Lettres du Zoo de Ré 4
Au Zoo de Ré, le temps passe inexorablement. Confiné à l’infirmerie du dépôt pénitentiaire, le numéro d’écrou 4043 s’ennuie et craint les changements météorologiques pour sa santé. La pluie et le gris de l’automne rythment l’attente du départ pour la Guyane. Celui-ci ne s’effectue que deux fois l’an. Faute de pouvoir s’évader, il ne reste donc plus qu’à se soumettre à la discipline carcérale. Le pragmatisme jacobien n’est pas pour autant fait de soumission ; le détenu contourne les règles. Le détenu écrit et les lettres d’octobre 1905, dont en particulier celle inédite en date du 29, montrent cela.
Avec le verdict du procès de Laon, l’aventure illégaliste des Travailleurs de la Nuit est définitivement close. Nous apprenons, entre autres au détour des lignes couchées par le détenu Jacob, qu’il avait revêtu les traits d’Auguste Bonnet, résidant 8 rue Béteille lorsqu’il se trouvait à Toulouse après le coup de la rue Quincampoix le 06 octobre 1901. Jacob était d’abord passé par Bordeaux avant de descendre sur la ville rose.
Marie Jacob, désormais libre, doit, sur indication de son rejeton, récupérer ce qui légalement peut l’être (affaires et argent issu notamment d’une possible vente des Souvenirs d’un révolté à divers organes de presse) avant de commencer à organiser les réseaux de soutien. De cette manière, des noms et des lieux apparaissent dans une correspondance qui est ouvertement codée pour échapper à la censure de l’Administration Pénitentiaire.
Yvonne est régulièrement présente dans les lettres du prisonnier Jacob. Lucien, ou une de ses diverses déclinaisons (Lucie, Luce, Lucienne), est mentionné une quarantaine de fois entre 1910 et 1924. Lulu désigne Jacob lui-même. Le prénom semble indiquer un lien à établir ou encore une préparation d’évasion. Nous ne savons pas en revanche qui se cache derrière Yvonne. Il se peut qu’il s’agisse de la fille de Jeanne Roux que Jacob signale en soin à Berck. Mais le prénom peut tout aussi bien faire allusion à Rose, la sœur de Jeanne et la compagne incarcérée d’Alexandre Jacob à moins, bien sûr, que Berck, où se trouve un fameux sanatorium spécialisé dans le traitement de la tuberculose, ne soit une allusion à l’infirmerie de la prison de Saint Martin de Ré. Dans ce cas, Marie Jacob s’incarnerait dans la fille de Jeanne Roux. Supposition probable. En effet, la mère veut venir voir son fils même si celui-ci le lui déconseille au regard des formalités carcérales et de la pénibilité du trajet. Mais le détenu sait l’entêtement de sa génitrice ; il sait aussi vital ce lien quasi-œdipien. Car le détenu entend bien dès le départ fausser compagnie à ses geôliers.
Chère maman,
C’est à ne rien comprendre aux pronostics des docteurs qui t’ont soignée et qui te soignent encore. Tantôt l’on te dit qu’une opération est nécessaire, indispensable pour te guérir complètement ; tantôt on t’assure qu’il te suffira d’un régime végétarien pour obtenir le même résultat. Quelle version, quelle opinion faut-il croire ?… Le régime végétarien pourra te guérir l’entérite, mais je crains fort qu’il ne soit que d’un médiocre effet pour te guérir tout à fait. Enfin, fais pour le mieux. Je te souhaite une prompte guérison. N’oublie pas surtout que le moral a une grande influence sur le physique. C’est te dire de ne point te chagriner.
