Image de l’apache dans la France de la Belle Epoque


Gavroche

N°163, juillet-septembre 2010

L’image de l’apache dans la caricature de la Belle Epoque et de la Grande Guerre

Apaches, le mot est à la mode parisienne pendant la « Belle Époque ». Pas seulement pour qualifier les malfrats des faubourgs. La caricature s’empare du terme et en affuble dirigeants et peuples qui se comportent en sauvages.

En France, on s’intéresse à la conquête de l’Amérique. Ce n’est pas par hasard si en 1832, Alexandre Dumas intitule un de ses romans Les Mohicans de Paris dont l’action débute à l’angle des rues Saint-Denis et Blondel. Il s’inspire du titre de Fenimore Cooper Le dernier des Mohicans publié en 1826. Alfred Delvau s’y réfère aussi lorsqu’en 1860, il publie Les dessous de Paris. Dans Apaches, voyous et gonzes poilus, Claude Dubois précise qu’en parlant de la pègre de la Maubert, Delvau écrit que ce sont les « Peaux-Rouges du Paris moderne, qui sont comme les scories de la grande capi­tale en ébullition de progrès… ». Après l’ultime guerre contre Geronimo entre 1883 et 1886, c’est en 1889 que le Wild West Show de Buffalo Bill s’installe près de la porte Maillot à Paris. C’est à partir de 1895 que le mot apache commence à fleurir à la Courtille pour désigner les voyous et autres malfrats des faubourgs.

Casque d’or, une nouvelle Hélène de Troie du pavé

En janvier 1902, la France se passionne pour l’aventure crapuleuse d’Amélie Hélie surnommée Casque d’or, qui révèle la sauvagerie des mœurs de deux tribus rivales, les Orteaux et les Popincourt, dont les chefs, Manda et Leca s’entrelardent à coups de surin pour les beaux yeux de celle qu’on appelle aussi la Sauvage de Paris, la Gigolette prédestinée, Mademoiselle Nature, ou Fleur de Bitume. Par son charme épicé, cette nouvelle « Hélène de Troie du pavé » devient la coqueluche de Paris. Fin juin 1902, à Paris, lorsque son homme, Manda, est jugé, Casque d’or le défend. Au cours du procès, elle a du chien quand elle déclare : « Les types qui veu­lent voir mon casque, il y en a des tas ! ». Dans Le roman vrai de la IIIe République, Armand Lanoux écrit que « pendant des mois, les dames des beaux quartiers joueront à singer la fille aux cheveux rouges ». Elle pose chez le peintre Depré qui doit exposer son portrait au Salon, et passant du trottoir aux tréteaux, elle prépare une revue « Casque d’or et les apaches » aux Bouffes-du- Nord où elle doit incarner sur les planches sa propre vie dans son personnage. Elle doit entre autres prononcer cette tirade : « Une femme pour qui des hommes tels que Manda et Leca [… ] sont capables de tirer le couteau en plein jour, de se larder comme des pigeons et de cacher plaies et douleurs quand arrive la rousse, le tout à cause d’elle, et elle, c’est-à-dire moi, eh bien ! je dis que cette femme est une artiste ! » Armand Lanoux précise qu’horrifiés par l’ascension de cette fille publique, « alors que de pauvres filles, modes­tement, honnêtement, se livrent à la prostitution pour nourrir leurs vieux parents », le gouverne­ment radical-socialiste décide, par l’intermédiaire du préfet de police Lépine, de décrocher le por­trait d’Amélie du Salon, et d’interdire la revue. L’opposition de droite accuse alors le préfet « soi- disant républicain d’interdire l’accès de la scène à une courtisane pauvre ».

C’est grâce à la grande presse, et plus précisé­ment aux articles de deux journalistes concurrents, Victor Morris du Matin et Arthur Dupin du Journal, que le mot apache s’enracine dans l’imaginaire collectif pour désigner les hors-la- loi des barrières surnommés aussi Sioux, Iroquois ou Mahulots. Après les aventures de Casque d’or, trois romans sur le milieu des filles et des sou­teneurs voient le jour : Bubu de Montparnasse de Charles-Louis Philippe, ainsi que La maison Philibert de Jean Lorrain en 1904, et en 1905, Tigre et Coquelicot de Charles-Henry Hirsch. Il est donc prévisible de voir le vocable apache resurgir dans le dessin satirique. Claude Dubois précise que le nom « sonnait bien à l’oreille. Peut-être sa syllabe « pa » rappelait-elle aussi Paris et ses deux dérivés argotiques Pantin et

Pantruche… » L’Apache des grandes prairies américaines devient en France l’apache des faubourgs, terme officiellement reconnu en 1911.

