Tintin au pays du voleur


Nous savons nuisible la lupinose parce qu’elle déforme l’image de l’illégaliste Jacob, devenant un aventurier hors norme, le faisant inspirateur du gentleman cambrioleur créé par Maurice Leblanc. Qu’en est-il de la Tintinite que nous avons récemment découvert, grâce aux bons soins de Marianne et Laurent, dans le journal d’expression libertaire de la région Nord-Picardie, L’Aminoir ? La feuille, sortie à environ un millier d’exemplaires des imprimeries Vere à Lille, boulevard Victor Hugo, ne connait que 4 numéros de mars 1980 à janvier 1981. Elle renait au printemps 1982 (1 numéro) et à l’hiver 1983 (1 numéro). Dès le n°2, de mai – juin 1980, les 22 abonnés peuvent découvrir les 3 premières planches d’une bande-dessinée narrant la vie édifiante de l’honnête cambrioleur. Alexandre Jacob,  prénommé ici Marius, revêt les traits du célèbre héros de BD imaginé par Hergé. Mais nous ne saurons pas la fin des aventures de Tintin au pays du voleur. La 4e planche paraît dans le 4e et dernier numéro, celui de janvier 1981, de L’Aminoir.

Si on ne compte plus les pastiches du célèbre reporter, récemment remis au goût du jour par l’industrie cinématographique hollywoodienne, la version présentée par les compagnons lillois (Jean-Michel Bavard, Éric Moreau, Claude Vignier, etc.) présente de nombreux intérêts. Ils n’utilisent d’abord l’apolitique blondinet – donc de droite voire plus (et l’on sait les sombres affinités passées d’Hergé) – que comme un simple support autorisant la narration de la jeunesse du très politique voleur.

Mais, en 1980, le seul ouvrage disponible, dont peuvent s’inspirer les animateurs de L’Aminoir,  sur le sujet déforme radicalement la réalité des faits. Il est vrai que la biographie commise en 1950 par Alain Sergent est quelque peu tombée dans l’oubli. Celle issue de l’imagination débordante du journaliste et romancier Bernard Thomas parait chez Tchou en 1970. Pourtant, l’équipe du journal libertaire eut pu recourir à l’Histoire du mouvement anarchiste français de Jean Maitron, régulièrement réédité depuis sa première parution en 1951. Le livre de l’historien marxiste consacre en effet quelques pages fort instructives au cas témoin de l’illégalisme.

Le héros Jacob prend ainsi forme ; son enfance, sa jeunesse sont à la hauteur de l’extraordinaire geste qui allait s’en suivre. De fait, il n’y a rien d’étonnant à retrouver dans L’Aminoir une vision quelque peu déterministe et misérabiliste : un père alcoolique notoire, une mère courage, un gamin qui doit subir les mœurs déviantes des marins au long cours … Genèse d’un révolté à vie en somme, qui se termine par la participation au journal anarchiste Marseillais Agitateur, en passant par un très hypothétique meeting socialiste qui dégénère en bagarre générale où le jeune anarchiste aperçoit une jolie brunette. Rose Roux fort probablement.

Au-delà de la biographie incomplète de l’honnête cambrioleur, les lecteurs de L’Aminoir, tout comme le jacoblogueur et le tintinophile averti peuvent enfin s’amuser à relever les albums d’Hergé pastichés : le Lotus bleu, Tintin au pays des Soviets, le Secret de la Licorne ou encore Tintin en Amérique ou encore Tintin au Congo pour l’image d’introduction. L’original détournement se gausse donc du racisme et de l’antisémitisme du dessinateur belge pour renverser totalement la situation. Car, si en toute logique, Joseph Jacob est campé par le capitaine Haddock, l’étique blondinet à la houppette incarne un homme mû par les idéaux de liberté et d’égalité. La lupinose provoque le crétinisme intellectuel. La Tintinite, elle, ne présente donc, en fin de compte, aucun danger pour l’encéphale et peut même s’avérer fort drôle et plaisante.

1e planche

p.30

La vie de Jacob

Marius Alexandre Jacob naquit à Marseille en 1879. A 11 ans, il s’engage comme mousse pendant 4 ans. A 15 ans, il devient ouvrier typographe et noue ses premiers contacts avec des anarchistes. A 18 ans il est condamné pour fabrication d’explosifs mais s’évade. A 20 ans, c’est son premier cambriolage mais il sera suivi de 150 autres. Les « Travailleurs de la Nuit » sont infatigables. Leurs victimes sont soigneusement choisies : bourgeois, prêtres, profiteurs de tous genres. Arrêté en 1905, jugé à Amiens, Jacob est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Après 19 tentatives d’évasion, il est libéré le 30 décembre 1928. En juillet 1936, il propose un marché à Basile Zaharoff, le marchand d’armes international : l’or des églises espagnoles contre des armes et des munitions pour les camarades de la CNT – FAI. Mais les anars sont au front. A l’arrière, il ne reste que les stals. Jacob, écœuré, rentre en France et reprend son commerce de bonneterie. En août 1974, il se suicide à l’âge de 74 ans.

