Lettres du Zoo de Ré 6


Outre l’écriture des lettres, peu de choses viennent égayer la monotonie carcérale du détenu Jacob. N’en faisant qu’à sa tête, Marie Jacob est venu voir son rejeton interné au dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré le 11 novembre. C’est ce qu’elle confie en 1925 au journaliste Louis Roubaud dans les colonnes du Quotidien. Nous ne savons pas si elle a réitéré sa visite. Toujours est-il que le pragmatique détenu met à profit son ennui pour disserter longuement sur l’ingéniosité d’un moineau qu’il observait depuis sa cellule. Citant au passage la Fontaine, Jacob raconte comment l’oiseau utilisait un bout de tissu pour filtrer de l’eau de pluie et ramasser au passage les insectes pris au piège. Faut-il considérer l’historiette du volatile animal comme une parabole, un code utilisé par Jacob dans cette lettre du 26 novembre 1905 ? Tante marie et les cousines font aussi leur apparition dans cette famille imaginaire que l’on retrouve désormais au fil de la correspondance de l’enfermé en date du 3 décembre. Mais Jacob  entend surtout profiter de la moindre occasion et des failles du système pour améliorer son sort … tenter de passer inaperçu.

Toujours est-il que le numéro d’écrou 4043 est entré en période dite d’expectative. Quinze à vingt jours jour avant le départ pour la Guyane, le régime carcéral s’améliore et les bagnards sont « engraissés » pour mieux leur faire supporter un long et pénible voyage. Jacob ignore la date exacte de son départ. C’est pourquoi il n’a de cesse de prodiguer ses derniers conseils le 03 décembre 1905.

A Rose Roux d’abord, sa compagne à qui il ne peut écrire directement. Détenue à Laon, elle doit subir sa peine sans broncher car elle peut espérer une libération conditionnelle. Tout est question d’attente. Rose Roux meurt en prison deux ans plus tard.

Tout est question d’attente … et de relation. Jacob incite sa mère à demander l’aide des camarades anarchistes de Germinal et du Libertaire plutôt que de travailler dans les théâtres de la capitale. Il lui recommande même de rejeter ce vrai métier de larbin, qu’elle a trouvé par l’entremise de Jeanne Roux. Le fils est à vrai dire inquiet pour la situation sociale précaire de sa mère. C’est pourquoi il revient encore une fois sur la possibilité de toucher des dropits d’auteur sur la vente des Souvenirs d’un révolté même si la publication dans les colonnes de Germinal avait valeur de soutien et de propagande. Le 19 octobre précédent, le journal l’anarchie de Libertad avait même lancé une souscription en sa faveur :

La mère de notre camarade Jacob, condamné pour vol  à main armée sans costume de soldat et sans patente, sortant de faire dix huit mois de prison préventive, est dans un complet dénuement, ce qui se comprend. il est ouvert une souscription.

Peu à peu la situation de Marie Jacob s’améliore ; elle demeure dans un petit meublé du XIe arrondissement de Paris, passage Etienne Delaunay. Mais la correspondance rétaise de l’honnête cambrioleur s’arrête le 03 décembre. Escande est devenu Jacob, et, à son tour Jacob est devenu forçat. Dix-neuf jours plus tard, c’est bien ce forçat Jacob qui quitte l’établissement zoologique de Saint Martin de Ré et qui embarque sur Le Loire. Direction la Guyane : ses merveilles tropicales, son bagne, sa souffrance et la mort probable.

26 novembre 1905

Chère maman,

Je n’ai point reçu de tes chères nouvelles cette semaine. Serais-tu indisposée au point de ne pouvoir m’écrire ? J’aime à penser que non. J’attribue plutôt ce retard aux lenteurs postales et autres. Si tu m’as écrit, je ne recevrai pas ta lettre avant demain parce que le dimanche il n’y a point de distribution. Toujours rien de nouveau. Je ne sais pas encore au juste la date du départ ; mais je crois fort que ce sera pour la tierce décembre. Attendons. Depuis trente-deux mois que je suis dans l’expectative j’ai eu le temps de m’apprivoiser à la patience ; aussi ne m’ennuyé-je point. Je laisse tourner la terre et prends le temps comme il vient.