En Apacherie

Dès le début des aventures de Casque d’Or, la carte postale s’empare du sujet. Dans le numéro 21 du journal Le Cartophile de juin 1902, F. de Normandy écrit que « L’actualité infati­gable nous fournit encore le portrait, en six poses s’il vous plaît, de Mlle Amélie Elie dite Casque d’Or, reine des apaches. Cette douce enfant de vingt-deux ans à la chevelure d’un blond ardent, à la voix rauque et aux traits passablement flé­tris par les nocturnes brouillards des fortifs de la capitale doit surtout sa célébrité à la fréquen­tation recherchée de MM. Manda et Lecca qui puisaient principalement leurs ressources dans le vol et l’assassinat. Combien de pauvres jeunes femmes, anémiées par le travail et la mater­nité, vivent ignorées dans leur misère honnête et qui cependant auraient droit à un peu plus d’égards que cette fleur de boulevards ! ». Dans le numéro 4 de La carte postale illustrée revue de l’année 1903, on signale la parution d’une série « En Apacherie », titre d’un nouveau royaume « inconnu sur les cartes, et cependant plus connu de la réalité qu’on ne le voudrait. Apacherie ! Cela est une réalité, fort logique, puisqu’il y a des Apaches en Europe, pour rem­placer les Apaches de Gustave Aimard, depuis longtemps à l’état de curiosité. Et sous ce titre, le dessinateur Flament nous conte graphique­ment les exploits, adornés d’un coloris amusant, de Gueule à Ressort, chef redouté de la tribu des Ecailles vertes, dans la pampa de Sébasto, flan­qué de son aimable compagne et fidèle lieutenante Nombril-Suave ».

Des mauvais garçons à rouflaquettes, casquettes à pont, maillots rayés, pantalons ajustés et souliers pointus

Dans son Histoire de la troisième République, en parlant des apaches, J.Chastenet note que « les chansons naturalistes ont fait à cette espèce une publicité hors de proportion avec son impor­tance ». Le danger qu’ils représentent serait donc plus fictif que réel. Mais qui sont-ils plus précisément ? Chastenet les définit comme de « mauvais garçons à rouflaquettes, casquettes à pont, maillots rayés, pantalons ajustés et souliers pointus ». Quant aux femmes dont ils s’entou­rent, il s’agit de « gouailleuses à haut chignon, collier de velours et tablier rouge ». Cette faune, haute en couleur, « peuple à Paris les environs du faubourg Saint-Martin, de la place Maubert, de la place de la République, de la place Pigalle et de certains boulevards extérieurs; elle pos­sède aux fortifs des postes avancés. Souteneurs et filles soumises sont ses représentants les moins dangereux, mais elle comprend aussi ces fameux apaches dont la réputation terrifie les touristes ». L’auteur ajoute qu’il est à « déplorer qu’une lit­térature inspirée d’un sentimentalisme frelaté associe quelquefois, dans la pensée des badauds étrangers, ces déchets sociaux avec le petit peuple urbain français resté dans son ensemble si sain, si laborieux et si attachant en dépit ou à cause même de ses impatiences, voire de ses violences ». Les plus redoutés de ces voyous mal­faisants, sans scrupule, prêts à tuer pour quelques sous, se tiennent en général tapis dans l’ombre, un couteau à la main, guettant un passant isolé : une prostituée, le plus souvent, leur sert d’appât afin d’attirer leurs proies dans leurs rets.

