que c’est, mais tu sais ce que tu risques. Ne vas pas te mettre dans un truc comme ça. »

A partir de là, le couple se stabilisant, la gros­sesse d’Yvonne annoncée à la fin de l’automne, Laetitia-Yolande lâche prise : « René S. était parti au service militaire, sa liaison avec lui touchait à sa fin, nous nous sommes perdues de vue ».

Pourtant un souvenir émerge : « Le 31 décembre 1936, la nuit du réveillon, on avait été manger des escargots dans un bistrot de la rue de Charenton. À la table voisine, sur le coup de minuit, une autre bande s’est mise à fredonner l’Internationale. Yolande était assise en face de moi. Elle était outrée : « Ça y est, ça commence, encore des rouges… Il ne manquait plus que ça. » Je n’avais jamais cherché à approfondir le sujet, j’avais bien autre chose en tête, mais à ce moment-là, je me suis dit qu’elle était fasciste. Absolument fasciste. »

« Elle a jeté son dévolu sur moi parce que j’étais très jeune. Elle a pensé qu’elle pouvait m’influencer. Elle n’avait pas besoin de confi­dente, ce qu’elle voulait, c’était un « mouton ». »

« Ce qui caractérisait Laetitia, c’était la bana­lité… aucun signe distinctif… sauf un grain de beauté, une mouche sur le visage. C’était une femme très comme il faut, convenable. »

« Son appartement – une vraie chance ce deux-pièces à l’époque, 3 rue Pierre-Bayle, à la lisière du Père-Lachaise – un quartier retiré, à la ‘imite du XIe et du XXe. Trop bien rangé, il donnait une impression de froid, comme s’il était inhabité. La photo de son mari, quelques vêtements… Le lit était en acajou, genre empire (« ses yeux fixant le tour de la chambre aux meubles d’un acajou sombre et brillant, d’un approximatif style Empire », écrit Alberto Moravia à propos du mobilier du Conformiste)… J’ai pensé que c’était une escale… »

Laetitia-Yolande

Née en Italie en 1907, dans le val d’Aoste qu’elle quitte à l’âge de 20 ans – alors que va se déclen­cher la « grande » crise – d’une famille migrante d’origine rurale, une mère couturière, deux frères peintres en bâtiment, elle-même fausse manuten­tionnaire, indicatrice avérée, Laetitia Toureaux est en rupture de province, de nation, de classes pay­sanne et ouvrière.

La plus lointaine source de document qui nous informe à son sujet émane de Paris-Soir du 26 mai 1937 : « En 1929, à la suite d’une bataille rangée qui opposa pendant près de trois ans à Paris les militants d’un parti politique au pou­voir dans un pays voisin de la France et leurs compatriotes immigrés, nous avions appris que l’ambassade de ce pays entretenait une police privée et que celle-ci était constituée par l’agence P., située dans le quartier Saint-Denis, dirigée par un ancien commissaire central de province (décédé le mois dernier). P.M. employait comme indicatrices chez les immigrés diverses jeunes femmes, parmi lesquelles une dame Nourrissat ».

L’itinéraire de Laetitia T. est un aller-retour, depuis sa naissance aux marches de l’Italie, à la lisière de la France. Pays bilingue, prénom italien, patronyme français, Laetitia Nourrissat se change en Yolande Toureaux.

Le rapport cité dans Paris-Soir mentionne une dame Nourrissat, alors qu’elle avait épousé le fils d’un de ses patrons, orfèvre, un monsieur Toureaux mort des suites d’une tuberculose. Marquée, peut-être déstabilisée par son veuvage – il n’était pas de semaine où elle ne fit une ou plu­sieurs visites à la tombe de son mari – elle confia à son père : « Mes activités m’empêchent de penser à mes malheurs », mais elle était engagée dans le fascisme avant son veuvage.

Laetitia T. voit sa famille plusieurs fois par semaine, tout en lui cachant ses véritables activités (Madame Nourrissat mère interroge les jour­nalistes : « Qu’est-ce que c’est, une indi­catrice ? ») et de ce fait, est mentalement séparée d’elle. De même, elle est extérieure à l’entreprise qui l’emploie en tant qu’« observatrice » « bonne, charitable ».

Éternelle déplacée, partout rapporteuse, partout pièce rapportée. Même aux Fasci où, dangereu­sement, elle ne se limite pas au domaine féminin, elle est en porte-à-faux.

Les polices italiennes et françaises suivaient très attentivement les activités des immigrés en général et le fort mouvement d’allées et venues de l’Italie vers la France. « Le privilège de sortir du pays n’est octroyé qu’à des gens fidèles au régime, ou pour des voyages de fonction. La police, seule, décide si une personne peut voya­ger à l’étranger ou non[1] ». Laetitia T. quant à elle a un passeport visé.

Paris-Soir relève un appel téléphonique venu de Rome qui, une nuit, jeta le trouble dans le petit village natal de Laetitia T., Ajate ; elle y résida en juillet 1936, à l’époque où, tandis qu’Yvonne C. l’aidait à ajuster une robe du soir, elle lui dit qu’elle devait aller à une réception du comte Ciano.

Le comte Ciano et les frères Rosselli

Le gendre de Mussolini était en 1937 un ministre des affaires étrangères au faîte de sa puissance, l’espoir des jeunes fascistes qui comp­taient sur lui pour renouveler le régime et relancer le fascisme[2]. Il fut assassiné en 1943 avec le consentement du Duce.

Ce Soir du 10 juin rappelle un certain nombre d’attentats : « Qui étaient les inspirateurs de l’attentat de Marseille ? » (contre Alexandre de Yougoslavie). « Un Italien, Bonfanti, tua l’anti­fasciste Clérici. Belso tue, à l’arme blanche, l’antifasciste Montanari : Ces attentats sont en correspondances avec le comte Ciano » affirme le journal.

Le 9 juin 1937, le corps de deux Italiens assassinés à coup de revolver et achevés à l’arme blanche sont découverts dans un bois près de Bagnoles-de-l’Orne. Les victimes sont les frères Rosselli, antifascistes notoires. Carlo Rosselli surtout est un adversaire intraitable du fascisme. Avec l’anarchiste Berneri, il fonde une brigade constituée d’environ 150 engagés qui combattent aux côtés des autonomistes catalans et des anar­chistes de la Confédération Nationale du Travail. Blessé sur le front d’Aragon, il rentre en France où il continue à recruter des volontaires. Non intégrés aux Brigades Internationales – indignés par les pratiques staliniennes dont la liquidation de Berneri – ils sont cependant à Guadalajara où les troupes populaires, toutes divisions surmon­tées, mettent en échec l’armée nationaliste et ses alliés : « Elle est finie, écrit Rosselli à son retour d’Espagne, la fable d’un antifascisme qui ne sait pas se battre. Finie la diffamation d’un prolétariat incapable de réagir contre le fascisme[3] ».

La nouvelle de l’assassinat des frères Rosselli cause dans les milieux émigrés italiens une vive émotion. Cet attentat « minutieu­sement préparé et farouchement accompli, écrit Ce Soir, n’est que le premier d’une longue série qui commence » et, le 14 juin :

« Dans combien de temps enquêtera-t-on dans les milieux fascistes. La police sait pourtant d’où viennent les tueurs et sur l’ordre de qui l’on tue. Le meurtre accompli, les assassins ont disparu. Ils restent introuvables dans l’affaire Toureaux… »

« Le crime de la forêt normande » aussi gardait son secret. La presse ne manque pas de faire des rapprochements : « Trop de meurtres sont restés impunis, Laetitia Toureaux, entre autres, a été exécutée à l’arme blanche ».

