Panorama de 1903 deuxième


Gavroche, n°09, avril – mai 1903

Panorama de 1903

II La Belle Epoque

La France comprend 38 960 000 habi­tants, en léger accroissement sur l’année précédente, malgré une proportion de 5 % d’enfants mort-nés. Près de la moitié de la population est agricole. Sur 36 000 commu­nes, 12 ont plus de 100 000 habitants et seulement 124 plus de 20 000. Pour relier ces villes, il y a 38 000 km de routes nationales et 44 000 km de voies ferrées. 200 000 km de chemins complètent le réseau routier. A Paris, sur une population globale de 2 600 000 habitants on dénombre 2 500 mil­lionnaires (dont 800 étrangers). Les revenus moyens annuels par ménage s’échelonnent de 1070 F par an, dans le 20e arrondissement, à 20600 F dans le 8e. Si 510 locataires ont un revenu annuel de 400 000 F, 700 000 ont moins de 1000 F par an pour vivre, les obligeant à consacrer plus du quart de leur gain à leur logement.

Dans les mines, les ouvriers mineurs de fond travaillent 285 jours par an et gagnent en moyenne 1454 F par an à condition d’extraire 1 tonne de charbon… par jour. Ce salaire, c’est le salaire minimum d’un employé de bureau à Paris qui peut atteindre parfois le double. En Bretagne, une femme travaillant en saison dans une usine de conserves reçoit 150 F pour 5 mois de travail ; un soudeur, 600 F; un pécheur, 300 F. Pendant la crise bretonne (voir Gavroche N° 8 – ndlr : voir Panorama de 1903 première), le revenu saisonnier de la femme est de 12 F, du soudeur, 60 F, du pêcheur, 35 F.

Cette disparité dans les revenus crée une différence de classes : les « capitaines d’in­dustrie », qui sont les nouveaux féodaux ; les bourgeois, en jacquette et chapeau melon; enfin, le peuple, en blouse et casquette.

Et pourtant…

Cette année-là, mis à part quelques trou­bles au Maroc, au Venezuela, au Honduras, en Macédoine, la Terre connaît un calme inhabituel. Les accords diplomatiques signés avec la Russie, l’Angleterre et l’Italie, sem­blent devoir nous écarter de tout conflit. La France est riche, c’est le plus gros banquier du monde. Son empire colonial est immense. Les finances sont saines. Le taux d’escompte de la Banque de France est de 3 %. Le coût de la vie est stable et l’épargne bat tous les records. A titre d’exemple, 7 millions de Français possèdent un livret de caisse d’épar­gne, représentant 4 milliards 1 /2 de francs! (environ la valeur de l’or monnayé circulant en France). Un enfant sur 5 a un livret à son nom, dont il pourra disposer à sa majorité. 2 millions 1/2 d’ouvriers et d’employés épar­gnent ce qu’ils peuvent pour assurer leurs vieux jours.

Parmi les conscrits de 1903, on ne compte que 5 % d’illettrés à Paris. Les établissements d’enseignement public et privé sont alors fréquentés par 6 340 000 élèves.

On vit dans la bonne humeur. Il semble régner une atmosphère de joie dans la sécu­rité. On chante « Viens Poupoule[1] » et on danse le « Cake Walk », première influence de la musique noire nord-américaine, qui connaîtra un si grand succès après la guerre. Des dîners mondains de chez Maxim’s aux fêtes populaires de la Foire du trône, au bal Bullier, au caf’ conc’ au quartier latin, c’est le triomphe de l’esprit et du rire.

On admire la femme. De la femme du monde à la midinette, tout est fait pour sa gloire et sa conquête. On constate toutefois que l’homme n’est pas pressé de se marier, puisqu’un homme sur deux est encore céli­bataire à 28 ans, alors qu’au même âge, 70 % des femmes sont mariées. Le mari dispose de tous les droits sur sa femme, qui ne peut pratiquement rien faire sans son autorisation. Le 12 mars, un directeur de casino ayant engagé une actrice, malgré l’opposition de son mari, se voit condamné à 1 000 F de dommages et intérêts.