Les apaches du préfet

C’est dans le numéro 113 de L’Assiette au beurre (30 mai 1903) qu’apparaît le mot apache. Il figure en sous-titre de la couverture : « La police II Les apaches du préfet ». Ce numéro est la suite du précédent intitulé : « La police I. Chef et batterie de cuisine ». Ces deux numéros ont été réalisés à l’occasion de l’affaire Forissier relative à l’arrestation par erreur et pour racolage sur la voie publique de deux honnêtes femmes. Si le mot apache figure sur la couverture du jour­nal, il est absent des titres et des légendes accom­pagnant les dessins. On comprend que c’est par l’association du comportement des apaches avec celui de la police que ce mot trouve en fait sa justification pour dénoncer, selon les illustra­teurs, l’immoralité des représentants de la force publique dépeints sous les traits de criminels et de proxénètes. De plus, dans La police I, sous la plume vengeresse et trempée dans le vitriol de l’anarchiste Laurent Tailhade, les policiers sont qualifiés de « rhinocéros hydrophobes » exhalant « une odeur forte de trois-six et plus mal embou­chés que l’égout collecteur ». On apprend aussi que s’ils « chourinent un peu les claque-patins et beaucoup les révolutionnaires », c’est sous les ordres du préfet Lépine « idiot comme un parle­mentaire » avec sa « barbiche pisseuse de gro­gnard mal débarbouillé », et de Puybaraud « la plus rampante vermine qui jamais ait croupi dans le cloaque des fonds secrets », et sorte « d’insecte buveur de sang humain qui n ‘a d’égal à sa puan­teur que sa férocité ». D’après ce texte qui sert d’introduction aux deux numéros du journal, on comprend que la police, dans l’esprit de ses détracteurs, est assimilée aux apaches les plus redoutables.

Sa majesté Mutsu-Hito, empereur des apaches du Japon

Dans la nuit du 8 février 1904, sans déclara­tion de guerre préalable, des torpilleurs japonais attaquent deux cuirassés et un grand croiseur russes dans la rade extérieure de Port-Arthur en Mandchourie. En France, ces événements sont interprétés comme un acte de barbarie effroyable. Le journal Le Temps qualifie l’agression japonaise « d’acte de folie », La Patrie de « coup de main brutal », et Le journal des débats écrit que « les Japonais ont commencé les hostilités en violant toutes les règles admises dans les négociations internationales », insistant sur « l’incorrection de l’attitude des Japonais ». L’Éclair parle de tra­hison préméditée, « d’abominable félonie » qui déshonore la marine japonaise, La République « d’acte de piraterie » et du « mépris le plus écla­tant des règles élémentaires du droit des gens », L’Autorité de lâche traîtrise qui ne « surprend pas de la part des alliés de l’Angleterre ». Le Rappel déclare qu’en « escamotant la formalité de la déclaration de guerre, l’agressive nation jaune ne conquiert pas les sympathies de l’opi­nion ». L’Univers souligne l’attitude belliqueuse du Japon et parle « d’acte de piraterie contre la Russie pacifique qui, ne serait-elle pas l’alliée de la France, justifierait par son attitude de lui concilier toutes les sympathies ». On le voit, la presse française est à peu près unanime sur la res­ponsabilité du Japon. Cette indignation se reflète dans la caricature. Dès le premier coup de canon, le vieux spectre du péril jaune que l’on évoque dans la presse ressort de sa boîte, et pour le visua­liser, le cliché du redoutable apache refait surface. Dans le numéro 10 du Burin satirique de février 1904. Charles Denizard qui utilise un autre de ses prénoms, Orens, pour signer ses œuvres, nous présente l’empereur japonais Mutsu-Hito sous les traits d’un apache. Sur cette eau-forte tirée à 250 exemplaires et intitulée Sa majesté Mutsu-Hito empereur des apaches du Japon, le Mikado porte un foulard noué autour du cou, une casquette à pont et tient un poignard. En mars 1904, sur une lithographie d’Orens intitulée Sa majesté Mutsu- Hito empereur du Japon, on le retrouve avec des rouflaquettes d’apache fumant un cigare en forme de torpille de Port-Arthur. Dans Le coup du Port-Arthur, estampe signée Left, le Japon, symbolisé par un apache marchant dans une flaque de sang, poignarde dans le dos un Russe qui prend tran­quillement son thé en fumant la pipe. Dans le fond du décor, John Bull et l’oncle Sam approu­vent la traîtrise du Jaune. Dans le numéro 16 du Burin satirique de 1904 intitulé « Les armes de la sainte Russie », Nicolas II apparaît en justicier fouettant la tête du Mikado à l’aide d’un gigantesque knout.

