Méric et les illégalistes


Victor Méric écrit les Bandits tragiques en 1926. L’ouvrage, précieux témoignage, indispensable analyse, a été réédité en 2010 par les éditions Le Flibustier. L’homme, ancien anarchiste, ancien socialiste révolutionnaire, a bien changé. C’est même vis-à-vis des illégalistes, un virage à 180 degrés. La grande boucherie est bien sûr passée par là. Le rouleau compresseur soviétique, venu de l’Est, a fait le reste. Le collectif a écrasé l’individu et l’auteur, communiste exclu de la SFIC, née du congrès de Tours, a rangé au vestiaire droit de vivre et reprise individuelle pour ne retenir que les dégâts et autres dommages collatéraux de la geste sanglante, et surtout sans lendemain qui puisse chanter, de Jules Bonnot et compagnie.

Là où l’ancien journaliste à la Guerre Sociale, aux Hommes du Jour et à l’Humanité, reconnaissait pourtant dans les colonnes du Libertaire, 21 ans plus tôt, la noble et mâle attitude et surtout les principes, justes et généreux, de l’honnête cambrioleur au procès d’Amiens dans l’article L’erreur de Jacob, son récit et son analyse de la bande à Bonnot voue les pratiques illégalistes à une irrémédiable condamnation. De la sorte, vivre l’anarchie immédiatement ne peut donc aboutir qu’à une impasse dans laquelle se sont perdus tant de jeunes écervelés et manipulables à souhait.

C’est pourquoi il dénonce avec force et virulence l’influence néfaste et mortelle d’autoproclamés gourous de l’individualisme anarchistes. Libertad, Paraf-Javal, Lorulot, d’autres encore, en prennent largement pour leur grade ? Ceux-là même, reclus derrière leur pseudo statut de penseur, de théoricien, n’auraient pas les mains salies du sang de Jouin ou bien encore des deux vieillards de Thiais. Et c’est dans les milieux libres de Romainville ou d’ailleurs que la mauvaise herbe a finit de pousser et de rendre inculte le champ d’une anarchie qui eut pu être, selon Méric, une formidable école d’énergie révolutionnaire.

Victor Méric

Les bandits tragiques

Le flibustier

Réédition 2010

4e de couverture :

Paru en 1926, Les bandits tragiques de Victor Méric retrace l’histoire de la bande à Bonnot, ces quelques hommes encore jeunes lancés dans une épopée sanglante qui ne les conduira nulle part. L’auteur y reprend dans le détail leur course folle, revient sur leurs personnalités et dépeint le milieu dont ils faisaient partie, celui des individualistes et des illégalistes rassemblés autour du journal l’anarchie. Il raconte comment ces hommes, ces « en-dehors », refusant l’avenir d’esclaves salariés que la société promet à ceux qui n’ont rien, ont voulu vivre autrement, sans attendre une hypothétique révolution. Mais à travers cette histoire, Victor Méric dénonce surtout la répression aveugle de la justice qui, dans son désir de vengeance, emporta un homme : Eugène Dieudonné. Condamné à la guillotine pour un crime dont tout l’innocentait, il sera finalement envoyé au bagne où il passera plus de dix années.

Journaliste et écrivain, Victor Méric (1876-1933) milita toute sa vie aux côtés des anarchistes et des socialistes révolutionnaires. Il collabora à de nombreux journaux (Le Libertaire, La Guerre Sociale, L’Humanité) et signa plusieurs ouvrages (Le crime des vieux, la der des der, les Compagnons de l’escopette, A travers la jungle politique et littéraire, la Guerre qui revient : fraîche et gazeuse).

p.18-19: Qu’était-ce donc que ce monde étrange, mélangé, bizarre, si lointain, si inaccessible aux gens paisibles? Un ramassis de pauvres hères désaxés par des théories fumeuses, coupables surtout d’avoir ingurgité, sans les digérer efficacement, des axiomes scientifiques hors de leur contrôle et de leur intellect. Mais aussi des hommes de volonté âpre, fatigués des vaines déclamations et des paroles stériles, soucieux d’action, dévorés du besoin de s’affirmer. Les malheureux voulaient vivre … «vivre la vie intense», vivre par tous les moyens. Ils s’évadaient du clan des résignés pour bondir sur leur semblable, telles des bêtes fauves. Ils ont agi. On sait comment. Ils ont payé aussi et non sans crânerie! une crânerie telle qui fait regretter que de telles énergies n’aient pas trouvé à mieux s’employer. Mais ne nous appesantissons pas là-dessus. Considérons les choses d’un autre point de vue que celui du boutiquier, fauteur de vie chère et, malgré tout, honnête personne. Les bandits qui terrorisaient Paris ne sont plus. Laissons-les au jugement de l’histoire.