On écoute les chansons d’Yvette Guilbert. Le monde littéraire découvre les amazones de la poésie comme Lucie Delarue-Mardrus et Renée Vivien. Colette signe sa série des Claudine et Sarah Bernhardt, malgré ses 59 ans, remporte un franc succès dans l’Aiglon. En février, une exposition est réservée aux femmes peintres et sculpteurs. Mme P. Curie partage avec M. Becquerel les 100 000 cou­ronnes du prix Nobel pour leurs travaux sur la constitution de la matière. La création des lycées de jeunes filles permet l’accession des femmes au baccalauréat et à la vie professionnelle. Le 26 novembre pour la première fois, une femme avocat plaide en cours d’assise. (Hte Garonne). C’est l’époque de la « Demoiselle du téléphone » dont Alfred Capus glorifie les mérites dans La petite fonctionnaire. Par contre, les typographes s’inquiètent de l’introduction dans leurs ate­liers de personnel féminin, qui représentent 20 % des effectifs.

La femme porte un chapeau immense au bord très avançant sur le front qu’on nomme « capeline » sur lesquels sont jetées des fleurs ou des plumes d’autruche. Elle porte aussi la « toque » au bords hauts. La coiffure est relevée, dégageant la nuque. Un boléro ample sur une jupe collante très élargie dans le bas. Un corsage long, un buste qui n’en finit pas et une taille si basse qu’elle empiète sur les hanches et le ventre. Les manches sont plates du haut, s’élargissant au coude sur un poignet serré. Le col est haut, rond et tendu comme un carcan. Garnitures de pampilles, glands, olives… Le tailleur classique devient un costume de fantaisie. Bref, la femme est élégante.

Les demoiselles du téléphone, célébrées par Alfred Capus.

Les artistes

La revue La Plume reprend la tradition des soirées poétiques dans la cave d’un café de la place St Michel. On y retrouve Verhaeren, Jarry et Apollinaire l’ami des pein­tres Derain et Vlamink. Max Jacob les emmène chez Picasso qui vient de se fixer au « Bateau lavoir ». Si l’académie règne dans les salons de peinture, les futuristes vont pouvoir s’exprimer dans le Salon d’Automne qui vient d’ouvrir ses portes. Gauguin vient de mourir de la lèpre aux îles Marquises, alors que son œuvre est à peine reconnue. C’est le cas également de l’impressionniste Pissarro qui meurt cette année-là, alors que son admirateur Cézanne, l’ancien ami de Zola, travaille en solitaire. C’est aussi l’épo­que de Braque et de Matisse.

Le théâtre voit le triomphe du vaudeville avec Feydeau. Georges Courteline décrit, dans sa pièce la paix chez soi l’existence médiocre des employés et petits bourgeois, pendant que la musique de Debussy pour Pelleas et Melissande, de Maeterlinck, fait scandale.

La province…

La vie en province est loin de ressembler à la vie parisienne. Le chemin de fer est le principal moyen de communication. La « montée » à Paris représente une véritable expé­dition. La bourgeoisie provinciale « case » dans les administrations publiques, ses fils dont l’ambition sera de se rapprocher de la capitale.

Les petits fonctionnaires viennent de la petite bourgeoisie et du peuple. Le proléta­riat des employés d’État s’organise et devient le meilleur défenseur de la République dont il est le premier à récolter les bienfaits : salaire fixe, retraite, sécurité de l’emploi.

Cette nouvelle couche sociale va favoriser la création de coopératives de consommation et de grands magasins dans les principales villes de province.

Il y a un médecin pour mille habitants à Paris. En province, leur nombre va tendre à s’accroître : les ruraux se soignent mieux. Les pharmaciens profitent de cette situation et les chirurgiens font leur apparition, en­traînant la création de cliniques dans les principales villes de province. Les professions libérales, elles, ne suivent pas- la même courbe de croissance. Le Barreau végète et cherche plus que jamais à entrer dans la politique.

Les députés sont souvent « parachutés » et l’électeur provincial va savoir en tirer profit en « domestiquant » son élu qui doit lui donner satisfaction s’il veut être réélu.

Les paysans, qui possèdent encore près de 3 millions de chevaux, mettent en valeur 35 millions d’hectares. Ils découvrent les bienfaits de la mécanisation. Ils utilisent la faucheuse, la broyeuse, l’écrémeuse, la herse, le rouleau, la charrue brabant, etc. Les prix de ces engins deviennent abordables et per­mettent de pourvoir au remplacement des ouvriers agricoles, attirés par le travail en usine, plus rémunérateur.

Autre progrès imprévu, l’utilisation de la bicyclette, qui devient l’outil de liaison indis­pensable entre la ferme et le bourg. On note également l’apparition des engrais et de l’élevage sélectif.

Le timbre de 15 centimes sorti en 1903, représente une semeuse avançant d’un pas ferme vers le soleil levant. N’est-ce pas le symbole de cette confiance optimiste qui règne en cette année de la « Belle épo­que »?

Le salon de l’automobile.