Nicolas II et les massacres du 22 janvier 1905

Le 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, l’armée tire sur la foule devant le Palais d’hiver. Les vic­times se comptent par centaines. En Europe, l’indignation est générale. Du coup, dans la cari­cature, on assiste à une rupture dans l’image du tsar. Dans un effet de stéréotype à bascule, c’est donc au tour de Nicolas II d’apparaître sous les traits d’un apache alors que le Jaune endosse l’habit du vengeur. Dans un dessin du numéro 68 de L’Actualiste d’Orens intitulé Nicolas II et les massacres du 22 janvier 1905, Nicolas II, avec la fameuse casquette à pont sur la tête, un foulard autour du cou et un maillot rayé, poignarde une femme sans défense. Derrière lui, un Japonais lui flanque un grand coup de matraque sur les fesses. Légende : « Quand on manque de force d’un côté on en trouve de l’autre… ». On comprend qu’ici, l’artiste a revêtu l’uniforme du Jaune pour punir le tzar-apache qui assassine son peuple. Dans la caricature politique, en fonction de l’actualité, l’image de l’apache est donc associée à celle des personnages les plus antipathiques du moment. Image de la crapule abjecte par excellence, son masque une fois collé sur un visage sert en quelque sorte de baromètre à mesurer le degré d’exaspération, voire d’exécration, envers un des acteurs de la scène internationale.

Le Kaiser est agressif

Le 31 mars 1905, à l’instigation de son chance­lier le comte von Bülow, Guillaume II débarque à Tanger où il fait part de sa résolution de sauve­garder les intérêts de l’Allemagne au Maroc. Il compte ainsi contrecarrer la politique de Delcassé jugée trop agressive et « arracher des mains d’Edouard VII et de son groupe belliqueux leur épée continentale ». A Paris, le coup de Tanger secoue profondément l’opinion et fait craindre une guerre avec la puissante Allemagne. Sur la scène politique française, Guillaume II incarne maintenant le rôle du méchant. Dans l’œuvre de Mille, c’est dans sa série « L’Arc-en-ciel » que réapparaît l’apache sous les traits de Guillaume affublé d’une casquette à pont surmontée d’une pointe de casque, d’un maillot rayé, d’une veste et d’un pantalon rapiécés, et tenant un poignard. Le Kaiser ainsi travesti s’approche de Nicolas II blessé et soutenu par Delcassé qui tend le poing vers l’empereur d’Allemagne. Légende: «La Russie étant blessée et sans force, le Kaiser est agressif, mais par un singulier hasard, Delcassé n’a pas peur». Cette gravure tirée à 75 exem­plaires et datée d’avril 1905 a été réalisée après la grande défaite des Russes à Moukden face à leurs adversaires Japonais, ce qui affaiblit la position de la France alliée de la Russie. Cette estampe illustre aussi l’attitude de fermeté préconisée par Delcassé face à une Allemagne agressive. Cependant, en juin 1905, le ministre français doit finalement démissionner sous la pression de Berlin. À partir du coup de Tanger de mars 1905, l’image jusqu’alors essentiellement grotesque de Guillaume II (« L’Arc-en-ciel » de Mille. Le plus célèbre des poètes), se métamorphose en celle d’un personnage de plus en plus menaçant et dan­gereux sur lequel se cristallise l’inquiétude des Français face à la montée du péril germanique qui commence à éclipser le péril jaune.

L’apache mondial

Après la démission du ministre français, l’Alle­magne accentue sa pression en imposant la conférence d’Algésiras pour internationaliser la question du Maroc. Dans la caricature française, l’image du Kaiser apache s’impose avec plus de force comme le montre le numéro 1 du Burin satirique de 1906 intitulé L’apache mondial, où il est affublé d’une casquette à pont, d’un foulard, d’un pantalon rapiécé et représenté un poignard à la main. Aussi n’est-on pas surpris de le voir resurgir dans Rêve d’apache, estampe datée de 1906 et constituant le numéro 6 de la série de six pièces d’Orens intitulée « Les Têtes de Turcs de Guillaume II ». On découvre ici un Kaiser oiseau de proie doté d’une griffe énorme qui s’empare de la tête du sultan marocain. Le couteau tradition­nel de l’apache est ici métamorphosé en serre de rapace et en moustaches piquantes de Guillaume pointées vers le ciel.