Sais-tu que tu en as de bien bonnes parfois ? Ainsi, dans ta dernière, tu m’as demandé de quel droit on avait saisi la machine à imprimer. De quel droit !… Décidément, tu as une dose de naïveté que j’étais loin de te supposer. C’est comme si tu me demandais de quel droit le soleil fait graviter la terre autour de lui. De quel droit ? Mais le droit du plus fort, parbleu ! Tu ne t’en es point tenue là, car tu as ajouté : « Faut-il que je la demande ? » S’il faut que tu la demandes ? Mais je te crois, et au plus vite encore. À cet égard, il est bon que je te remémore certains détails, par exemple, que la machine a été achetée par M. Auguste Bonnet alias Jacob alors qu’il habitait 8, rue Béteille à Toulouse ; que ladite machine se trouvait en fait, au moment de la saisie, au domicile de Mme Vve Berthou, 82, rue Leibnitz à Paris ; qu’en conséquence cet appareil ne peut être considéré comme faisant partie du mobilier ayant appartenu à A. Jacob, attendu que ce dernier n’avait pas de mobilier puisque le loyer n’était pas en son nom. Voilà ce qu’il te faudra leur dire, à ces messieurs. Je crois fort qu’en cette affaire (je fais allusion à tout ce qui t’a été saisi ! le mot est charmant) tu ne joues le rôle de la [illisible]. Enfin ! Tu verras bien. D’ailleurs, si tu tiens à être mieux renseignée, adresse-toi à Me Justal. Il ne pourra que te conseiller bien, et t’éviter d’inutiles démarches, s’il y a lieu.
Tu es têtue comme une mule, une mule non papale, s’entend. Si tu avais écrit, comme je te l’ai dit, à M. [illisible], tu ne serais point dénuée de ressources, car, lorsque j’étais à Abbeville, je l’ai chargé d’encaisser les droits d’auteur de quelques journaux de province et de l’extérieur. [illisible] me devait mille et quelques francs, peut-être me les doit-il encore, cela dépend si Astruc les a encaissés ; Germinal d’Amiens (édition de Saint-Valéry-sur-Somme) ainsi que d’autres hebdomadaires me devaient aussi, à eux tous, à peu près pareille somme. Écris donc à M. [illisible]. Malgré ses nombreuses occupations, j’aime à croire qu’il voudra bien se déranger pour te venir voir. Dis-lui que tu es alitée et conséquemment que tu ne peux l’aller visiter.
Si ces sommes ne sont pas encore encaissées (il est si négligent, et puis sachant que c’était pour toi, il ne s’est pas pressé, peut-être), dis-lui qu’il n’insiste pas trop à l’égard des organes socialistes, mais qu’il ne fasse point preuve de même attitude à l’égard du Courrier belge qui est un journal radical bourgeois. Il s’agit de deux ans de collaboration. D’ailleurs, je suis persuadé que le secrétaire de la rédaction ne soulèvera aucune difficulté. Dans cela il n’y a que de la négligence de ma part ; j’eusse dû régler mon compte il y a longtemps. Enfin, tout n’est pas mal, puisque cette négligence te servira.
Lorsque tu auras quelque argent, tu serais bien aimable de m’envoyer trois gilets de flanelle. J’en aurai besoin cet hiver. Je suis comme les pommes d’amour, je crains beaucoup le froid. Ne regarde pas au prix, fais en sorte que le tissu soit de première qualité. Mais qu’il n’y ait point d’ornement, à enluminures surtout : on ne me les remettrait pas. Bien entendu, il faut aussi tenir compte de la nuance : le blanc est seul admis.
Je t’embrasse bien affectueusement,
Alexandre
P.-S. Je viens à l’instant du prétoire où M. le directeur m’a informé qu’il ne pouvait m’autoriser à recevoir des gilets de flanelle. Il est donc inutile que tu donnes suite à mon désir.
Chère maman,
Il y a des instants où je n’ai pas la tête à moi ; mes idées s’embrouillent, deviennent opaques pour me servir de cette expression, et, j’ai beau chercher, je ne sais que t’écrire. J’ai dû subir une de ces crises, dimanche 8 octobre, et ça a été ce que j’ai voulu te donner à entendre en te disant que j’étais ennuyé. Il faut croire que l’esprit s’oxyde, s’alourdit pour mieux dire, comme le corps. C’est l’emprisonnement qui est cause de cela. Et il faut te dire qu’il y a aujourd’hui trente mois que j’en subis les effets. La claustration a cela de commun avec l’absinthe que, comme ce poison, elle conduit droit à l’hébétude, au crétinisme. En demeurant enfermé entre quatre murs sans parler, sans discuter, en laissant les facultés pensantes dans un perpétuel farniente, on finit par perdre la notion d’associer les idées et les mots. Certes, je n’en suis pas encore réduit à ce point ; il faut même espérer que je n’y parviendrai jamais. En tout cas, sois assurée que l’énergie morale ne me fera jamais défaut sans réagir contre cet effet de milieu.
J’ai reçu une lettre de Rose dans laquelle elle m’a appris ce que tu avais omis de me dire. Je veux parler de ton voyage à Berck. Je veux bien croire que tu sois mieux, que ces quelques jours de repos t’aient été salutaires ; n’empêche que ce n’est point prudent de ta part de voyager ainsi car tu pourrais très bien rechuter. À mon avis, tu aurais dû te reposer quelques jours de plus. D’autre part, si j’avais su que tu voulusses aller à Berck, je t’aurais dit de t’arrêter à Amiens afin de serrer la main aux camarades.
Pour l’argent et les objets qui avaient été saisis, fais en sorte de ne pas te laisser leurrer. Je te dis cela parce que je te sais de facile composition. Ne perds pas de vue que tous les objets qui ont été saisis rue Leibnitz à Paris sont ta propriété (ô Proudhon). C’est te dire qu’ils doivent t’être rendus en totalité. Puisque tu en as la latitude, pourquoi n’écrirais-tu pas à Mme Le Bastoul, une lettre d’un style spécial afin de lui rafraîchir la mémoire ? Deux cent trente francs, ce n’est pas une forte somme, il est vrai ; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que cette somme, toute minime qu’elle soit, serait aussi bien dans ta poche que dans le coffre-fort de cette sérénissime.
As-tu écrit à [illisible] ? Souviens-toi que [illisible], il sera toujours disposé à refaire le service qu’il nous a déjà rendu. Pour le moment, rien ne presse puisque tu as des ressources ; ce ne sera que pour plus tard.
Le temps a bien changé depuis quelques jours. Les mouches se dessèchent, les punaises, en bestioles stoïques, se laissent mourir d’inanition. Les arbres se dépouillent de leurs feuilles, le vent de mer souffle violemment, se heurtant aux angles des bâtiments et le soleil se raréfie de plus en plus lorsqu’il ne brille tout à fait par son absence. Il n’est pas jusqu’aux nuages qui, en agents physiques prévoyants et généreux (ô combien), ouvrent leur soupape afin de remplir le vide des citernes. C’est l’hiver qui arrive lentement mais sûrement, l’hiver avec son lugubre cortège de maladies : phtisie, bronchite, catarrhe, asthme, angine, croup, laryngite, coryza… et j’en passe. Est-elle cruelle cette saison ! Combien d’humains, de pauvres bougres surtout, seront victimes de ses néfastes effets ? C’est triste, bien triste, mais qu’y faire ? Rien. Pas même y penser… si l’on peut. Oh ! comme je voudrais être vieux de trois mois de plus afin de me pouvoir baigner dans une atmosphère sublime de soleil ! Ce n’est point que j’aie à me plaindre du régime du dépôt, bien au contraire : il y a une sévère discipline, mais on ne dit rien à qui ne fait rien. Je n’ai hâte de partir que parce que le climat est loin de m’être favorable. Depuis cette baisse de température, mes [illisible] sont plus sensibles, les craquements deviennent plus intenses, les expectorations plus abondantes ; c’est inévitable ; cela me durera pendant tout le cours de la froide saison.
Amitiés sincères à M. et Mme Develay ainsi qu’aux camarades.
Je t’embrasse bien affectueusement,
Alexandre
P.-S. Si tu écris à Rose, dis-lui que je demanderai l’autorisation de lui écrire un mot pendant la quinzaine qui précédera le départ.
Infirmerie
29/10 1905
Chère maman,
Décidément il y a des gens qui sont aussi peu serviables que qu’ils sont ineptes. S’ils meurent étouffés ce ne sera sûrement pas par leur talent. Nous voilà fin octobre, c’est-à-dire à la fin de la bonne saison époque où les valétudinaires effectifs ou imaginaires, réintègrent leur pénate et je ne puis que m’étonner de l’insuccès de bien des démarches. Amen !