P101-102: L’individualiste a jugé la société qui ne repose que sur l’égoïsme et l’exploitation de l’homme; il sait que l’argent en est la clé de voûte. Il va donc s’attaquer à la seule puissance du jour: le Coffre-fort. Et cela par tous les moyens. Et l’individualiste aboutit à l’illégalisme. Cette théorie de l’illégalisme est plus vieille que tous les anarchistes eux-mêmes. Mais il semble bien qu’elle ait pris consistance et se soit répandue dans leurs groupes avec le lancement du journal L’Anarchie fondée par le compagnon Albert Libertad en l’année 1906. Ce Libertad était un type des plus curieux.

P105: La vérité est plus simple. Libertad mourut des suites de coups portés par des policiers qui le traînèrent sur les marches d’un escalier, à Montmartre. Quant à sa sagesse, son éloquence, sa foi, c’était un pauvre diable sans grande culture, doué d’une inlassable faconde et doutant si peu de lui-même qu’il ne craignait pas de pérorer sur tous sujets. Cela n’enlève pas à ses qualités réelles d’audace et d’entraîneur d’hommes. Mais à vouloir trop l’idéaliser, on ne pouvait que le déformer.

P106: Et, après [Libertad], d’autres qui se proclamaient ses élèves, le crurent. Cela explique les bandits. Je dois noter qu’à côté de Libertad, un autre militant eut une énorme influence dans les milieux anarchistes. Il se nommait Paraf-Javal. Celui-là était un «scientifique». il a beaucoup écrit, beaucoup parlé.

P107: Les sujets les plus divers étaient traités aux Causeries [populaires]. (…) C’était cependant de là que devait partir le mouvement individualiste et illégaliste qui allait aboutir aux bandits tragiques.

p.108 – 109: On parlait couramment de «reprise individuelle», comme d’une chose très simple et très naturelle que pas un anarchiste digne de ce nom n’aurait osé rejeter.Les malheureux ne songeaient pas assez aux gendarmes. Ils ne se disaient pas davantage qu’au bout de ce chemin dangereux, ils trouveraient fatalement le crime. Ils se grisaient du mauvais vin des mots: «Liberté! … Vivre sa vie…» Et après çà, ils allaient aux devantures des épiciers cueillir des boites de sardines ou des camemberts. La prison ne les guérissait point. Ils réapparaissaient après des mois d’absence, plus fous qu’avant. Et les lectures recommençaient, ainsi que les chapardages. Mais ce n’était que le début. Rien de bien tragique encore. Au contraire, cette époque de la vie anarchiste abonde en anecdotes savoureuses.

p.115: L’illégalisme aboutit à une sorte de sectarisme. Ce fut comme un article de foi. Et, dans cette atmosphère particulière, il ne faisait pas toujours bon de soutenir un avis opposé à celui des autres.

p.126: Le courage est monnaie courante chez les anarchistes, il en est même qui ont la superstition du courage et qui tenteraient les pires folies pour ne pas risquer l’accusation infâmante de «dégonflage». Ceci devait être dit dans ce chapitre où nous nous essayons à définir un peu la psychologie étrange et compliquée des anarchistes illégalistes.

p.140 – 141: Etrange milieu que celui que produisit de tels êtres surhumains, capables de tout le bien et de tout le mal. Etrange et déconcertant milieu, où l’on put voir des professeurs d’illégalisme tirer tranquillement leur épingle du jeu, alors que leurs élèves bouillant d’ardeur, emportés par la passion, couraient sur les routes du crime. C’était, par certains côtés, une véritable Cour des Miracles où tous les ridicules, tous les travers et toutes les déchéances s’associaient. Ce fut, par instants, une formidable école d’énergie. Ce fut, aussi, hélas! un repaire. Mais tous ceux qui ont pu s’en échapper et se refaire une vie plus normale n’ont pas tous emprunté la voie de l’illégalisme selon Garnier ou Valet ou Callemin. Il en est qui, ayant jugé et pesé la société moderne, ont eu recours à des moyens légaux pour opérer leur redressement et accomplir leur trouée. On peut en rencontrer quelques-uns de ces illégalistes d’hier, rescapés de la grande tourmente, qui font dans le journalisme financier, dans la publicité, dans le commerce … Il en est même, assez nombreux, qui travaillent, sont à la peine, et, parfois, avec un sourire mélancolique, évoquent ce passé boueux et glorieux.

