Double lupinose à Historia


On a beau être une des deux revues de vulgarisation historique les plus vendues en France et ne pas s’embarrasser d’exactitude lorsqu’il s’agit de faire la promotion d’ouvrage à prétention biographique. Historia ne fait pas dans la demi-mesure. Les deux modèles bien réels d’Arsène Lupin se nomment Jeannolle et Jacob, le premier est un voleur et le second aussi. En 1998 deux livres leur sont consacrés. Jean-Émile Néaumet évoque le premier dans  Un flic à la Bel­le Époque tandis que Bernard Thomas dresse le portrait extraordinaire du second dans une biographie plus que romancée. Mais de cela, Rémy Kauffer n’en a cure et n’en démord pas. Les deux criminels dont il reconnait au second un discours et une orientation politique, ont tellement marqué leur temps qu’ils ne pouvaient qu’inspirer Maurice Leblanc, auteur à la recherche du succès littéraire. On retrouvera ainsi au moins pour Jacob tous les errements du journaliste au canard Enchaîné récemment décédé : le père alcoolique, l’amante et la mère qui suivent aveuglément le glorieux bandit, Pierre Loti et les billets du cambrioleur, Arthur Roques qui devient même ici Alfred et qui peut donc dire bonjour, un procès sensationnel, une libération du bagne en 1928, un amour flamboyant en 1954 juste avant le suicide non moins flamboyant. Rien de nouveau sous le soleil bien réel de la lupinose, si ve n’est qu’à Historia on l’a chopé en double.

Historia

Août 1998, n°620, p.32-34

Belle époque

Par Rémy Kauffer

Les deux modèles bien réels d’Arsène Lupin

L’un se faisait appeler Jeannolle de Valneuse de Jolli ; l’autre, Alexandre Jacob, était militant anarchiste. Ils servirent à Maurice Leblanc pour créer son « gentleman-cambrioleur » …

Drôle de loustic, ce Jeannolle de Valneuse de Jolli ! Voyez-le passer avec ses cheveux longs, ses vêtements du bon faiseur, ses chaussures vernies, ses airs de gandin. Et sa diction, les amis, cette manière de détacher les mots pour vous les souffler négligemment en plein visage comme une bouffée de cigare. Un gars de la haute, pour sûr, un aristo. Comte de Marsan, paraît-il, et comme si ça ne suffisait pas, vicomte de Joncherie. D’autres l’appellent « de » Roederrer – la particule, toujours.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jeannolle de Valneuse s’y connaît pour tromper son monde. Ce faux aristocrate déchu exerce la profession très discutable de voleur. Résultat : quelques douloureux coups sur les doigts ; un an de prison pour chapardages devant le conseil de guerre de Besançon, 18 mois en novembre 1885 à Rouen. En mai 1887, ce récidiviste se fait engager dans une banque parisienne sur sa bonne mine et ses airs châtiés. Comme de juste, il file avec la caisse. Pour de nouveaux larcins : en décembre, deux sergents de ville le surprennent au moment où il allait prendre la poudre d’escampette d’un hôtel particulier de l’avenue Montaigne. Arrestation, séjour au dépôt. Le lendemain, Valneuse joue déjà les filles de l’air non sans expédier par la poste à son juge un mot fort bien tourné annonçant qu’il quitte son injuste patrie pour un pays étranger mieux disposé à son égard. Faux, bien entendu. Comme le raconte Jean-Émile Néaumet dans Un flic à la Belle Époque, le livre qu’il vient de publier aux éditions Albin Michel en s’appuyant sur les mémoires du chef de la Sûreté de l’époque, Jean-Marie Goron, les exploits de Valneuse, chef autoproclamé de la « Bande des Habits noirs », ne s’arrêteront pas là. Dès juin 1888, le voilà qui reparaît. Le directeur du Figaro reçoit en effet un carton à chapeau plein de breloques accompagné de ce simple mot : « Prière de remettre ces objets, sans valeur, à leurs propriétaires respectifs » – une vraie duchesse et un vrai vicomte.

Mais tant va la cruche à l’eau qu’à la fin … En août 1889, à Caen, c’est une comtesse – encore une ! – qui sera la cause de la chute du beau Valneuse. Il l’a séduite, elle lui a ouvert sa couche. Alors pourquoi diable ce cher comte est-il en train de défoncer à la pince (nickelée, on est aristocrate ou pas) son petit secrétaire d’acajou ? «Au secours », s’écrie la comtesse. Et les sergents de ville d’accourir. S’ensuit une course-poursuite homérique qui conduit Valneuse de la gouttière d’un hôtel à celle d’un restaurant et de là douze mètres plus bas sur le pavé où les agents l’y cueillent.