D’ailleurs, depuis quelques jours, je suis seul, en cabanon et je m’en trouve beaucoup mieux. Je te l’ai dit bien des fois, j’ai manqué ma vocation. Avec mes goûts ultra-misanthropiques, j’eusse fait un joyeux capucin. Mais ! regrets superflus!… du capucin je n’ai que le costume (la nuance s’entend) et bientôt, à défaut de porter une croix, j’irai manier la pioche. Il est donc écrit que je serai entrepreneur de démolitions jusque dans l’exotisme ! Ô fatalité des fatalités ! voilà bien de tes coups ! Sans m’offrir autant de plaisirs et me faire jouir des mêmes avantages que le cabanon que nous avons eu aux confins de Marseille, au bord de la mer, celui de Saint-Martin-de-Ré n’est point pour me déplaire. Pour qui sait en goûter les attraits, la solitude procure bien des charmes. D’abord on évite toutes sortes de disputes ; si je parle, je soliloque et fais en sorte de me donner toujours raison. Et puis, je peux observer tout à mon aise beaucoup de menues choses qui, en commun, m’échapperaient certainement ou me laisseraient indifférent.

Ainsi, tiens, depuis ce matin, je suis en train d’observer un moineau, un chérubin d’oiseau entre parenthèses, et l’un de ceux dont on peut dire avec vérité que c’est une bête qui ne l’est pas. Tu vas en juger par le trait suivant : figure-toi que ce matin vers huit heures vingt-six minutes quarante-deux secondes, en jetant mon coup d’œil coutumier au travers de mon fenestron afin de m’assurer de l’état de la voûte étoilée, j’aperçus mon oisillon perché sur le bord de la gouttière du bâtiment qui me fait face et en train de  se livrer à toutes sortes de contorsions plus excentriques les unes que les autres. Sur le coup, je le crus atteint de la danse de Saint-Guy ou bien de celle du [illisible] : il levait la tête au zénith, ouvrait largement son bec, baissait la tête, la relevait et la rabaissait de nouveau, puis il toussait, crachait, soufflait, éternuait comme s’il eût été affecté de la coqueluche. C’était plaisant et pathétique tout à la fois de le voir faire.

Intrigué par cette étrange attitude, je l’étudiai avec plus d’attention et dix minutes après je découvris le mot de cette plumassière énigme. Je parierais mille contre un que tu es loin de te douter de quoi il s’agissait. Aussi, pour ne point te faire user ton suc méningital en pure perte, vais-je te l’apprendre. Lorsque le passereau levait la tête et ouvrait son bec, c’était tout simplement pour recueillir au passage les insectes qui tombaient avec la pluie ; car il est bon de te dire qu’il pleuvait. Mais les insectes n’étaient pas seuls à prendre le chemin de son mignon oesophage ; l’eau suivait aussi. Ne va pas croire, après cela, que c’était un moineau qui buvait du vin ; non, loin de là ; seulement en moineau qui a de l’éducation, en oiseau qui occupe un poste élevé (10 mètres de hauteur environ), il tenait à prendre ses repas d’une façon convenable, c’est-à-dire à manger d’abord et à boire ensuite et non les deux choses à la fois. «On a beau n’être qu’un moineau on n’en est pas moins délicat pour cela, que diable ! » Telle est la réflexion qu’il dut faire, car il partit soudain à [illisible] et revint quelques instants après tenant dans son bec, non pas un fromage, mais un morceau de toile en coton (peut-être en laine ou en soie, je ne puis rien certifier à cet égard) qu’il s’empressa d’arranger à cheval sur la gouttière de telle sorte qu’il la disposât en tamis. Tu vois le reste d’ici. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que la toile était aux trois quarts pleine d’insectes de toutes qualités que notre compère ailé ne se fit aucun scrupule d’avaler, sans omettre, à chaque bouchée, de tremper son bec dans la gouttière afin de boire un coup. Je lui ai vu accomplir encore bon nombre de prouesses à faire pâlir celle-ci ; mais la place me manque pour te les narrer.