Une foule évaluée à plus de 10000 personnes accompagne les cercueils des frères Rosselli « hissés à bras d’homme sur les fourgons qui les conduisent de la Maison des Syndicats, à la Grange-aux-Belles, jusqu ‘au cimetière du Père-Lachaise. Drapeaux rouges et drapeaux italiens voisinent[4] ». Ce fut l’une des dernières manifesta­tions d’unité à la base du Front Populaire (le gou­vernement Blum tombera le 21 juin).

Le 15 février 1945, au cours de la procédure ouverte à Rome sur les crimes des services spéciaux mussoliniens, l’ambassadeur Vittorio Cerrutti, entendu en qualité de témoin, déclare : « En septembre 1937, je fis un rapport à Ciano sur l’impression suscitée en France par l’assas­sinat des Rosselli et je lui parlai du poignard retrouvé près des corps. Ciano se leva, fit le tour de la table, vint près de moi et me mettant la main à l’épaule, me dit : « Vous devez admettre que l’idée de ce poignard a été une idée géniale »… Je restai éberlué[5] ».

Ce témoignage confirme la déposition du géné­ral Roatta, grand chef des services secrets italiens : « Vous me rapportez que le CSAR est une organisation puissante, qui nous admire et qu’elle veut des armes. Voyons ce dont ces gens- là sont capables : Carlo Rosselli nous empoi­sonne. Que le CSAR nous en débarrasse donc[6]! »

La Cagoule

Le CSAR, comité secret d’action révolution­naire, fondé en 1936, était une organisation nationaliste et militaire. La Cagoule, puisqu’il faut l’appeler par son surnom, dont le tribunal suprême ne rendait que deux verdicts : l’acquit­tement ou la mort, aurait selon ses dires recruté environ 12000 membres. La bouffonnerie de ses pratiques a longuement masqué son réel péril.

Pour la presse, les rôles étaient distribués : Laetitia Toureaux, l’affectif et le sexuel, Carlo Rosselli, l’héroïsme, à la Cagoule la farce tragique. En fait, écrira Le Libertaire en décembre 1937 : « Le danger fasciste nous a frôlés ».

Le gouvernement français, de son côté, faisait en sorte de ne pas envenimer ses relations avec Mussolini, d’où la nécessité de masquer la portée politique des assassinats, dénis de la politique de non-intervention en Espagne. Ainsi que l’écrit Ce Soir du 28 juin à propos de l’affaire Toureaux : « L’effort pour aboutir au classement de l’enquête eût gagné à être moins apparent ».

Le comte Ciano avait un puissant intérêt à l’éli­mination de Laetitia T. Il ne s’agissait pas d’un simple règlement de comptes entre cagoulards, mais de raison d’Etat formellement fasciste. La stratégie qui visait à maintenir le si « souhaitable » rapprochement avec la France n’aurait pu être prolongée si le meurtrier des Rosselli avait été découvert et identifié comme agent de l’Italie fasciste. Selon une rumeur, un membre de la Cagoule, Locuty, aurait accusé du meurtre de Laetitia T., en 1938, Filliol, tueur à gages de l’organisation. Mais les Cagoulards ont fait dispa­raître les traces de l’instruction sur les faits qui leur étaient reprochés pendant « l’occupation ».

Quoi qu’il en soit, lorsque le fondement poli­tique d’une affaire criminelle est dévoilé, le nom du meurtrier est d’importance secondaire. Le signataire n’est pas l’auteur. Et au printemps 1937 les deux organisations, services secrets mussoliniens ou Cagoule, sont sœurs siamoises, la seconde excroissance dépendante et fascinée de la première.