p.144: Le romancier qui voudra faire œuvre de et révéler le mal de l’époque (…) devra marquer la malfaisance infinie du manuel dispensant des connaissances rapides et superficielles à des cerveaux en friches. Il devra noter la redoutable influence, non pas de la science, mais du «scientisme» propagé par des ignorants et des anormaux. Que d’âmes tourmentées et tendres, qui auraient pu se réaliser en beauté, ont subi les effets de la contamination.

p.152 – 153: Il était indispensable de bien montrer le milieu avec ses excès et ses ridicules, qui permit l’épanouissement monstrueux de l’illégalisme et dont sortir, tout armés, les bandits tragiques. A la base, folie, ignorance, révolte, désir de se singulariser. Et, cependant, les plupart des ces hommes étaient des volontés et des intelligences, souvent des âmes de douceur. De funestes théoriciens firent le reste, des théoriciens péremptoires qui affectaient le mépris des bipèdes humains, qui qualifiaient leurs semblables d’abrutis et de crétins, qui s’érigeaient au-dessus des foules, omniscients et superbes. Ceux-là n’ont pas trinqué. Mais veut-on descendre jusque dans les profondeurs de l’âme des bandits.

p.155: A la base, l’instinct de révolte puis beaucoup de lassitude, le mépris des prophètes et des théoriciens révolutionnaires, le besoin ardent de vivre, de jouir de la vie, coûte que coûte … Et, une fois le doigt dans l’engrenage, toute l’âme y passant. La bête fauve se réveillant dans l’homme, dans le rêveur d’hier. Celui qui aurait pu devenir un apôtre se réveillant en bandit. Les ravages qu’ont faits certaines théories parmi des milliers de jeunes gens enthousiastes sont incalculables. Pour avoir sacrifié à l’idole illégaliste, les anarchistes ont peuplé les bagnes et les prisons; ils sont devenus la chose des geôliers et des chaouchs. Singulière méthode pour réaliser sa vie.

p.213-214: L’action anarchiste se développa du jour où Bakounine apparut et livra bataille à Karl Marx. Elle se précisa lorsque l’Internationale socialiste jeta à la porte ses frères indisciplinés. . Au début, l’anarchisme n’est que du socialisme anti-autoritaire. Il combat l’état et le parlementarisme. Il est conduit, surtout, par un âpre besoin de critique. Mais, peu à peu, il se scinde en diverses chapelles. On voit pointer le nez de l’individualisme. La critique tourne en rond et s’exerce sur les idées anarchistes elles-mêmes. Stirner, Nietzsche se mêlent à la danse et font un singulier vis-à-vis à reclus et Kropotkine. Lentement les déviations monstrueuses s’accusent. Au cours de la période ravacholienne, c’est encore l’idéalisme qui domine. Les Ravachol, les Vaillant, les Caserio, les Emile Henry entendent combattre les mauvaises forces sociales et l’organisation collective arbitraire. Mais cette époque close, après tant de prisons et de bagnes peuplés, l’égoïsme illégaliste s’affirme. Il se complique de scientifisme primaire. Les ravages sont incalculables. L’anarchisme tombe dans mille travers. D’abord, il rejette l’Utopie Révolution. La masse ne compte pas plus à ses yeux que l’avenir. Et après quelques tâtonnements, il se jette, l’arme au point, contre la société qui le relègue au rang des parias. Et c’est la tuerie, le duel effroyable entre une poignée de téméraires et toutes les forces sociales constituées. Cerveaux faibles, dira-t-on. Esprits surchauffés, grisés par le mauvais vin des lectures hâtives. Sans doute. Mais examinez la caverne sociale dans laquelle s’étiolent ces hommes. Pesez les inégalités, les injustices, l’intolérable opulence d’une minorité jouissante face à la misère morale et matérielle du plus grand nombre plongé dans les geôles du travail qui tue … Oui, voyez tout cela. Scrutez le visage angoissé et grimaçant de notre admirable société … et vous aurez découvert, en dehors des causes purement accidentelles, la vraie logique et la seule explication des bandits tragiques.

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