Le sixième salon de l’automobile se tient du 10 au 25 décembre, au Grand Palais. Les puissantes machines destinées à la fabrica­tion des pièces détachées en série font leur apparition. On renonce définitivement aux moteurs alimentés par l’alcool pour adopter le moteur à explosion à pétrole. La maison Krieger expose sa voiture électrique. Mais c’est le train automoteur Renard qui remonte le plus grand succès. A la manière des chemins de fer, ce système comporte une « locomobile » entraînant les autres voitures par une transmission cinématique.

Par contre, le projet du même colonel Renard, sur la possibilité de soutenir en l’air un appareil hélicoptère en employant les moteurs à explosion ne retient pas l’atten­tion.

Enfin, l’Association automobile propose un ensemble de 15 panneaux routiers très simples (ce sont les ancêtres de notre actuelle signalisation routière).

Sports.

Pour les « vélocipédistes », une grande première : le tour de France, en 6 étapes pour 2 417 kilomètres. Il voit la victoire de Maurice Garin. Aucouturier, vedette de l’époque, remporte Paris- Roubaix en 9 h 12 mn et Bordeaux-Paris en 20 h 3 mn à à peine 1 mois d’intervalle.

L’Alambra et le Casino de Paris présen­tent simultanément le « looping » à bicyclet­te, spectacle qui nous vient tout droit des États-Unis.

Le 20 décembre, on inaugure le vélodrome d’hiver à la galerie des machines du champs- de-mars. Le « football association » et le rugby ne connaissent pas encore la grande vogue. On parle toutefois du Racing club et du Stade français.

Par contre, la marche est un sport très populaire. A Paris, le 25 octobre, ont lieu la marche des midinettes et la marche des chansonniers. Deux mille cinq cents ouvriè­res de la couture s’affrontent de Paris à Nanterre, alors que Georges de la Fouchardière s’adjuge la victoire de la butte Mont­martre à St-Cloud. Cette dernière épreuve impose aux concurrents de composer, pen­dant le trajet, une chanson sur le thème : De l’influence des cors aux pieds sur la marche des poètes chansonniers.

Le français Vignaux remporte, le 26 février, le championnat du monde de billard.

La course Paris Madrid. Le 24 mai, à 3 heures du matin, l’explosion de 2 bombes annonce au loin le départ de la course de vitesse automobile Paris Madrid, organisé par l’Automobile club de France. Il y a 228 véhicules au départ sur 274 engagés. Il est prévu 3 étapes, Bordeaux, Vitoria et Madrid. Dès les premiers kilomètres, c’est une héca­tombe. Les accidents sont nombreux et sou­vent dramatiques. La Mercé des N° 290 brûle après avoir heurté un trottoir à proxi­mité de Coignère. La n° 26 se brise contre un arbre à Angoulème; le conducteur est tué ainsi que 2 spectateurs. La voiture De Diétrich n° 5 écrase un chien et va se jeter contre un arbre, tuant le conducteur, M. Lorraine Barrow. A Couhé Vérac (Vienne), c’est Marcel Renault, qui trouve la mort, à 32 ans dans un accident. A l’arrivée, à Bordeaux, son frère Louis se classe 2e (à 99 km 400 de moyenne) derrière la Mors de Gabriel (105 km 700). Le ministre de l’In­térieur prend, en accord avec les autorités espagnoles, la sage décision d’interdire la continuation de la course. Il semble intéres­sant de préciser que ce n’est qu’en 1903 que les premières expériences de goudronnage des routes ont été jugées concluantes, essais réalisés sur des tronçons de 250 mètres.

Quelques performances de l’année :

Equitation : le maréchal des logis Peynaud, sur pur-sang, parcourt 400 km en 47 h 30 mn.

Marche : le sergent Plusjaud fait 200 km en 44 h. Le marathon est remporté par Cibot le 2 août en 2 h 35 mn.

Vélocipédie : Maurice Fournier remporte le championnat du monde de motocyclette sur 10 km en 5 mn 55 s.

Lancement du poids : 12 m 27.

Saut en hauteur : 1 m 76, en longueur, 6 m 56, en largeur (?) : 3 m 25.

Course: 100 m: 11 s 3/5; 400 m: 4 mn 11 s.

Le capitaine Cody traverse la Manche de Calais à Douvres en 11 h 1 mn,… dans une barque remorquée par un cerf-volant!

Enfin, record détenu par les députés : la dernière séance de la session, avant les vacances de Pâques dure 27 heures.

1903 : le troisième volet paraîtra dans notre prochain numéro


[1] Adaptation de la chanson allemande « Komm Caro­line ».

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