Si l’image d’un Guillaume apache envahit main­tenant la caricature, il ne faut pas en déduire que celle d’un Nicolas II apache a disparu comme par enchantement. Par exemple, dans Les armoiries de Guillaume II (par Orens. novembre 1905), on découvre un Kaiser joli cœur faisant risette à Marianne qui refuse ses avances, étant déjà maquée avec l’apache Nicolas entortillé d’un foulard pen­douillant sur un maillot rayé et chapeauté d’une casquette à pont. Légende : « Essais de sourires à la France. Marianne : Fallait v’nir au monde avant ton père… maintenant j’ai un protecteur… russe… ». On comprend qu’ici Nicolas endosse le rôle de souteneur qui fait racoler Marianne pour son compte, occupation traditionnelle de l’apache que lui envie le bellâtre Guillaume.

Dans la caricature, on assiste donc à une course à l’apacherie entre les deux têtes couronnées. Il faut également y voir une dénonciation des emprunts russes émis en France, et contre lesquels Orens proteste à plusieurs reprises comme il le fait dans le numéro 83 de L’Actualiste 1906. Légende : « La charité mon bon monsieur, ça vous sera rendu au paradis ». Rappelons aussi que Marianne était très courtisée à l’époque, et que Guillaume, contrarié par le rapprochement franco-britannique après la visite d’Edouard VII en France en mai 1903, écrivait à Nicolas dans un accès de dépit : « Marianne doit se rappeler qu’elle est ta femme. C’est pour­quoi son devoir est de se coucher avec toi dans ton lit, m’accordant à moi de temps en temps une caresse ou un baiser… et non se glisser dans la chambre à coucher de celui qui intrigue continuel­lement dans l’île, et touche à tout ». Celui qui intri­gue dans l’île en touchant à tout, et en particulier à Marianne, n’est autre, on l’a compris, que le gros Edouard VII, oncle du vilain Guillaume.

Le repos du dromadaire

Le numéro 57 du Crayon de Molynk est inti­tulé Du repos hebdomadaire moi ! j’m’en f… On y découvre, au coin d’une rue, un personnage inquiétant attendant en grillant une cigarette sa prochaine victime. Notre homme porte un foulard négligemment noué autour du cou, une casquette à pont sur la tête et tient un redoutable couteau de boucher. Aucun doute, il s’agit bien d’un apache. Cette lithographie à très faible tirage a été réa­lisée en septembre 1906 après le rétablissement du repos hebdomadaire qui est aussi surnommé « le repos du dromadaire » par les femmes aga­cées de voir leurs nigauds d’époux tournicoter en rond à la maison le dimanche.

Le coup du père François

Le mythe du complot sous des formes plus ou moins métamorphosées est l’un des plus récurrents dans la caricature. Aussi est-il naturel que l’apache y soit investi d’un rôle. Dans le numéro 85 de L’Actualiste de 1908 intitulé Le coup du père François, François-Joseph en apache agresse traîtreusement le Turc par-derrière en lui coiffant la bouche du bâillon de la Bosnie-Herzégovine et en lui collant un genou dans les reins. Détail tout à fait remarquable dans la caricature, on note que sur cette estampe à faible tirage peinte à la main, Guillaume II, également en apache, est maintenant accompagné d’une Casque d’Or (on reconnaît sa coiffure) germanique à mous­tache qui observe le spectacle. Cette œuvre a été réalisée lors de l’annexion des deux provinces turques par l’Autriche-Hongrie et illustre le fait qu’en Europe, on soupçonne l’Allemagne d’avoir encouragé en sous-main les Autrichiens à perpétrer leur coup de force. Cette dénon­ciation d’un complot ger­mano-autrichien se révèle historiquement inexacte, Guillaume ayant été en fait, dans un premier temps, « profondément outragé d’avoir été exclu de la confi­dence » des Autrichiens. Cependant, trois mois plus tard, au paroxysme de la crise, il écrit à François- Joseph que « la place de l’Allemagne sera certai­nement toujours aux côtés de l’Autriche-Hongrie, formant au centre de l’Europe un bloc solide que les autres puissances seraient mal avisées de vou­loir disloquer ». Dans le dessin satirique, l’image du Guillaume apache a maintenant totalement éclipsé celle du Nicolas II dans un rôle identique.