Comment les choses auraient-elles tourné si l’appartenance fasciste de Laetitia Toureaux – connue de la police judiciaire – avait été rendue publique le lendemain du meurtre ? Divulguée, une telle information n’aurait peut-être pas incité Carlo Rosselli à une circonspection qui n’était pas dans son caractère (« Nous sommes tous des volontaires de la mort pour reconquérir la liberté perdue… »). On est fondé à croire, avec la lucidité de l’après-coup, que dans cet exemple de recours à la violence pour atteindre à l’exercice du pouvoir, à cette volonté de frap­per les esprits n’a pas répondu, de la part des pouvoirs en place, celle d’alerter, de mettre en garde, de donner l’éveil, bref, de préparer les esprits à la résistance.

Lors du procès ouvert en 1948, le CSAR répond de l’assassinat des frères Rosselli en échange d’une importante livraison d’armes par le gouvernement Mussolini. Le procès ouvert en Italie en 1945 le révèle, c’est au printemps 1937 qu’un entretien a eu lieu à Nice, près de la fron­tière française, entre les services secrets italiens et le CSAR[7]. Les rencontres entre les deux organisations ont été rares et difficiles à mettre en œuvre. Laetitia T. quant à elle, faisait des allées et venues fréquentes entre la Péninsule et l’Hexagone. Elle disparaissait parfois de l’agence Rouffignac, qui lui confiait « des fila­tures délicates, des enquêtes ardues », pour de courtes absences : « Je suis prise ».

D’après un témoignage d’Yvonne C., Laetitia T. était suivie dès l’automne 1936. Un soir d’automne, après le bal, Laetitia-Yolande demande à Victor R. et Yvonne C. de la raccompagner chez elle. Arrivés rue Pierre-Bayle, petite voie mal éclairée entre le boulevard de Charonne et la rue du Repos qui jouxte le cime­tière du Père-Lachaise, à deux pas du métro Philippe-Auguste, elle se retourne : « Regardez, quelqu’un me suit… un bonhomme habillé en bleu foncé… L’autre jour, il m’a ratée de peu, je n’ai eu que le temps de monter chez moi. » Après un coup d’œil jeté en arrière, elle grimpe vite l’escalier: « Elle avait vraiment peur » se souvient Yvonne C. La persévérance du tueur, de l’automne 1936 à mai 1937, permet de mesu­rer l’importance de l’enjeu.

Agent de Ciano, Laetitia T. savait peut-être qui avait commandité le meurtre de Rosselli et ceux de Clérici, Montanari. Son élimination, décidée de longue date, conditionnait-elle celle de Carlo Rosselli qui la suivra de quelques semaines ? Est-ce parce qu’elle a été supprimée en tant que témoin virtuel à propos d’un meurtre futur que l’énigme de son assassinat est restée longtemps inélucidable ?

Fascinante énigme

« L’innocent » qui, en mars 1948, depuis l’asile psychiatrique où il était interné, écrivit comme beaucoup d’autres à la police judiciaire pour s’accuser du meurtre de Laetitia Toureaux, fut peut-être la preuve du trouble ressenti par la population, moins à la suite du crime, de son hor­rifique poésie et de l’impunité de l’assassin, qu’en raison de sa cause inconnue.

Un soir des années 70, Victor et Yvonne Riou, mes parents, regardent à la télévision une émission consacrée à l’affaire Laetitia Toureaux. Des ano­nymes revendiquent le meurtre et reprennent le refrain « elle en savait trop », sans que jamais la teneur de ce « trop » soit énoncée. Elle avait trop parlé, cela allait de soi ; même si l’on ne savait pas de quoi, ni où, ni quand, ni à qui, même si l’on ne pouvait pas répondre à ces questions-là.

« Pourtant, dit Yvonne, elle n’était pas hâbleuse, plutôt froide de tête, elle ne se vantait jamais ; le contraire d’une idiote » (comme en témoigne son habileté à brouiller ses traces en les multipliant). Ne recrutant que pour l’information indigène, elle n’aurait eu aucun intérêt à utiliser le nom du dauphin de Mussolini comme un appeau pour des oiselles. Si elle a fait les mêmes travaux d’approche vers d’autres qu’Yvonne C., ce qui est peu probable, car seule celle-ci a été signalée par Henri Nourrissat en tant que « confidente » de sa sœur, ce fut non sans discerne­ment, vis-à-vis de jeunes femmes qui, comme elle, se sont tues.

L’animateur de l’émission, Pierre Bellemarre presse les témoins de se manifester. Par-delà le temps, l’affaire garde encore son pouvoir de fascination. Victor et Yvonne Riou n’ont pas besoin de se concerter: « Ce n’était ni le lieu, ni les conditions requises pour témoigner : il n’y avait pas de mémoire à défendre. Ma préoccupation, après le drame, a été de protéger Victor, Maurice – ils étaient anarchistes, d’un anarchisme « pas très grave »de la vendetta ». Implicite, le souci de sa propre sauvegarde et celle de l’enfant qu’elle allait mettre au monde.

Après la mort de Laetitia, René Schramm, très choqué, apprit par une conversation avec Victor Riou ses véri­tables activités : « Elle a voulu virer de bord, c’est pour ça qu’ils l’ont tuée ». La conviction de René n’entamait pas celle d’Yvonne : « Laetitia était abso­lument fasciste. Elle n’avait pas la tête à faire de la politique. Elle s’étourdissait. Elle ne fai­sait plus le poids ». Mais avait-elle jamais fait le poids ? Elle n’était pas une espionne de haute volée. Le fait d’appartenir à la classe pauvre, de n’avoir aucune protection familiale en haut lieu l’a rendue plus que vulné­rable, facile à sacrifier.

Il n’empêche : Laetitia T. n’avait à première vue aucun intérêt politique à fréquenter « la joyeuse bande », sinon celui soumis à la nécessité de recruter, et de brouiller les pistes. Un voile d’inno­cuité… Tâter le pouls, renseigner sur l’état d’esprit de ces couches populaires promptes à la revendication, fermes dans la grève, mais rétives à l’engagement, dont les réactions face à un coup de force fasciste n’étaient pas prévisibles. Peut-être a-t-elle jeté son dévolu sur la petite bande juste­ment pour cela…

Yolande-Laetitia se coulait dans l’incognito parisien. Les femmes allaient au bal, seules ou avec une copine, libres de refu­ser une danse, de changer de par­tenaires. Laetitia T. bénéficiait de cette liberté neuve, en contradic­tion avec le moralisme fasciste, croyant faire partie d’une élite missionnée avec ses préro­gatives : aller au bout de ses désirs tout en baignant dans le climat populaire, en parfaite cohérence avec le populisme mussolinien. Elle glissait vers un autre genre de vie, se rendant par là même suspecte.

Les vêtements de Yolande, autre camouflage, étaient confectionnés par sa mère couturière. L’enquête a établi que Laetitia T. vivait au-des­sus de ses moyens, mais sans exagération. Un petit appartement, des voyages… Le fascisme italien rétribuait peu, voire pas du tout ses agents, censés travailler pour une cause à laquelle ils s’étaient voués. En période d’éco­nomie de guerre, les modes étrangères, surtout celles de Paris, étaient vivement déconseillées aux Italiennes, d’où la robe mauve confectionnée par elle-même (Mme Nourrissat n’aurait pas man­qué d’interroger sa fille sur la nécessité d’une robe du soir) pour se rendre à une réception du comte Ciano. En aparté, lui rendait-elle compte de ses missions, ce qui expliquerait que l’on ne trouve aucune trace de Laetitia Toureaux-Nourrissat au deuxième bureau italien ?

Le jour du crime, la veuve était en vert. Une renaissance, la fin d’un deuil pour le retour à l’Ermitage, la guinguette-oasis. Poursuivie depuis des mois, désespérant de se fondre dans les murs, force-t-elle la couleur ainsi que certains animaux déguisent leur angoisse d’un fard, une odeur, un son strident ?

