Dix questions à … Franck Sénateur


ll est des signatures qui comptent, il est des noms qui reviennent fréquemment lorsque l’on cherche  approfondir ses connaissances sur un sujet précis. Le bagne, la Guyane, le Caillou aussi, les hommes et les femmes punis par exemple ? C’est peu dire que Franck Sénateur maitrise une parfaite connaissance de l’histoire carcérale française. Cet enseignant a d’ailleurs créé en 1999 Fatalitas, Association pour l’Histoire et l’Etude des Etablissements Pénitentiaires de Métropole et d’Outre-Mer. On ne compte plus ses participations à de nombreuses expositions pour le musée national des prisons à Fontainebleau, pour le musée de la Préfecture de Police à Paris, à Saint Martin de Ré, à La Seyne sur Mer ou encore à Saint Laurent du Maroni. Conseiller historique sur plusieurs films  dont Les amants du bagne de Thierry Binisti en 2004 où Antoine de Caunes campe le personnage d’Albert Londres, il est l’auteur entre autres de Martinière, le transport des forçats en 2008 et de Planète évadés en 2012. Franck Sénateur avait donc toute sa place dans les colonnes du Jacoblog et c’est un historien pointu qui a bien voulu répondre ici à nos dix questions sur les camps français de déportation, de relégation et de transportation.

1) Tu as écrit de nombreux ouvrages et articles sur les bagnes de Guyane. Depuis quand date cet intérêt pour l’histoire de la colonie pénitentiaire française d’Amérique du Sud ? Si l’on met « le Bagne en relief », casse-t-on un non-lieu de mémoire, une image noire de ce département ?

Je pense que cet attrait date du choc provoqué par la lecture de « Papillon »…J’avais une dizaine d’année et entre les héros de Jack London et ceux Conrad, il a trouvé une place privilégiée. Il ressemblait trait pour trait à tous ces héros anonymes, ces sans grades, ces oubliés de l’histoire qui se débattent et luttent quotidiennement pour survivre…

Le « bagne en relief », exposition tirée d’une série de photos réalisées par un ht   fonctionnaire de l’AP est à considérer comme un reportage exceptionnel de la vie dans la colonie et non pas comme un exercice artistique. Plus que la qualité photographique, on doit s’attacher à découvrir les multiples facettes que révèlent ces photos, nous permettant ainsi de comprendre de l’intérieur le fonctionnement si particulier de cette institution.

2) Alexandre Jacob, bagnard, anarchiste, parle dans ses écrits d’un « système éliminatoire » ; Alexis Danan dit dans son ouvrage Cayenne, à propos du transport des bagnards, qu’ « un convoi mange l’autre » suggérant de facto la très forte mortalité au bagne. Comment cette machine bagne peut-elle fonctionner ?

Des taux de mortalité élevés sont enregistrés aux bagnes de Guyane depuis leur création. Cela interpelle bien le ministère des colonies, d’autant que les condamnés ne sont pas les seuls à être décimés par les épidémies de paludisme et de fièvre jaune, mais les surveillants, les sœurs, les colons libres payent aussi un lourd tribut… Plusieurs modifications radicales attestent de cette réflexion, en particulier la désignation de la Nouvelle Calédonie comme nouveau territoire pénitentiaire (pour les européens) entre 1867 et 1887 et l’envoi de l’ancien Directeur du bagne Vérignon pour une mission de recherche de  nouveaux lieus dans tout l’empire colonial.

Mais le législateur de la fin du 19éme demeure intraitable, considérant que la « peine » doit être exemplaire pour être rédemptrice (les « lois scélérates » votées à la même période en témoignent…) et la Guyane va être maintenue, envers et contre tous (excepté toutefois certains notables guyanais qui trouvent leur compte à cet apport de main d’œuvre bon marché…) jusqu’en 1938.

3) Qui sont justement ces gens, ces hommes punis,  que la France envoie à des milliers de kilomètres ? Le transport sur la Loire ou la Martinière était-il un spectacle ? En quoi constitue-t-il un moment charnière dans la vie du condamné ?

Tout d’abord les déportés politiques, issus principalement des milieux  d’opposition de 1848 …Puis viendront les condamnés des cours d’assises, « les transportés », en relation avec la loi de 1854, instaurant l’exécution de la peine des Travaux forcés dans les colonies pénales et en particulier en Guyane.

Enfin, à partir de mai 1885 et après d’âpres discussions législatives, ce sera les relégués, ces multirécidivistes, qui partiront pour un exil définitif, dont seule une grâce pourra les tirer.