«Je suis l’innocente victime d’une effroyable erreur judiciaire », affirme Valneuse devant son juge. Lequel n’en croit mot et l’expédie illico en prison. Que croyez-vous qu’il arrivât ? Que Valneuse succombât au désespoir ? Point du tout. Il soudoie son gardien, un nommé Martin, qui jure moyennant finances de lui offrir la clef des champs. En fait, c’est un traquenard. En grand mystère, Martin l’introduit dans une poterne située à l’angle de la prison sous couvert de franchir l’enceinte de la prison et, là, une lumière s’allume et des applaudissements retentissent : rien moins que le directeur de la prison, le juge d’instruction et une ribambelle de gardiens pour accueillir le candidat à l’évasion.

« On peut dire que vous nous avez bien fait rire », concèdera J.-M. Goron à ce personnage hors série. Cette fois, hélas, la chance a bien tourné.

En novembre, Valneuse comparaît devant les assises de la Seine. Le tout Paris se presse dans la salle d’audience, riant aux bons mots du chef de la bande des Habits Noirs » dont, à la vérité, aucun autre membre n’a été identifié car Valneuse agit seul. C’est encore en crânant qu’il écoute sa condamnation à la « guillotine sèche », le bagne de Cayenne.

Lieu maudit dont Valneuse de Jolli ne démentira pas la triste réputation puisqu’il y mourra sans parvenir à s’évader. La chance aussi a des limites…

Ressortant Valneuse de l’oubli où il était injustement tombé, Néaumet signale que l’écrivain Maurice Leblanc se serait inspiré de ses rocambolesques aventures de monte-en- l’air pour bâtir le personnage d’Arsène Lupin, le prototype du gentleman- cambrioleur, distingué, élégant et plein d’humour. Un autre expert de la cambriole peut légitimement prétendre avoir servi de modèle à Leblanc. Nul autre qu’Alexandre Marius Jacob, ce militant anarchiste dont Bernard Thomas vient de rééditer la biographie chez Fayard, Les Vies d’Alexandre Jacob 1879-19542.

Avec ce personnage, on change de registre, passant de l’insouciance à la gravité. Né en 1879 à Marseille, fils d’un ex – marin alcoolique et velléitaire qu’il méprise, Alexandre Jacob voue en revanche un amour profond à sa mère Marie, boulangère puis épicière-droguiste qui le lui rend bien.

Intelligent, instruit, le garçon fréquente les cours des Frères des Écoles chrétiennes, décroche son certificat d’études, est engagé comme mousse à bord de cargos et même d’un navire-pirate, songe à devenir capitaine au long cours. C’est pour mieux obliquera 16 ans. Apprenti- typographe à Marseille, il adhère aux thèses anarchistes à l’image de ses deux mentors, Alfred Roques et Charles Malato, dont le curriculum vitae résume à lui seul le drame libertaire – jeunesse à Nouméa comme fils d’un communard déporté, journalisme engagé, polémiques contre les « illégalistes » obsédés par la violence.

Sur ces entrefaites, un agent provocateur, Leca, procure aimablement à Jacob de quoi fabriquer des explosifs avant de le dénoncer. Jacob échoue pour la première fois sur la paille humide des cachots. Six mois derrière les barreaux vont durcir le jeune homme. C’est un rebelle qui sort de la prison de Marseille en avril 1898. Dès l’année suivante, flanqué de deux complices, il dévalise en un coup audacieux le Mont de Piété de Marseille. Nouvelle dénonciation, nouvelle arrestation, nouvelle évasion. Amour partagé de Rose, la seconde femme de sa vie après sa mère : c’est le début d’une existence de révolutionnaire professionnel errant prêt à faire de la « reprise individuelle » un art de vivre. Entièrement dévoué à la Cause, Jacob se contente du strict nécessaire pour subsister, logeant s’il le faut dans des garnis de troisième ordre.

Tout pourvu que le contact ne soit pas perdu avec Marie, elle aussi prise dans la spirale «illégaliste » ou se perd son fils. À partir de 1900, Jacob va devenir un véritable chef de bande. Et quelle bande : les « quarante voleurs » réincarnés puisque cet anarchiste- cambrioleur régnera sur une quarantaine de « travailleurs de la nuit» aux motivations diverses : révolte à l’état brut, refus de la banalité quotidienne, appât du gain, politique.