Le 2 décembre 1935 fut « la journée de l’alliance » qui vit des milliers d’Italiennes donner leur alliance à la patrie pour financer la guerre en Ethiopie. Yvonne ne se souvient pas avoir vu une alliance, qu’elle soit en or ou en acier, au doigt de Laetitia T., pourtant très atta­chée au souvenir de son mari. Au reste, à la fin des fins de ce conte noir, elle n’aurait eu besoin que de l’anneau d’invisibilité.

La bande et la guerre

Qu’est devenue la « joyeuse bande » ?

Charles Ignovisci et Victor Riou, faits prisonniers en juin 1940, sont rentrés en France en 1945 après 5 ans de stalag. Maurice Friedlander a été fusillé au Mont Valérien le 15 juin 1943 pour faits de résistance. Yvonne Riou, pendant « l’occupation », « prend la place » de Victor aux usines Citroën. Elle va et vient de la rue Saint-Maur à la croix de Chavaux. Montreuil, arrière-pays du XIe arrondis­sement, est depuis longtemps propice au dévelop­pement de ses activités industrieuses et, pour l’heure, clandestines. Moins de densité humaine, moins de délateurs potentiels. Le dimanche en soi­rée, après avoir confié sa fille à la famille Gallousi, des immigrés italiens, pour la semaine, elle fait un crochet jusqu’à l’imprimerie Guillois, compagnon de Victor Riou pendant la drôle de guerre, évadé. Elle se revoit « comme dans un rêve », « oublier » un paquet de tracts sur le rebord de la fontaine Saint-Michel : « S’il y a un contrôle dans le métro, tu t’appuies contre le mur, tu laisses doucement tomber le paquet et tu t’en vas… »

« C’est pendant les années de guerre surtout qu’il a fallu avoir de la chance ». Après un temps, elle ajoute : « Mais Maurice, lui, était juif… » Maurice Friedlander, partisan d’actions de résistance à main armée individuelles, ou en très petits groupes, ne s’était pas joint au réseau d’André Guillois. Dès son retour de captivité, Victor Riou se rendit au café où Maurice avait ses habitudes. Le patron : « Un inspecteur est entré : « Connaissez-vous Maurice Friedlander? » J’allais répondre que non. Maurice s’est levé et a dit: « c’est moi »… »

Pendant l’effondrement de juin 1940, une cohorte de prisonniers traverse la ville de Remiremont. Victor Riou – « On a été livrés, il n’y avait plus un gradé » – est dans le groupe de tête. Du haut d’un balcon, l’état-major allemand jette des paquets de cigarettes à terre : « Le pre­mier qui y touche je lui casse la gueule ! On a marché dessus… Derrière nous, ç’a été la ruée… » Devant le monument de la Victoire, un groupe d’anciens combattants :

« La victoire, notre victoire!

– Il fallait la défendre votre victoire, pauvres cons… »

Dans un recoin, une porte s’ouvre, une femme dit: « Entrez ». Il dit qu’il ne peut pas laisser les copains. Elle dit qu’elle comprend.

Par la suite, il tentera cinq fois de s’évader, sera cinq fois repris. Il avait fait une guerre anti­fasciste, avec la croix de guerre pour fait de résis­tance désespérée à l’avance allemande.

Cette conviction antifasciste était partagée par toute la « joyeuse bande » dès avant le meurtre de Laetitia Toureaux, qui aura été cependant un sinistre préambule, la confirmation d’un danger fasciste imminent. Une terrible leçon inaugurale.

Liliane RIOU


[1] Rezo de Felice, Le fas­cisme, Que sais-je.

[2] Rezo de Felice, Le fas­cisme, un totalitarisme à l’italienne, Presses de la Fondation des sciences poli­tiques, 1981.

[3] Pierre Milza, Le voyage en Ritalie, Plon, 1993.

[4] Ibid.

[5] Jean-Raymond Tournoux, L’histoire secrète, Plon, 1962.

[6] Ibid.

[7] Idem, note 5.

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