Dans la France provinciale de la fin du 19ème siècle, les distractions sont rares et un départ de forçats, avec tout le rituel qui l’entoure, est toujours un moment exceptionnel, tout comme l’arrivée à Saint-Laurent du Maroni, commune pénitentiaire qui ne reçoit que très peu de steamers. On se presse pour distinguer dans cette foule mi-attirante, mi-effrayante, un visage connu, un de ces « Paris-premier » qui ont fait les gros titres de la presse. Le voyeurisme est déjà en vigueur à l’époque…

Pour le condamné, c’est toujours un instant capital, celui où il quitte définitivement sa vie passée et tous ceux qui l’ont partagée, sans espoir de retour. Même les durs à cuire ne peuvent retenir une marque d’émotion lorsque le bateau-cage fait mugir sa sirène en mettant en route. Mais paradoxalement, après quelques jours de mer et d’échanges avec des évadés repris, de retour en Guyane, les informations qui circulent font naitre un nouvel espoir : Il sera sans aucun doute plus facile de se faire « la belle » de Saint Laurent du Maroni que de Fontevrault ou Clairvaux !

4) Si la Guyane possède une image noire, beaucoup de récits en ont développé une encore bien plus négative des surveillants. On voit alors les chaouchs alcooliques, violents, prévaricateurs, etc. Qui sont ces hommes si décriés ? Méritent-ils ces reproches ?

Le corps des surveillants militaires des colonies jouit d’une mauvaise réputation depuis la célèbre phrase de napoléon III qui aurait répondu qu’il ferait garder les bagnards par plus gredins qu’eux…En fait, la difficulté de recrutement de ces personnels de surveillance a souvent amener le ministère des colonies à racler les fonds de tiroirs en recrutant parmi d’anciens sous-officiers de l’armée coloniale, plus à même de résister aux maladies tropicales. Le décret de création de ces fonctionnaires date d’ailleurs de 1867, soit 15 ans après l’arrivée des premiers condamnés aux colonies ! On ne doit cependant pas les associer aux « chaouchs », surveillants particulièrement iniques des « Bat d’Af » pour qui l’humiliation et la torture des condamnés militaires étaient souvent une distraction, voire la seule opportunité, quand ils les avaient fait craquer, de monter à Tunis ou Alger, les accompagner au tribunal militaire…

5) Faut-il mettre à part les anarchistes internés aux îles du Salut ? Faut-il, comme certains pourraient le croire, considérer cette population, assez peu nombreuse finalement, comme une espèce d’aristocratie de réprouvés ? C’est quoi être anarchiste au bagne ?

Tout à fait. Tout d’abord pour la simple raison qu’ils possèdent une vraie culture (supérieure souvent à celle de leurs gardiens !),  associée à leur démarche politique, qui les élève bien au dessus des droits communs classiques. De là découle un esprit de solidarité qu’on ne retrouvera que chez les bagnards indochinois ( pour l’essentiel communistes) la preuve étant qu’ils sont les seuls à avoir tenté une révolte au bagne, à Saint Joseph (îles du Salut) en 1894.

6) L’évasion du bagnard est-elle libératrice ? Est-elle une illusion nécessaire ? Ne constitue-t-elle pas plutôt un élément parmi tant d’autres du système bagne ?

Dans son ouvrage « Passeport pour le bagne », Raymond Vaudé écrit : « L’évasion, on y pense dès la première minute, dès l’instant ou on nous passe les menottes… ». C’est le leitmotiv de tout condamné, y compris dans les prisons métropolitaines. La privation de liberté, en tant que peine est une mesure relativement récente, qui se veut plus humaine que les châtiments corporels de l’ancien régime et s’appuie pourtant sur une donnée antinaturelle insupportable pour tout être vivant.

En Guyane, l’illusion de facilité à s’évader incite terriblement à tenter sa chance : une corvée trop nombreuse et mal surveillée, un emploi qui laisse des ouvertures, les berges de la Guyane Hollandaise si proches, tout pousse le forçat à se lancer. Les divers retours d’informations démontrent pourtant que bien peu réussissent (et à quel prix !), mais cela fait intégralement partie de la légende du bagne…

7) Dans l’Enfer du bagne, par exemple, Paul Roussenq mentionne peu de bagnards. Seznec, Ullmo, Soleilland ou encore Dieudonné apparaissent plus comme des types de fagots (l’innocent, l’anarchiste, le méritant, l’évadé, le criminel né) que comme des individualités à part entière, « le bagnard de Saint Gilles » apparaissant lui-même comme le prototype du réfractaire. Quels sont les bagnards qui ont pu retenir ton attention ?

Paul Roussenq, quelle que soit sa sensibilité politique, est un révolté. Le parcours qui le mène au bagne est semé d’injustices criantes, c’est un innocent au vrai sens du terme quand on pense que tout part d’une simple infraction à la législation des transports à 17 ans ! Après, c’est l’engrenage d’un système que Foucault décrit admirablement, qui se protège et punit. Durement et sans jamais lâcher sa proie.

Il ne se sent pas proche, ni solidaire des autres condamnés, je pense même qu’il a un certain mépris pour eux et leurs compromissions, lui qui ne cède pas un seul pouce de terrain à l’AP.

