Un ami parfait


Jacob incarne la tension de l’homme vers l’authenticité. C’est ce qu’écrit Robert Passas en septembre 1954 sur son ami parfait dans l’article nécrologique du numéro 71 de Défense de l’Homme. Mais il dit encore dans ce papier ne pas vouloir retracer en quelques lignes l’épopée de l’honnête cambrioleur, considéré comme le meilleur des hommes, laissant ce soin à d’autres. Pourtant l’instituteur drômois, bien des années plus tard, narre dans son journal intime la vie de cet anarchiste racé.

Si les lignes qui suivent ne brillent pas par une originalité excessive, elles n’en sont pas moins émouvantes. Témoignage d’amitié et d’admiration, hommage à un ami disparu. Robert Passas commet quelques erreurs aussi comme, par exemple, la libération en 1928, de Jacob. Mais ce texte peut encore retenir notre attention car, tout amateur des aventures de Lupin qu’il fut, l’ami de Jacob ne peut s’empêcher de dissocier les deux personnages. Car l’un, le réel, le cambrioleur honnête, est avant tout extraordinaire par sa propension au refus de l’autorité et du pouvoir.  Avis à ceux et celles qui seraient atteints de lupinose aigüe.

Un ami parfait

28 août

C’était en 1951. J’avais 25 ans ; il marchait sur ses 72. Je devais le revoir aux deux étés suivants.

Alexandre Jacob, fils d’Alsaciens descendus dans le midi de la France, après avoir, adolescent, bourlingué sur les mers, découvre au retour à 18 ans, les iniquités sociales et devient anarchiste. Dès lors, on ne peut qu’évoquer Jean Valjean au récit de son odyssée.

Comme il se refuse à l’aumône d’un salaire ou à l’avilissement de la mendicité, Alexandre Jacob choisit le vol.

« Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. En terme crus, j’ai préféré être voleur que volé. »

En fait, est-on vraiment un voleur quand on cherche à reprendre aux puissants les richesses qu’ils ont détournées à leur profit.

« Simple déplacement de capital », se plait à répéter Jacob de sa voix un peu chantante.

Et c’est ainsi qu’il entreprend une carrière basée sur le cambriolage, transformant celui-ci en une industrie, sinon en un des beaux arts. Il apprend à travailler le bois, le fer, le ciment ; il installe sa propre fonderie ; il crée de nouvelles méthode d’investigation : par exemple, après avoir percé un trou dans le plafond d’une bijouterie, il fait passer un parapluie, et peut à son aise agrandir l’ouverture sans éveiller l’attention. Il améliore la technique du guetteur traditionnel en remplaçant celui-ci par un crapaud, qu’il introduit, avant l’effraction dans une gouttière de la maison visitée : si le batracien cesse de flûter dans la nuit, c’est qu’un intrus approche … C’est encore lui le tout premier, qui met au point la pose des « scellés » sur les portes des villas inoccupées et qui invente la fameuse clef à ouvertures multiples.  Esprit exact, ingénieux, Jacob n’en finit  pas d’accroitre les ruses, les trouvailles. C’est le Mirandole de la pince monseigneur.

A quoi s’attaque-t-il ? Aux forteresses les plus représentatives de la société : les châteaux, les églises, les hôtels particuliers, les propriétés bourgeoises. Qui détrousse-t-il ? Les comtesses, les ambassadeurs, les amiraux, les militaires, les magistrats, les banquiers, les notaires et, par sacristains interposés, les princes de l’Eglise romaine. En revanche, il se défend de dépouiller les hommes de science, les professeurs, les médecins, les artistes, les écrivains ; en bref, ceux qui n’exploitent pas la sueur ou le sang d’autrui. Un jour qu’il pénètre, à Rochefort, dans la demeure d’un enseigne de marine du nom de Viaud, il s’aperçoit que son propriétaire n’est autre que Pierre Loti. Aussitôt, il lève le camp, les mains vides. Ce trait encore : au cours d’une exploration domiciliaire, il a la surprise de découvrir que le châtelain qu’il inspecte est criblé de dettes. Il arrête là sa mission, remet les pièces en ordre et dépose, en repartant, la somme de dix mille francs à l’adresse de l’infortuné marquis.

En ce temps-là, le litre de vin coûtait six sous, le pain de quatre livre 13 sous. Il fallait environ 150 francs mensuel pour vivre.

plaque commémorative Jacob peut-être LupinOn a voulu parler d’Arsène Lupin, à propos de Jacob, avançant que son créateur, Maurice Leblanc, se serait inspiré des prouesses de l’anarchiste pour donner corps à son personnage de légende. La chose n’est pas impossible, puisque les premières aventures lupinesques ont suivi de peu les révélations, dans la presse, des exploits d’Alexandre Jacob. Vrai ou faux, le parallèle s’arrête là. Car, à plus d’un titre, le héros bien en chair de la réalité dépasse le gentleman de fiction de notre enfance. Il fait mieux. En autodidacte généreux, il vise un idéal qui frise le mystique ; il vit au quotidien l’utopie la plus authentique, tâchant à extirper les racines du mal. Ce n’est pas lui qu’on risque de rencontrer autour d’un tapis vert, ou dans quelques cercles mondains de baccara. Il a, avant tout, le dédain de l’argent. Les millions qu’il subtilise, Jacob les distribue aux plus démunis : les ouvriers, les petites gens, les organisations libertaires. Il ne dépense presque rien pour lui-même : les poches cousues d’or, il voyage en troisième classe, prend ses repas à 1 franc 15 – 1 franc 50, ne boit ni vin ni goutte d’alcool. Ses seuls vices : la pipe et le spectacle une fois par semaine. « S’il avait voulu capitaliser dit dans son excellente biographie sur Jacob (« Un anarchiste de la Belle Epoque : Alexandre Jacob », aux éditions du Seuil, 1950), quelques mois de ses cambriolages auraient pu lui permettre d’avoir des rentes suffisantes pour vivre ». Mais ce millionnaire est un romantique, un ascète, qui n’accepte de composer avec rien ni personne, et surtout pas avec lui-même. Enfin, il a pour principe de ne pas attenter à la vie humaine, sauf en cas de légitime défense contre les chiens de garde de l’Etat qui lui flairent d’un peu trop les chausses.

Pendant quelque six ans, et grâce à une mobilité extrême dans ses déplacements, il tient en haleine toutes les gendarmeries, toutes les polices. Ses compagnons, les « Travailleurs de la Nuit », brigades circonstancielles d’une douzaine de membres, défient toutes les magistratures, toutes les maréchaussées.

Sans illusions sur l’issue du duel qu’il a engagé contre la société et sur l’assaut final que celle-ci finira par lui livrer, Jacob est arrêté au printemps 1903, après une dernière charge mouvementée sur Abbeville. Le petit village d’Airaisnes sera son Waterloo.

Le procès a lieux deux ans plus tard, en 1905, à Amiens, avec plus de vingt mille pièces au dossier sur cent-cinquante-six affaires avouées.

Mais – fait rarissime dans les annales du crime -, Jacob ne réclame ni pitié ni pardon. Mieux : loin de se repentir, il s’accorde raison. Et le voici qui, d’accusé, devient accusateur. Bientôt, ce n’est plus lui qui se trouve au banc des coupables, mais les juges chargés d’instruire son procès. Il ne lâche pas les témoins d’un pouce. Comme l’un d’eux, interrogé sur le montant des espèces volées dans son coffre, il répond : « Evidemment, pour ce monsieur, c’est une bagatelle, je ne lui fais pas dire. Mais il faut un an à un ouvrier pour gagner cette somme ! » A la vicomtesse de Melun, victime d’un mouchoir volé qu’elle évalue à deux cent cinquante francs, il rétorque : « N’est-ce pas une insulte à la misère ! »

caricature parue dans l\'Assiette au BeurreOn peut lire dans l’Aurore de l’époque : « … les choses sont renversées, l’ordre social est culbuté. Ce n’est pas la société représentée par les magistrats et les jurés qui juge Jacob, chef des voleurs, c’est le chef des voleurs Jacob qui fait le procès de la société. En vérité, il conduit l’affaire. Il est tout le temps en scène, il est toujours à la réplique. Il fait au besoin les questions, et les réponses. Il préside, il juge ! » Alain Sergent, qui cite cet extrait de presse, rappelle : « Et cet extraordinaire personnage n’a pas encore vingt-six ans ! »

Alexandre Jacob est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Au moment de partir pour les îles, il écrit à sa mère ces paroles étonnantes : « J’y reverrai des connaissances, y trouverai des amis. C’est encore heureux de trouver des amitiés au bagne. Combien d’hommes ne peuvent en trouver nulle part … »

En Guyane, le combat change de nature, de visage. Enfer hitlérien, avant la lettre, univers concentrationnaire surnommée la « guillotine sèche » où, à chaque fournée, le nombre des nouveaux condamnés équilibre le nombre des forçats éliminés, le bagne est le plus effroyable laminoir de mortalité.

Il faut lire, sur le sujet, « Un médecin au bagne », du docteur Louis Rousseau (Editions Armand Fleury, 1930). Document bouleversant autour des conditions de ce bétail humain que furent les forçats guyanais.

Jeté dans ce monde sanguinaire et cruel, Alexandre Jacob, fidèle à lui-même, reste intransigeant et fier, révolté et douloureux. Interné A aux îles du Salut, avec la mention « Bandit exceptionnellement dangereux, à surveiller de très, très près », il entend ne pas se laisser broyer dans ces culs de basse fosse que sont les citadelles du pénitencier. Il refuse à la fois de plier l’échine devant la chiourme et de subir la loi féroce qui règne entre les détenus. N’étant ni buveur, ni joueur, et ne possédant pas de mœurs contre nature, il se singularise du milieu qu’il est forcé de côtoyer. Au départ, force dormeuse, il observe. On le respecte, on redoute sa moralité exigeante. Il déjoue les pièges des surveillants, des mouchards ; il défend les jeunes forçats en proie à la tyrannie des caïds. A plusieurs reprises, il rend la justice de ses propres mains. Contre la maladie même, il triomphe. Réduit à l’état squelettique[1], il se remet debout, incorrigible, incorruptible ; il tient tête. Comme il tient tête, implacablement, à l’administration pénitentiaire. Ses lectures vont déjà de la « Théologie morale » d’Escobar à la « Recherche de la vérité » de Malebranche, s’élargissant au cours de droit criminel et aux textes de juridiction pénale. Sans relâche, il étudie les lois qui régissent la peine des travaux forcés, il explore et annote les bulletins des actes officiels du Ministère, du Gouvernement local. Il collabore si bien au dépouillement de tous les dossiers que Louis Rousseau, médecin de la coloniale avec le grade de commandant, devient l’ami de Jacob dont l’émeuvent la droiture et la sincérité. Rousseau dira plus tard : « Sans lui, je n’aurais pu mener à bien la tâche d’écrire le « Médecin au bagne » qui fut son œuvre autant que la mienne ». Qu’on ne s’y trompe pas : si, par ses compétences nouvelles, Jacob agit en auxiliaire de la justice, c’est dans un sens bien précis. On veut dire : le sens des accusés, pour lesquels il fait surgir des articles du Code qui leur sont favorables. Il est, une fois de plus, l’interprète des déshérités, non point sur le plan de l’action illégale et violente, mais sur le plan des règlements et des lois. Il leur propose d’efficaces moyens de défense et, par sa connaissance approfondie du droit, obtient pour eux de fortes diminutions de peine. Le Mirandole des monte-en-l’air est devenu le Cyrano des forçats.