Ainsi tu as toujours l’intention, le ferme désir, de me venir voir. Eh bien, au risque de te causer un fort étonnement, je dois te dire que j’aimerais mieux que tu ne viennes point. En peu de mots voici pourquoi. Lorsque je suis parti d’Amiens, tu ignores moins que moi combien a été pénible la sensation que tu as éprouvée. Or, comme il n’est point douteux que cette émotion se renouvellerait ici, j’estimerais préférable de l’éviter. Certes je sais bien qu’à côté de la peine que te causerait cette nouvelle séparation, tu jouirais du vif plaisir de me revoir, de me causer, voire de m’embrasser – en supposant qu’on nous accorde cette faveur, ce dont je doute fort. Mais je te le répète, je crois que les sensations que tu éprouverais seraient plus intenses en peine qu’en joie. Aussi crois-je bien faire en te conseillant d’abandonner cette idée de voyage. Il est bien entendu que ce n’est là qu’une façon de voir, et que si tu juges meilleur de venir tu n’auras qu’à te mettre en route. Un mot encore à cet égard : un dernier. Tu as l’espoir, que dis-je, la conviction de pouvoir m’embrasser. C’est, du moins, ce que j’ai cru comprendre dans ta lettre. Eh bien, permets-moi de te dire que tu commets là, une profonde erreur. Au dépôt des forçats, comme dans presque toutes les prisons d’ailleurs, à moins d’autorisation spéciale délivrée par le Ministre ou le Préfet, les détenus ne peuvent voir et parler à leurs parents qu’à travers une grille. Si, malgré cet argument, tu persistais dans ton idée, voici ton itinéraire. De Paris (Etat) à La Rochelle via Niort et Chèvrefeuille. Il existe, de Paris à Niort, pendant une certaine époque, un service spécial de rapide portant des voyageurs de 3ème classe, et dont le confortable ne laisse rien à désirer. Le trajet s’effectue en 9 heures, si j’ai bonne mémoire. De La Rochelle à St Martin de Ré le service est assuré par un petit vapeur. Les départs sont au nombre de deux (?) un le matin, l’autre le soir. A n’en point douter les heures de ces départs doivent concorder avec l’heure de la mer étale. Du reste, tu n’aurais qu’à consulter l’horaire Chaix (grand format) lequel te renseignerait beaucoup mieux que ce que je puis le faire. En ce qui concerne l’obtention de permis de visiter, ce doit être tout comme pour les autres lieux de détention. C’est-à-dire qu’il te suffirait de t’adresser au Directeur du Dépôt.
Je ne sais à quoi attribuer mon manque de mémoire. Figure-toi que je ne me souviens plus si dans une de mes lettres que je t’ai écrites d’ici, je t’ai dit d’aller trouver M. Jean Dumeskaut, publiciste à l’Action et M. Urbain Gohier, afin de les mettre au courant des turpitudes que tu as subies à Abbeville. Je t’avais conseillé cette démarche croyant que tu irais à St Salomon dès ta sortie. Mais présentement, puisque tu as remis ce voyage à une date indéterminée, il est inutile que tu suives mon conseil. Je dois ajouter que tu as bien fait faute à Lulu et à Yvonne. J’espère bien, que d’ici à quelques années, dans deux ou trois ans, lorsqu’il sera un peu plus âgé, Lulu fera en sorte de te venir en aide. Mais d’ici là, il a besoin, grand besoin de toi, de Rose, et même de la sollicitude des camarades. Pour l’instant, je te recommande surtout de le laisser à la campagne, au bon air ; de ne point le mener respirer l’air vicié des villes. Avec un tel régime, tu verras qu’il se remettra sans peine de sa légère indisposition. Quant à Yvonne au plus elle demeurera à Berck mieux elle s’en ressentira. Je veux parler des soins physiques, car pour ce qui a trait à son éducation, ça ne peut que l’abrutir.
Si tu vois Jeanne, donne-lui le bonjour de ma part. Amitiés sincères aux époux Develay ainsi qu’aux camarades.
Je t’embrasse bien affectueusement.
Alexandre
P.S. As-tu vu Ader ? Brunus ? Cordiale poignée de main si tu as l’occasion de les rencontrer.
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