Boujour les aminches

1908, c’est aussi l’année où en France, la troupe tire sur les grévistes qui élèvent des barricades à Villeneuve-Saint-Georges, tuant quatre personnes et en blessant une cinquantaine d’autres. Aussi, dans le numéro 66 de L’Actualiste de 1908, le président Fallières rejoint-il le clan des apaches qui, sur cette estampe, l’accueillent avec enthousiasme: « Vive not poteau », « Vive mon gros Loulou ». Sur la tête du président qui s’écrie « Bonjour les aminches », figure la banderole « Gloire à Soleilland », pervers qui a violé, mutilé puis tué une enfant, et qui une fois condamné à mort, est gracié par Fallières, raison supplémentaire pour Orens de classer le président de la République dans la catégorie des voyous pour montrer qu’il protège les assassins. Les apaches utilisent en effet le vocable « aminche » pour désigner un ami et emploient les mots « poteau » pour camarade, « lingue » pour couteau ou encore « rousse » pour police.

Rappelons que le 24 juillet 1907, Soleilland est condamné à mort par la cour d’assises de la Seine sous les applaudissements de la foule et de la propre femme de l’accusé. Le Petit Parisien écrit : « Soleilland condamné à mort. Dramatique fin d’audience. Pendant que le monstre s’effondre à son banc, sa femme le renie et le maudit ». On redoute qu’il ne soit gracié par Fallières, ce qu’illustrent ces quelques vers fredonnés à l’époque :

Souhaitons que Fallières

Ne trompe pas la voix

De familles entières

Réclamant à la fois

Pour venger cette enfant

Le sang de Soleilland

Le 13 septembre 1907, Fallières gracie Soleilland. Alors, dans la presse, une campagne en faveur de la peine de mort est orchestrée, et le ton monte : « La grâce du monstre : Soleilland le tueur aura la vie sauve », « L’assassin de Marthe échappe à l’échafaud. On en conclura que la peine de mort est désormais supprimée en France ». L’émotion populaire est le point de départ d’une campagne sur le droit de grâce, et l’on se pose la question de savoir s’il faut le laisser au chef de l’État. À partir du 29 sep­tembre, Le Petit Parisien organise un grand référendum sur la peine de mort. L’opération doit durer jusqu’au 25 octobre, mais elle remporte un tel succès qu’elle est prolongée. Le 5 novembre 1907, Le Petit Parisien proclame les résultats : partisans de la peine capitale : 1 083 655. Contre: 328 692. Les différents journaux qui se font concurrence se lancent alors dans une surenchère. Le 5 octobre, Le Matin lance une grande consultation sous le titre « Guerre aux apaches, il faut épurer Paris. Comment ? Nos lecteurs vont nous le dire ». En mai 1908, L’Eclair pose la question suivante: « Faut-il fouetter les apaches ? ».

10000 Apaches dans l’armée française

En 1909, le numéro 33 de L’Actualiste nous montre une nouvelle recrue de l’armée fran­çaise en apache militaire donnant le bras à sa compagne. Nos deux tourtereaux qui ne regardent pas vers l’est sont espionnés par un Allemand perché dans un ballon dirigeable. Légende: « 1909 voit s’incorporer 10000 apaches dans l’armée française… Il y en aura des permissions de minuit à accorder ! ». On assiste avec cette estampe à la montée du nationalisme anti-allemand dénonçant le manque de préparation de l’armée française face à une Allemagne agressive qui accélère le rythme de ses armements. Cette interprétation est confirmée par le numéro 40 de la série où Guillaume étend le bras pour protéger la grosse Marianne ivre morte affalée devant un bistrot et faisant boire de l’absinthe à un gamin. Légende : « Guillaume protégera la République en France tant qu’elle sera en cet état… et il conservera facilement l’Alsace-Lorraine ». Cette vision d’une France peuplée d’apaches est reflétée en Allemagne par une poésie d’Heinrich Vierordt publiée en octobre 1914 dans la Badische Landeszeitung. Dans ce texte, les Français sont qualifiés de « ramas d’assassins » et « d’apaches » dont il faut fendre le crâne à coups de hache.