Toutes les histoires sont passionnantes et chargées d’émotions, mais celle de Roussenq plus que toute autre. Seul regret, on ne connait de lui que la réédition de son texte, « l’enfer du bagne » publiée en 1957 et réécrite par un abbé (!) alors que le texte original de 1934 « 25 ans de bagne » est palpitant ! J’espère d’ailleurs  le faire rééditer bientôt…

8 ) Pourquoi Alexandre Jacob n’apparait-il pas ou très peu dans les études sur le bagne alors qu’il est considéré comme « une des bêtes noires de l’Administration Pénitentiaire », alors que la relation épistolaire qu’il entretient avec sa mère constitue une source importante ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « études sur le bagne ». Cinq ou six ouvrages lui sont consacrés (dont le tien…), ce qui est déjà exceptionnel, et on le retrouve dans un certain nombre d’articles, journalistes et chercheurs ne l’ont donc pas négligé. Quant à l’AP, il suffit de voir l’épaisseur de son dossier et la teneur des rapports le concernant pour voir qu’elle ne l’a pas oublié non plus…En mai 1914, le commandant des îles du salut interpelle le directeur de l’AP à propos des colis que reçoit le « condamné dangereux » Jacob qui vient de recevoir deux dictionnaires de droit ( !) et a incité ses condisciples à se faire envoyer leurs colis-postaux par « échantillons postaux recommandés » pour éviter le pillage des surveillants…En fait, il souffre juste d’un manque de médiatisation moderne pour être reconnu à sa juste valeur…

9) Alain Sergent, dans sa biographie d’Alexandre Jacob en 1950, affirme que le bagne français préfigure, à un niveau nettement moins industriel, le goulag stalinien ou le camp de concentration nazi. Ces trois espaces sont-ils comparables ?

Absolument pas, et cela représente même à un amalgame dangereux, qui peut induire en erreur totale la perception de notre histoire. La motivation des ordonnateurs de ces systèmes est totalement différente : si pour les nazis ou les communistes, l’objectif reconnu est l’élimination systématique des personnes concernées, rappelons que pour le législateur de 1854, il faut pallier à un manque cruel de main d’œuvre depuis l’abolition de l’esclavage six ans plus tôt. D’ailleurs, le développement économique de la Corse, alors insalubre, s’inscrit dans cette même veine avec la création des pénitenciers agricoles et d’une colonie horticole…

Si les taux de mortalité sont élevés, rappelons que dans le contexte de l’époque, dans l’industrie, la pêche, la mine, ils le sont également. La guerre de 14 a fait des millions de victimes, innocentes elles, alors il est certain que les statistiques guyanaises sont relativisées à propos de personnes qui « l’on bien cherché quelque part », dans l’esprit de bon nombre de citoyens bien pensants…Dans ce contexte économique et politique, on fait peu cas du sort des bagnards, sans pour autant souhaiter les exterminer.

10) Nous tentons de montrer, dans le Jacoblog et dans le livre L’Honnête cambrioleur que le voleur anarchiste Jacob ne peut être assimilé au héros littéraire créé par Maurice Leblanc, amalgame que nous appelons « la lupinose ». Peut-on évoquer le « chéribibisme », voire la « papillonite » lorsque l’on prend une des personnalités remarquables du bagne ?

Je ne pense pas. Cela tient en premier lieu à la personnalité des auteurs et de leur intention. Gaston Leroux est un romancier populaire, il surfe sur un sujet très porteur, le bagne, mais ne laisse planer aucun doute sur  la fiction de son histoire. Il connait d’ailleurs assez mal le sujet et va se cantonner à une révolte dans le bateau-cage, le « Bayard » (pour la « Loire ») et le retour de Chéri Bibi en France, c’est plus une fable sur l’opposition de deux mondes sociaux et  l’infortune des plus pauvres. On est dans la veine de Sue ou de Bruant.

Mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque, les romans populaires sortent à un rythme effréné (en trente deux mois, Allain et Souvestre publieront 32 volumes de Fantomas !…) , cela n »cessite une imagination colossale et parfois les faits divers viennent au secours d’auteurs, devenus par raison économique, de véritables forçats de l’écriture…

Quant à Papillon, il s’agit avant tout d’une extraordinaire opération marketing, associant la sortie de son livre avec une émission de radio sur Europe1, un disque, une BD quotidienne dans France-soir, puis le fameux film de Franklin Schaffner

Tags: , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

1 étoile2 étoiles3 étoiles4 étoiles5 étoiles (11 votes, moyenne: 5,00 sur 5)
Loading...

Imprimer cet article Imprimer cet article

Envoyer par mail Envoyer par mail


Laisser un commentaire

  • Pour rester connecté

    Entrez votre adresse email

  • Étiquettes

  • Archives

  • Menus


  • Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur