SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 21
Par Jacob
Les derniers actes – Mon arrestation
(suite)
Je passe à ma comparaison. Je ne sais si les ânes de vos régions – en supposant qu’il y en ait – sont aussi récalcitrants que ceux de Provence, mais, bagasse ! je vous prie de croire que ces derniers montrent parfois peu de bonne volonté pour concourir à ce jeu. Que voulez-vous ? chacun son goût : ils ne sont pas sportmen : ils préfèrent tondre les prés. Aussi, connaissant leur passion, a-t-on imaginé un excellent moyen pour leur faire faire de gré ce qu’il eût été impossible de leur faire exécuter de force. Lorsqu’il y a course, le gamin ou le jeune homme qui monte l’âne se munit d’un assez long bâton au bout duquel est attachée une ficelle dont l’extrémité est garnie d’une grosse carotte ou d’une poignée d’herbe. Vous voyez la chose d’ici. Au signal du départ, le jockey tend son appât devant le nez du têtu animal, et aussitôt, rapide comme une flèche, maître Aliboron de courir… de courir… comme il n’a jamais couru, dans l’espoir d’attraper la carotte ou la botte d’herbe…
Eh bien, tous les serviteurs des bourgeois, repris-je, après avoir aspiré quelques bouffées de ma cigarette, agissent pareillement à cet âne. Les maîtres sont leurs jockeys et la retraite qu’ils leur promettent leur tient lieu d’appât, de carotte, de botte d’herbe. C’est en faisant miroiter à leurs yeux l’espoir d’une retraite, dont les huit dixièmes ne jouissent pas ou presque pas, que les pauvres se font les bourreaux des pauvres en devenant les valets des riches.
Vous parlez d’héroïsme, bien mal à propos, dis-je, en m’adressant directement à M. Canache. Que dit-on lorsqu’il arrive qu’un âne se casse une patte en courant, ou crève d’insolation ? Crie-t-on à l’héroïsme pour cela ? Pas que je sache. En tous cas, avouez que ce serait risible ; et ce ne l’est pas moins pour moi de vous l’entendre dire pour deux de vos larbins qui ont trouvé la mort dans leur course à la retraite…
Je fus interrompu par l’arrivée du capitaine de gendarmerie. Il venait chercher Pélissard pour le conduire devant le juge d’instruction.
Charmant, correct, élégant, le capitaine de gendarmerie. Avec son corset à la saumuroise on aurait dit un 8 ; mais un 8 avec des bottes, s’entend.
Oh ! ces bottes !… Rien que d’y penser mes narines en frémissent…
– Ainsi, vous ne manifestez aucun regret ? me demanda M. Challet lorsque mon compagnon, quatre gendarmes et leur chef furent sortis.
– Pas le moindre. D’ailleurs pourquoi me repentirais-je ?
– Vous avez tué…
– La plaisante raison ! l’interrompis-je en haussant les épaules. Et si je ne m’étais pas défendu m’auraient-ils épargné, eux ? C’est la lutte pour la vie, que diable ! Je vous le répète pour la centième fois, pourquoi m’ont-ils agressé…
– Mais tenez, repris-je après une courte pause. Pour résumer la question, je vais me servir d’un exemple en vous comparant un homme et une puce…
Le nom de la bestiole fut à peine prononcé que ce fut un éclat de rire général.
– Il n’y a pas de quoi rire, leur dis-je en manière de parenthèse, pour la nature une puce a la même valeur qu’un homme.
– Positivement, appuya l’avocat.
– Supposons un instant, repris-je sitôt que les ris se furent calmés en m’adressant à mon interlocuteur, qu’une puce vienne se poser sur une partie de votre corps pour y satisfaire ses besoins, c’est-à-dire s’y abreuver de quelques globules de votre sang. La laisseriez-vous accomplir sa fonction ? Dites…
– Non, certes ! me répondit le commissaire d’administration, en souriant.
– Vous la tueriez donc ?
– Sans aucun doute.
– Parfait !… Et…
– Et vous ? la laisseriez-vous satisfaire son appétit ? m’interrompit M. Canache.
– Pas le moins du monde. Je tuerais la puce, comme j’ai tué les agents. Car…
– Vous plaisantez, m’interrompit M. Challet. De tuer une puce à tuer un homme, il y a loin …
– Pour moi, il n’y a nulle différence lorsque l’homme me tient le même langage que la puce. Pour que je vive, il me faut laisser boire une infime partie de ton sang, me dit l’insecte. Et, l’homme tout pareillement de me dire : pour que je mange, il faut te laisser arrêter. Pour que je vive, il faut que je te confisque la liberté. Or vous trouvez tout simple, tout naturel, que je tue l’insecte qui, en fait, ne me cause qu’un préjudice insignifiant, et vous criez au crime parce que j’ai tué deux hommes qui voulaient me ravir la liberté ! la vie ! Cependant, en continuant de développer la logique de ce simple raisonnement, il en résulte que la puce ne saurait faire autre chose que de sucer du sang. C’est là la fonction que la nature lui a désignée et à laquelle elle ne peut se soustraire sous peine de mort. Mais l’homme est-il né pour arrêter l’homme ? Est-ce la fonction naturelle de l’homme que d’opprimer l’homme ? Qui oserait répondre oui ? La nature nous crée tous égaux, avec des goûts, des caractères, des besoins divers, j’en conviens ; mais avec les mêmes droits. J’en conclus donc que tout opprimé a le droit de tuer son oppresseur. C’est ce que j’ai fait.
– Quelle morale ! s’exclama le député.
– C’est du propre ! appuya un gendarme.
– Ah ça ! ne dirait-on pas que vous êtes des anges ! m’écriai-je, en me croisant les bras sur la poitrine. De la morale ? Mais ma morale – si morale il y a – n’est pas sale, hypocrite et féroce comme la vôtre. Je ne connais pas de morale plus férocement égoïste que celle qui a pour devise cette maxime infâme : «Chacun pour soi, chacun chez soi» ; de plus cruelle que celle qui prescrit aux hommes de s’entre-dévorer comme des requins enfermés dans un bac. Voilà des honnêtes gens qui versent des larmes de crocodile parce que j’ai tué deux de leurs collègues (de la main, je désignai les gendarmes), alors que chez eux, du simple gendarme au colonel, tous ne rêvent que guerres, batailles, carnages, épidémies, en souhaitant des «trouées» dans leurs rangs, pour prendre la place des morts, pour avancer, pour arriver.
– Faudrait peut-être vous décorer parce que vous avez tué les agents ? insinua malicieusement un gendarme que mes paroles semblaient avoir visé.
– Alors, c’est vous qui êtes l’honnête homme ? me riposta un autre.
(A suivre).
Nous rappelons qu’on peut se procurer à GERMINAL les numéros parus des « Souvenirs de Jacob ».
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