L’application des méthodes de l’apache

En 1914, après le déclenchement des hosti­lités, pour les Français, ce sont les Allemands qui sont qualifiés d’apaches. Le mot apparaît dans L’Illustration du 15 août 1914: « C’est l’iniquité de l’agression allemande, le mépris affiché par le Kaiser pour la lettre et l’esprit des traités, la mau­vaise foi et la duplicité de ses procédés, la féro­cité des actes dictés à ses troupes, l’évidence de la longue préméditation de son crime par un sys­tème de fourberie et d’espionnage qui nous avait peuplés d’avance d’ennemis déguisés en commer­çants, banquiers, commis-voyageurs, armateurs; c’est cette véritable application des méthodes de l’apache allant jusqu’à une tentative d’assassinat contre le général Léman, l’héroïque défenseur de Liège, qui a révolté les Belges, comme le reste du monde, au plus profond de leur conscience et leur a inspiré brusquement l’irrésistible élan contre lequel sont venues se briser les premières hordes des nouveaux barbares ».

Dans la caricature française, c’est donc dès le début des hostilités que Guillaume apparaît figuré en apache. C’est le cas sur une estampe intitulée L’apache où il poignarde la ville de Bruxelles. Légende : « Guillaume à la ville de Bruxelles : 200 millions ou la vie ! ». Sur cette estampe, on retrouve l’apache dans son accoutrement traditionnel (chemise rayée, foulard autour du cou, poignard à la main), mais la casquette à pont est remplacée par le casque à pointe. D’autre part, le pantalon mal fermé du Kaiser suggère qu’il s’apprête à violer la ville de Bruxelles (figurée sous les traits d’une femme), à l’instar des troupes allemandes qui ont « violé » la neutralité de la Belgique comme on l’écrit dans la presse de l’époque qui parle aussi du viol des femmes dans les territoires enva­his. Par exemple, en guise de viol suggéré, dans L’Illustration du 31 octobre 1914, un dessin de Lucien Jonas intitulé L’intrus ! porte la légende : « Loger sous son toit l’envahisseur; le soudard grossier et ivrogne, toujours bru­tal même s’il n’est pas féroce, qui, lorsqu’il est repu, se vautre, sans quitter ses lourdes bottes, sans lâcher son mauser ni sa bouteille, sur le lit familial, c’est le martyre des femmes françaises dans les départements envahis. Trop de foyers de notre pays et de la mal­heureuse Belgique ont subi cette souillure… Nulle image ne saurait, plus que la douloureuse et saisissante composition du peintre Jonas, exalter la patriotique fureur de nos combattants et les inciter à redoubler d’efforts pour libérer notre sol et pour le garder désormais inviolable ».

Le Kaiser-Bonnot

Dans l’œuvre d’Orens, c’est en novembre 1914 que le cliché réapparaît. Ici, ce sont Guillaume et François-Joseph qui figurent en apaches jouant à pile ou face la poursuite de la guerre sous le regard du Turc. Légende : « Guillaume et François-Joseph jouent à pile ou face, pour la fin de leur guerre, et c’est continuellement pile qu’ils retournent ». Mais un des dessins les plus célèbres d’un Guillaume-apache est sans aucun doute le Kaiser-Bonnot d’Ibels. Cette œuvre ressemble d’ailleurs étrange­ment au numéro 1 du Burin satirique d’Orens de 1906 intitulé L’apache mondial. Cependant, ici, Guillaume est affublé d’une casquette plus plate que celle qu’il arbore dans le Burin satirique. Le titre de l’estampe d’Ibels, le Kaiser-Bonnot, se réfère à Bonnot et ses compagnons anar­chistes qui inaugurent le grand banditisme en voiture en décembre 1911. La bande n’est détruite qu’en mai 1912 après le dynami­tage de ses différents repaires à Choisy et à Nogent. On comprend maintenant pour­quoi la casquette de l’apache a été troquée contre celle de l’auto­mobiliste sur la tête du Kaiser-Bonnot. Dans Attention ! Voilà l’Apache!, P. Figeron nous présente un Guillaume-apache coiffé d’un casque à pointe dont l’ombre est celle d’une casquette à pont. Dans la caricature de la Grande Guerre, on trouve aussi des représenta­tions de Guillaume II en Indien des États-Unis avec ses plumes, dansant autour d’un totem auquel sont attachés une femme et un enfant. C’est le cas sur une estampe signée Boby et intitulée Les sauvages. Légende : « Le pas de la civilisation (création Guillaume) ». C’est également le cas sur une composition de L. Besques datée de 1914 et intitulée Les Alliés tirant l’épée contre la sauvagerie. On connaît également plusieurs autres compositions dont certaines sans signature, respectivement intitulées L’empereur des apaches, et L’empereur apache.

En France, à partir de février 1904, dans le dessin satirique, c’est tout d’abord l’empereur du Japon Mutsu-Hito qui incarne l’apache à un moment où le péril jaune redevient d’actualité non plus au sujet de la Chine comme en 1900 à l’occasion de la guerre des Boxers, mais maintenant du Japon après l’attaque surprise de la citadelle russe de Port-Arthur sans déclaration de guerre préalable. Lors des massacres de Saint-Pétersbourg du 22 janvier 1905, c’est Nicolas II qui revêt à son tour l’uniforme de l’apache, et l’image du Japon se trouve rehaussée par un étonnant effet de stéréotype à bascule. Mais deux mois plus tard, à l’occasion du coup de Tanger, une nouvelle menace ô com­bien plus terrifiante se profile à l’horizon, celle du péril allemand qui éclipse progressivement tous les autres dangers, dont le péril jaune en particu­lier. Avant le premier conflit mondial, Guillaume II devient alors l’unique personnage investi du rôle de l’apache, illustrant le transfert d’un des symboles visualisant le péril jaune au péril germa­nique. Après le déclenchement des hostilités, les représentations du Kaiser en apache deviennent récurrentes. Pendant cette période, il incarne en effet le mal absolu.

Bruno De Perthuis

Cake-walk chez les apaches

À propos du cake-walk qui fait fureur dans la caricature en 1903, L’Illustration du 10 janvier 1903 écrit que c’est la « danse du gâteau des nègres nord- américains » déjà esquissée les saisons précédentes dans certains salons franco-américains par quelques jeunes filles transatlantiques débarquées du dernier bateau. Le pas de cette danse « évoque l’image d’un caniche que l’on forcerait à se tenir sur ses pattes de derrière: le danseur avance par petits sauts, tenant exactement ses mains comme le chien tiendrait ses pattes de devant, tout en cabrant les reins de la façon la plus exagérée possible. C’est ce qu’on appelle le kangaroo step, pas mis à la mode sur la scène américaine par la divette Fay Templeton, à qui il a valu un étourdissant succès ». En fait, il existe un grand nombre de variantes acrobatiques de cette danse. Elles furent imaginées sur le rythme originel par des danseurs et divers professionnels, alors que des maîtres à danser moins échevelés « ont entrepris d’en régler les mouvements et les figures pour les transformer en danse du monde ». Quoi qu’il en soit, pour Jules Claretie de l’Académie française, il s’agit d’une danse de « sauvages épileptiques, de déments échappés d’un de ces bals que donnent aux pauvres malades, à la mi-Carême, les internes de la Salpêtrière ». Pour lui, cette danse « digne d’un galop d’hystériques en liberté » « les bras ballants ont des gestes de demi-noyés qui battent l’eau » n’est que le reflet de l’univers peuplé d’êtres « secoués par l’ambition, par la faim, par le besoin, agités d’un prurit de luxe ou dévorés de misère ». C’est « la danse de Saint Guy de l’humanité en détresse », c’est « la féroce et colossale danse macabre qui mène l’espèce humaine depuis des siècles ». Enfin, le cake-walk, « c’est le grand galop final, le galop monstre des ambitions et des boulimies, c’est la danse sacrée des arrivistes ». Aussi, nombre de caricaturistes représentent-ils les hommes politiques succombant à son charme non dépourvu d’extravagances. Quant à un artiste comme Fernel, il s’amuse à nous présenter l’éventail des classes sociales, de la plus basse, celle des apaches (Cake Walk chez les Apaches), à la plus haute (Cake Walk chez la Baronne), se livrant à cette danse endiablée. Toujours d’une manière fantaisiste, l’artiste nous montre également les éléphants du Congo (Cake Walk au Congo), et les Noirs (Cake Walk chez les Nègres) dansant le cake-walk.

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