Chapitre 1

2e planche

p.31

1e image : Joseph Jacob était le père de Marias. Il avait travaillé dans la marine, mais ses beaux-parents ne voulaient pas d’un gendre marin. Il s’était donc retrouvé dans une boulangerie. C’était moins exaltant que les grandes traversées ! Alors Joseph noyait sa nostalgie dans le Pernod.

2e image : Parfois, il parlait de repartir en mer. Mais cela restait â l’état de velléité. Il était plus facile de pérorer que de passer à l’action. Surtout que c’étaient les parents de Marie qui avaient l’argent. C’étaient de vieux paysans avares, mais Marie avait réussi à les persuader de lui acheter une boulangerie. Joseph était 1’employé.

3e image : Cela n’avait pas amélioré l’atmosphère familiale, Marie en avait assez de Joseph. Elle se rendait compte que son beau navigateur était en fait un ivrogne. Depuis qu’il était l’employé de Marie, il compensait cette humiliation en la battant. Elle n’espérait plus qu’une seule chose : qu’il parte vraiment. Marius se mit à haïr son père.

4e image : Marius fut inscrit à l’école des Frères de l’Instruction Chrétienne. Bien sur Joseph était anticlérical, mais comme â l’école laïque, il n’y avait que des voyous ! A 11 ans, Marius obtient son certificat d’étude, brillamment, et avec dispense en plus ! Les frères voulaient le faire continuer jusqu’au brevet au moins.

5e image : Marie se méfiait. C’était sûrement un de leurs trucs à ces corbacs. La loi rendait lien l’école obligatoire jusqu’à treize ans, mais elle n’était pas appliquée Marius savait lire, écrire, il connaissait ses quatre opérations, c’était bien suffisant. En plus, Marius n’aimait pas l’école : la question était réglée.

6e image : Ce qui lui plaisait à Marius, c’était l’aventure : les histoires de marins que racontaient les amis de son père, les récits de Jules Verne, tout ça le passionnait. Il était toujours occupé à parcourir les docks. Un jour, il aida un officier à porter ses valises, refusa un pourboire, mais avoua son ambition : être marin.

7e image : C’est comme ça que, à onze ans et 5 mois, Marius devint mousse sur le Thibet. Vite, il se rendit compte que Jules Verne l’avait bien eu. Au lieu des actes d’héroïsme, il fallait nettoyer le pont, servir les officiers, dormir dans la crasse, se faire continuellement engueuler par le maître d’équipage. Même le long des cotes d’Afrique, c’est difficile à supporter.

8e image : Depuis que l’alcoolisme de son père avait conduit à hypothéquer la boulangerie, il consacrait ses modestes émoluments à aider sa mère. Après plusieurs voyages sur le Thibet, il embarqua sur le Ville de La Ciotat : l’Egypte, Suet Djibouti.

9e image : Et puis c’est un autre bateau, l’Alix. Celui-là coule au large de la Syrie. Aucune perte humaine. Il fait un bref passage sur le « Suzanne et Marie », le temps de se rendre compte que certains matelots, faute de mieux, avaient un faible pour les jeunes garçons.

3e planche

p.32

1e image : Sur l’Armand Bréhic, la même histoire recommence. Les officiers fermaient les yeux. La vie à bord devint telle qu’il préfère déserter à Sydney. Là, il vécut d’expédients : cireur de chaussures, gardien de phoques, vendeur de jouets. Finalement, il s’engage sur une baleinière.

2e image : C’était une drôle de baleinière. Un jour, on croise un bateau, Jacob est enfermé dans la cale. Cris, détonations. Remonté sur le pont, il découvre l’autre bateau jonché de cadavres. Il est devenu pirate. L’expédition lui rapporte 2o fois sa paye du mois.

3e image :La deuxième fois, il assiste l’attaque. Le sang qui gicle, les blessés achevés. Écœuré, il quitte la baleinière. Une semaine plus tard, celle-ci est arraisonnée par un garde-côte. Tout l’équipage est pendu, il l’avait échappé belle.