Rien ne manque à sa panoplie, ni outillage sophistiqué – à côté duquel la pince nickelée de Valneuse fait figure de pâle gadget : pinces-monseigneurs, mèches, forets, vilebrequins, scies, rossignols, trousseaux de clefs, lanternes électriques à réflecteur, échelle de soie à crochets importée de New York -, ni fonderie d’or et d’argent pour transformer le butin et le revendre à des « fourgues». Quant aux cibles, elles sont sélectionnées à dessein dans les rangs des «parasites sociaux» tels que les curés, les officiers, les juges, les rentiers. Les nobles aussi, «parasites décorés d’oripeaux qui ne vivent qu’au détriment des classes laborieuses».

Pour rétablir l’équilibre, on épargne systématiquement ceux qui remplissent une fonction utile : médecins, architectes. Les écrivains eux aussi sont considérés comme des gens acceptables. S’étant introduit nuitamment à Rochefort dans la villa d’un certain capitaine de frégate Viaud, Jacob réalise qu’il s’agit en réalité de Pierre Loti. Il quittera la maison sans rien emporter, laissant ce mot explicatif : «Je ne saurais rien prendre à qui vit de sa plume».

Chaque camarade de la bande est censé abandonner 10 % de son butin pour financer des publications anarchistes. Beaucoup se plieront à cette règle mais pas tous, ni toujours, et l’honnête voleur qu’est Jacob aura bien du mal à empêcher le dérapage pur et simple vers le larcin de droit commun. Mieux respectée sera l’obligation de ne jamais franchir la ligne de sang : ici, on ne tire pas, sauf sur la police. Et de France en Belgique, de Belgique en Italie, on multiplie les cambriolages spectaculaires. 5 millions de francs – une somme considérable pour la Belle Époque – seront ainsi raflés en 150 larcins. Mais tout a une fin.

Un jour d’avril 1903 à Abbeville, coincé par les sergents de ville, son disciple Bour ouvre le feu pour dégager leur ami Pélissard. L’agent Pruvost s’écroule, mort, tandis que Jacob tire à nouveau pour protéger le repli de ses hommes. Le drame déclenche une chasse à l’homme, qui s’achève par l’arrestation du chef des mystérieux « travailleurs de la nuit », après plus de trois ans d’activités illicites.

Marius Jacob, sa mère, Rose, et vingt-trois de leurs complices, inculpés de vol qualifié et du meurtre de l’infortuné Pruvost, comparaissent devant les Assises de la Somme. Avec une belle insolence, l’ancien typographe fait front, mettant les rieurs de côté, tenant tête aux magistrats, ses ennemis de toujours. Ses cambriolages à répétition, il les justifiera comme « un moyen de révolte propre à combattre le plus inique de tous les vols : la propriété individuelle ». Cette attitude de défi séduit la presse qui lui accorde ses gros titres. Elle attire aussi l’attention de Maurice Leblanc, écrivain assez malheureux avec ses romans psychologiques tels que Les Lèvres jointes, publié sans grand succès six ans plus tôt. Sans doute est-ce à ce moment que se forme en lui l’idée d’Arsène Lupin, dont la première aventure, Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, paraîtra deux ans plus tard.

Jacob, lui, est condamné aux travaux forcés à perpétuité, sentence qu’il écoute sans le moindre froncement de sourcils. Sa nouvelle demeure sera le bagne de Cayenne, celui-là même où Valneuse l’a précédé. Déporté en janvier 1906, Jacob l’Intraitable se bat comme un beau diable, affronte l’administration, tente sans cesse de prendre la clef des champs – mieux et de manière plus véridique que « Papillon ». Pour cette insoumission permanente, il passera en tout vingt-deux ans à Cayenne. En France, sa mère Marie mobilise les consciences, notamment celle du journaliste Albert Londres. En décembre 1928, elle parvient à arracher sa libération. Devenu marchand ambulant, Jacob, de plus en plus pessimiste sur l’espèce humaine malgré son ultime aventure amoureuse avec une jeune enseignante de 26 ans, Josette Passas, se suicidera en 1954. Avant de se donner la mort, avait-il eu l’occasion de lire les aventures d’Arsène Lupin dont le créateur, Maurice Leblanc, l’avait précédé de treize ans dans la tombe ?

C’est en effet dès juin 1905, dans le mensuel Je sais tout que Leblanc inaugura la série des aventures de Lupin, qui au fil des années devait obtenir un immense succès populaire grâce l’Aiguille creu­se, Le Bouchon de cristal, Les Confidences d Arsè­ne Lupin, Les Huit Coups de l’horloge.

RÉMI KAUFFER

Jean-ÉmileNéaumet, Un flic à la Bel­le Époque (Albin Michel).

Bernard Thomas, Les Vies d’Alexandre Jacob, 1879-1954 (Fayard)

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