Vue sur l\'île du Diable depuis l\'île RoyalePendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, Marie Jacob, sa mère, ne reste pas inactive. Elle remue ciel et terre pour gagner la libération de son fils. Elle s’épuise en démarches, en requêtes. Jacob s’insurge : « Je crois t’avoir déjà dit que je ne voulais pas entendre parler de faveurs. Il est fort regrettable que tu ne t’en sois pas souvenu. Il y a des souplesses, des gymnastiques, pour lesquelles je n’ai ni goût, ni aptitudes … En principe, vois-tu, cela ne vaut rien de compter sur la protection de celui-ci, sur l’influence de celui-là. Il  est préférable de ne compter que sur soi-même. En outre, il est aussi préférable de ne pas ennuyer des gens heureux par des sollicitations. Même en cas d’insuccès, cela engage à de la reconnaissance, et ce sentiment est bien souvent une chaîne pénible à supporter. Pour ma part, j’aime trop ma liberté pour m’enliser dans ces sortes de compromissions … Ne te mets pas en peine pour moi, ma bien bonne. »

Pourtant, cette fois, la mère a raison sur le fils. A son tour, par une ténacité qui n’a d’égale que son  amour, elle touche à la victoire. Avec l’aide d’avocats, de journalistes et de compagnons anarchistes, elle brise le dernier maillon. Le 30 décembre 1928, après vingt-cinq ans et trois mois de prison et de bagne, dont quarante-quatre mois de réclusion cellulaire au cachot, les fers au pied[2], Alexandre Jacob est libéré. Il n’a imploré personne.

Reconverti dans la vie sociale en marchand ambulant de lingerie, il gère honnêtement son affaire, plantant boutique en plein vent sur les marchés et dans les foires, au gré de son calendrier itinérant. La guerre de 40 survient et le ruine : Jacob, scrupuleux au centime près, rejette les pratiques honteuse de l’occupation, et respecte ses marges bénéficiaires habituelles. « Je suis un commerçant, dit-il, non un trafiquant. » Après la guerre, le forain tranquille se retire et vit pauvrement, dignement, coulant sa retraite dans un village du Berry, avec son chien Négro, ses quatre chats et la poignée de poules de sa basse-cour.

Reuilly, jour de marchéC’est là, dans son ermitage de Reuilly, au lieu-dit de Bois Saint Denis, que mes vingt-cinq et moi devions le rencontrer au cours de certain été inoubliable de 1951.

« Je compte prendre le train sans billet de retour samedi soir »

Alexandre Jacob se suicida dans la nuit du 28 au 29 août 1954. Pas de redite dans ce dernier acte de tragédie ; seulement des rappels, le rappel d’un passé exemplaire et fabuleux.

Le chroniqueur du « Canard Enchaîné », Jérôme Gauthier, écrivit à l’époque :

« Je ne demande à personne de saluer cette mémoire ni ce caractère.

Pourtant, s’il se pouvait qu’apportée par la brise, une graine perdue profitât de l’automne pour fleurir en hâte la tombe fraiche, je dirai que la justice, c’est peut-être du vent ; mais qu’il y a dans le vent quelque chose, un peu, d’une vraie justice … »

Aujourd’hui, maman est morte[3],

Aujourd’hui, mon père est mort.

Aujourd’hui, mon vieil ami est mort.

Les morts que j’aime meurent aujourd’hui.

30 août

« Vieux peuplier,

Tu es tombé

Dans le miroir

De l’eau dormante … »

Federico

On aurait voulu quelque miracle, et l’on ne savait quoi désirer.

31 août

Eugénie

Eussiez-vous aimé mon vieil ami Jacob ? Je n’en suis pas sûr. Car, enfin, il y a ces églises, ces cathédrales … Il y a aussi ce proverbe indien : « Un diamant avec quelques défauts est préférable à une simple pierre qui n’en a pas ».

Objection

Je reconnais un roc

Je reconnais un homme

A sa façon charmante

Paisible

Têtue

Définitive

De dire

Non.

La suite : Samedi 17 avril 2010


[1] Jacob écrit à sa mère : « Te souviens-tu quand je t’ai dit que je me portais comme un baobab ? Pécaïre ! Il s’est mué en saule pleureur, le baobab ! Quand je marche, tu dirais un accent circonflexe à la recherche d’une voyelle ! »

[2] Sans compter dix-huit tentatives d’évasion ! …

[3] Coïncidence des larmes : vingt-trois ans plus tard, ma mère mourait dans la nuit du 28 au 29 août et, comme Alexandre Jacob, elle était mise en terre le surlendemain à 15 heures.

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