4e image : En regagnant Marseille, comme mousse sur un bateau anglais, Jacob a une surprise. Les gendarmes l’attendent. Parce qu’il a déserté à Sydney. Heureusement, Marie a réussi à réunir des témoignages favorables de ses capitaines successifs. Et puis, il n’avait encore que 13 ans. Les juges lui firent jurer de ne pas recommencer, puis ils passèrent l’éponge.

5e image : Cela impressionna favorablement Marius. Il décida que lui aussi, il deviendrait officier. Le Capitaine Martinaud lui prêta des livres de navigation. Dès qu’il avait un peu de temps libre, Marius délaissait les jeux habituels des marins pour se plonger dans l’étude des signaux des courants, etc…

6e image : La vie de Jacob, au début, c’est un peu la vie d’un saint. Les officiers l’aimaient bien : il ne buvait pas, ne fumait pas, ne jouait pas, était toujours prêt à rendre service, mais sans se laisser marcher sur les pieds. Bien sur quelques uns l’avait pris en grippe à cause de sa lubie « d’étudier ».

7e image : Bien sur, il allait au bordel de temps en temps. La première fois à Soubayara, il se fit piquer ses économies. Mais les étreintes vénales ne le satisfaisaient pas. Quand il cherchait l’amour, il ne trouvait que la passe à 3 f.

8e image : Ailleurs, aussi, il découvrait la vénalité, l’hypocrisie, la lâcheté. C’était les officiers et les marins qui se mettaient d’accord pour voler la marchandise. Cétait la traite des noirs, tolérée par les anglais, pratiquée par les français. Bien sur, voler un armateur, c’était plutôt sympathique, mais on retrouvait toujours l’âpreté au gain.

9e image : Ce qui lui permettait de tenir, c’était l’espoir qu’il avait de devenir un jour sous-officier, puis même officier. Oui, mais à Dakar, il tomba malade, « les fièvres », comme on disait pour cacher son ignorance. Il passa le retour dans son hamac. A Marseille, le médecin n’était pas sûr qu’il s’en sortirait. En tout cas, la marine, c’était terminé.

A suivre

4e planche

p.23

Résumé des épisodes précédents : Marius voulait devenir marin. Malheureusement, il tombe malade et doit abandonner la mer

1e image : Pendant sa convalescence, Marius eut l’occasion de discuter longuement avec l’un de ses cousins. Celui-ci lui prouva que la maladie lui évitait de mal tourner, de devenir trafiquant, négrier ou

2e image : roi du tapioca. Bref, cela lui évitait de devenir un exploiteur. A peine remis, que son cousin l’entraîne à une réunion de socialos où certains avaient décidé de porter la contradiction : « la journée de huit heures, on s’en fout ! C’est de la charité chrétienne ! Nous voulons la fin de l’esclavage ! Nous voulons la révolution sociale immédiate ! »

3e image : Bref, le meeting dégénéra, il y eut de la cogne. Les flics intervinrent, matraquant tout sur leur passage (comme quoi, les temps n’ont pas tellement changé !!.). La soirée laissait quand même à Marius le souvenir d’une petite brune mignonne qu’il avait entraperçue

4e image : Avant de se faire assommer. Peu après, le cousin dut se tirer en vitesse. Il avait été dénoncé comme meneur. Marius hérita donc de ses livres et même de son emploi : c’est ainsi qu’il se retrouve ouvrier typographe.

5e image : A l’époque, ça bougeait dur dans le mouvement ouvrier. La fédération des bourses du travail avait été créée en 1895. La même année, à Limoges, on avait créé la CGT. On préparait la grève générale insurrectionnelle en pratiquant le boycott et le sabotage.

6e image : Marius, lui, avait été marqué par une phrase de Paraf-Javal du Libertaire : « Qu’est-ce qu’un syndicat ? Un groupement où les abrutis se classent par métiers pour essayer de rendre moins intolérables les relations entre patrons et ouvriers. De deux choses l’une : ou ils ne réussissent pas, alors la besogne syndicaliste est inutile, ou ils réussissent, alors la besogne syndicaliste est nuisible car un groupe d’hommes aura rendu sa situation moins intolérable, et aura par suite fait durer la société actuelle ». Comme disait un auteur plus récent : « Chaque fois que l’esclave cherche à améliorer son sort, il vole au secours de son maître ».

7e image : Bref, Marius, piloté par Roques, son patron, se mêle au milieu libertaire de Marseille. Il participe au journal « L’agitateur », se mêle à de nombreuses réunions des Rénovateurs, des vengeurs. C’est ainsi qu’au hasard de ses rencontres et lectures, il découvre peu à peu la théorie anarchiste.

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