Je me bornerai à te dire que la physionomie de cet habitant de l’air ne m’est pas inconnue ; sans l’assurer positivement, il me semble fort l’avoir vu à Marseille, pays du merveilleux par excellence. Tiens ! ne dirait-on pas qu’il a compris qu’il était question de lui. Le voilà qui revient se poser devant mon fenestron. Ah bah!… Que t’ai-je dit ? Qu’il était de Marseille ? Ma foi, je suis obligé de rectifier mon erreur. Imagine-toi que deux gentilles, deux mignonnes, deux des plus gracieuses femelles de son espèce, de son genre et de sa famille viennent de lui offrir leurs plus tendres caresses et pour toute réponse il leur a tourné… la queue. Décidément, il n’est pas du Midi, mais du midi un quart ; je crois bien que c’est un Turc, et un Turc eunuque de quelque sultan ailé des environs.

À l’avenir, si tu veux que je reçoive ta lettre à temps pour y pouvoir répondre, mets-la à la poste le jeudi soir, avant 6 heures, à Paris. De cette façon, je la recevrai le samedi, au plus tard.

Sincères amitiés à M. et Mme Develay ainsi qu’aux camarades.

Bon courage et bonne santé, ma chère maman.

Reçois mes plus tendres et affectueuses caresses,

Alexandre

3 décembre 1905

Chère maman,

Contrairement à tes prévisions, je pourrais dire à nos prévisions, j’ai reçu ta dernière lettre, hier samedi ; de sorte que j’y peux répondre. À l’avenir, fais donc en sorte de ne pas l’envoyer plus tardivement.

Tu as très bien fait d’expédier le manuscrit à Amiens. C’est le parti que je t’aurais dit de prendre si tu ne l’avais fait. Je m’aperçois que Paris n’a point changé depuis ma courte absence ; il s’y trouve toujours beaucoup de conseilleurs et peu de… payeurs. Je t’assure qu’il n’a guère de sens commun celui qui t’a conseillé de faire publier ces Souvenirs par Le Journal. Ce n’est point l’intérêt qui m’a déterminé à les écrire ; je n’ai agi ainsi que par pure complaisance pour Germinal en bon souvenir de son attitude lors de notre procès. Lorsqu’il me sied de traiter la question capitale du capital ce n’est point de cette plume que je me sers, mais d’une autre ; tu sais bien ? celle qui est émoussée, pour l’instant. Quant à la réclame, au tam-tam, à la grosse caisse, ma foi, ce sont là des procédés qui ne me plaisent guère ; je suis l’homme le plus modeste qui soit au monde : je ne demande que la paix et la tranquillité ; mon plus fervent désir est de passer inaperçu, tu m’entends bien i-na-per-çu ; si je le pouvais je me volatiliserais : aussi juge un peu. En d’autres termes, sans périphrase, c’est te dire que je me soucie du Journal et de ses officieux courtiers comme de l’an quarante. N’empêche qu’il y a des gens qui sont d’un haut comique. Moi qui croyais connaître pas mal de choses, je me vois contraint de convenir que je suis un parfait ignare. Ainsi je n’étais pas sans savoir que certaines villes jouissent d’une juste renommée et de grandes faveurs de la part des gourmets en raison de leur spécialité à fabriquer tel ou tel pâté, tel ou tel saucisson, tel ou tel fromage ; mais j’avoue que j’ignorais que Bercy avait celle d’accommoder les feuilletons à la sauce Journal. Dame ! Il est vrai qu’après tout, cuisine pour cuisine, elle en vaut une autre ; elle n’est pas plus propre et elle pue tout autant.

Je n’ai pas voulu te décourager, mais je pressentais que tu ne pourrais continuer le triage des plumes. Ce qu’il te faut avant tout, c’est du mouvement, du va-et-vient, de l’agitation physique ; et non demeurer assise sur une chaise du matin au soir comme un sous-chef de bureau.

Tu me parles d’une place au théâtre comme si c’était chose facile à obtenir. On voit bien que tu ne sais pas ce que c’est. Tu es naïve et enthousiaste comme une femme de 15 ans. Je gage que c’est Jeanne qui t’a donné cette idée ; idée qui a dû germer en elle lors de son séjour à l’Olympia. Je crois bien que, là encore, tu ne serais point à ton affaire. Tu n’es pas assez habile à faire des grimaces. Dans ces sortes d’emploi, ce qu’il faut avant toute chose, c’est plaire au public : faire des salamalecs par-ci, des révérences par-là ; et le tout accompagné d’un sourire de commande. En un mot, un vrai métier de larbin. Pouah ! Et puis, comme je te dis, tu en parles à ton aise. On ne décroche pas ces places-là comme on trouve des bouts de cigarettes sur les boulevards.

Du temps où je tenais le haut du pavé social, certes, la chose eût pu se faire, car je ne manquais pas de relations dans le monde des théâtres ; mais présentement c’est le revers de la médaille ; tu oublies qu’Escande est devenu Jacob et qu’à son tour Jacob est devenu forçat. La sociologie a cela de commun avec la physique que, comme dans cette science on peut y parler de pôles. La richesse engendre le pôle attractif et la misère le pôle répulsif. Or être forçat c’est la dernière limite de la misère : aussi n’a-t-on plus de relations, plus d’amis. Tout ce que je puis te dire c’est d’aller voir Broussouloux ; il ne manque pas de relations ; il pourra peut-être te rendre service.

Si tu vas à Montmartre, tu feras bien de pousser jusqu’au Libertaire. Là encore on pourra t’aider. Quoique, à vrai dire, je ne vois pas trop pourquoi tu te mets martel en tête pour le travail. Tu n’es pas à la rue, tu n’es pas sans ressources, n’est-ce pas ? Eh bien, alors, de quoi te soucies-tu ? On dirait que tu prends plaisir à te chagriner, que diable. Est-ce que tu n’as pas le temps de travailler ? Promène-toi, nigaude ; fais une visite aujourd’hui, une autre demain. Tu as grandement le temps de te terrer dans le plâtre. Tiens, tu me fais penser à mon ami de Montrouge. Si j’ai bon souvenir, il est contremaître dans une fabrique d’articles de Paris. Qui sait ? Peut-être pourrait-il satisfaire à ton désir. Il t’est bien facile de l’aller voir. Tu demeures dans le 11e ? Eh bien, monte la rue [illisible] et ensuite la rue des Couronnes et tu prendras la ceinture jusqu’à Montrouge. Ça te fera une promenade. Parle-lui aussi d’une loge de concierge ; il est fort possible qu’il t’indique sinon la loge, du moins le moyen de la décrocher. Je trouve bien étrange que l’on t’ait retenu tes dernières lettres à Amiens. Ils auraient pu t’en aviser, ce me semble. Mais, dans ce cas, qu’a-t-on fait des timbres, que sont-ils devenus ? Comme tu le dis, ce n’était pas étonnant si tante Marie et tes cousines[1] ne te répondaient plus. Enfin, tout est pour le mieux puisque, de nouveau, tu es en correspondance avec eux. Je ne peux écrire ni à tante, ni à nos cousins et cousines. Pour que je pusse le faire, il m’eût fallu le dire le jour de mon arrivée au dépôt. De même pour Rose. Tu dois bien comprendre que l’on ne m’autoriserait point d’écrire à ma compagne alors qu’il m’a été refusé d’embrasser ma mère. Un peu de sagacité te l’aurait fait entendre. Dis à Jeanne, lorsqu’elle lui écrira, de l’exhorter à la patience. Pour le moment, vous ne pouvez rien faire pour elle ; toute démarche serait prématurée. Ne perdez pas de vue surtout qu’il est de toute nécessité de lui faire lever l’interdiction afin que la libération conditionnelle lui soit accordée. On peut tout aussi bien l’en faire bénéficier tout en ayant l’interdiction de séjour ; mais dans ce cas il vous faudrait un certificat de quelqu’un ayant domicile dans l’une des villes non interdites. Lorsque tu écriras à Joseph dis-lui de donner le bonjour à Chalus de ma part ; et qu’il veuille bien lui demander des nouvelles de la faillite d’eau gazeuse Clément. Depuis Amiens je n’ai plus reçu de ses nouvelles. Dans sa dernière il me parlait de la bonne disposition du syndic à son égard : c’est tout.

Inutile de te dire que je ne sais toujours rien concernant le départ. Dans une prochaine, je serai sans doute mieux renseigné.

Je ne suis pas d’avis de te mettre un mot au sujet de l’argent qu’il te reste à toucher. Lorsque les gens sont de mauvaise foi, il n’y a pas à insister. C’est ce que je te conseille de faire.

Amitiés sincères à Jeanne, aux époux Develay, ainsi qu’aux camarades. Mille baisers à Rose.

Je t’embrasse bien affectueusement,

Alexandre


[1] Un code que l’on retrouve constamment dans la correspondance de l’honnête cambrioleur.

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