T’es inrock coco


Avec nos journaux-pansements

Qui sèchent les plaies prolétaires

Et les cadavres de romans

Que les Goncourt vermifugèrent

Léo Ferré

Cela pourrait ressembler à un jeu des sept erreurs où il conviendrait de repérer les lieux communs et autres stéréotypes jacobiens. On pourrait encore reprocher à cet article, écrit à quatre mains et souffrant d’une légère (encore que…) lupinose, cette volonté de ne pas faire du révolutionnaire nocturne, et aussi Travailleur de la Nuit, un théoricien des principes illégalistes. Outre les extraordinaires aventures du mousse, du voleur et du bagnard, dont certaines sont ici entrevues, Y. Pagès et G. Tor dressent finalement le portrait d’un homme d’action – mais pas militant au sens institutionnel de parti – et d’un intellectuel autodidacte, cynique et nietzschéen dans l’âme. Image accrocheuse presque parfaite pour l’inrockuptible lecteur, bobo d’une gauche qui – elle – a oublié ses principes et son militantisme politiques. En 1996 parait ce long papier à l’occasion du deuxième tirage de la première édition des Ecrits de Jacob. Il mérite pourtant une attention toute particulière. D’abord parce qu’il reconnaît l’importance du travail phénoménal accompli par l’équipe des éditions L’Insomniaque. Notons au passage qu’Yves Pagès, auteur d’une très intéressante étude sur Les fictions du politique chez Louis Ferdinand Céline en 1994, signe cinq ans après cet article une histoire de Liabeuf, homme hérissé et planteur de flics dont l’exécution en 1910 donna lieu à de véritables scènes de révoltes populaires. Mais le texte qui suit mérite enfin et surtout une attention toute particulière parce qu’il parait rechercher une autre image de l’honnête cambrioleur, différente radicalement de celles véhiculées par les biographies de Sergent, Thomas et Caruchet : Si réduire un être à sa légende posthume, c’est une seconde fois l’assassiner, alors Jacob semble ici vengé.  La modernité de Jacob résiderait donc dans la place accordée à la culture et à la réflexion, soit autant de bras armés de l’émancipation sociale, et l’homme politique céderait ainsi le pas à l’être philosophique. Je pense, donc je suis, donc je vole, donc je lutte. C’est chic, c’est choc, c’est les Inrock coco !

Les inrockuptibles

N°56

Du 07 au 14 mai 1996

p.26 : Alexandre Marius Jacob – Le révolutionnaire nocturne

(Chronique)

Alexandre Marius Jacob est l’un de ces fantômes interdits dont le spectre continue de hanter nos imaginaires. Matelot à 11 ans, voleur libertaire au début du siècle, premier lecteur du Voyage au bout de la nuit de Céline, Jacob servit probablement de modèle au personnage d’Arsène Lupin avant d’être interné au bagne où il écrivit ses Mémoires entre deux lectures de Nietzsche ou Spinoza et deux tentatives d’évasion. Ses Ecrits paraissent aujourd’hui.

Insoumis à l’insoumission même, rétif à entrer dans quelque mouvement que ce soit, fût-il anarchiste, trop fin penseur pour être assimilé à un simple cambrioleur, trop grand voleur pour poser au théoricien : Alexandre Marius Jacob compte parmi les rares perceurs de coffres et receleurs d’idées qui ont marqué le siècle sans être jamais fossilisé en un quelconque panthéon. Son jury à lui, non pas littéraire mais de cour d’assises, a préféré l’enterrer vivant, vingt-cinq ans d’affilée, dans le pire bagne de Guyane, aux îles du Salut.

Trois livres ont déjà honoré la mémoire de Jacob. La somme, en deux épais volumes qui paraissent aujourd’hui, a entre autres intérêts, celui d’échapper aux périls du genre. Ni biographie ni fourre-tout, elle met en regard, par témoignages, correspondances et documents interposés, la vie manuscrite et la vie vécue. Le résultat est imposant. Si réduire un être à sa légende posthume c’est une seconde fois l’assassiner, alors Jacob semble ici vengé. Ceux qui ont rassemblé ces Ecrits ont d’ailleurs poussé très loin le goût de la probité en préférant rester anonymes. Manière élégante de dire ce qu’est ce livre : la génération spontanée de tous les malfaiteurs associés à sa lecture même.

Jacob naît en 1879 à Marseille. Dès l’âge de 11 ans, il embarque comme mousse sur un long-courrier en partance pour les côtes africaines. L’année suivante, devenu novice-timonier, il rempile pour Sidney. A bord, il fraternise avec des bagnards reconduits de force en Nouvelle-Calédonie. Sitôt débarqué sur le sol d’Australie, il déserte, s’improvise cireur de chaussures, puis reprend du service à bord d’un baleinier dont les cales regorgent de marchandises à bas prix : des émigrants juifs et arméniens. A 13 ans, Jacob a donc mesuré les trois à-côtés du commerce triangulaire d’alors : transport de métèques aux Amériques, livraison de galériens à Nouméa et achat de nègres à Zanzibar. En 1895, une grave maladie l’oblige à interrompre son périple maritime. Resté à quai, Jacob n’a que 16 ans mais ses précoces amours pour la cause anarchiste le pressent de passer à l’action directe. Il commence par exercer ses dons pyrotechniques un jour d’élection, à La Ciotat, en faisant sauter les urnes officielles. Balancé par un indic, il écope de six mois fermes. Remis en liberté étroitement surveillée, Jacob jure qu’on ne l’y reprendra plus et choisit de délaisser les feux d’artifice pour la « reprise individuelle », entendez le vol.

Le 1er avril 1899 ­ sans doute le jour a-t-il son importance ­, travesti en agent de police, Jacob profite de ses pouvoirs d’emprunt pour confisquer un lot de pierres précieuses aux prêteurs sur gage du mont-de-piété marseillais. Dans la foulée, il dévalise quelques églises et hôtels particuliers avant de faire empocher les mises du casino de Monte-Carlo par un complice, tandis qu’il détourne l’attention en simulant une crise d’épilepsie. Dénoncé et condamné à cinq ans de prison, Jacob fait si bien l’idiot qu’il obtient son transfert à l’asile de Mont-Perrin, d’où il s’évade grâce à la bienveillance d’un infirmier.

Pour fêter le siècle nouveau, Jacob élargit le cercle de ses méfaits, y associe ses proches et décide d’en partager équitablement le butin : moitié pour sustenter chacun, moitié pour financer la cause libertaire. Sans dépasser jamais la douzaine de membres actifs, la bande, écumant la France par voie ferroviaire, parvient à l’attrayant record de 156 cambriolages impunis en trois ans. Expert en déguisements, il arrive à Jacob de signer ses prodiges du sobriquet Attila et d’y joindre quelques libelles provocateurs. Chez un magistrat du Mans : « Aux juges de paix, nous faisons la guerre. » Dans la cathédrale de Tours : « Dieu Tout-Puissant, retrouve tes voleurs. » Il lui arrive aussi d’épargner telle cible dont il juge la profession moins nuisible que dévoyée : l’écrivain Pierre Loti, entre autres, va profiter de cette mansuétude. Mais le 21 avril 1903, pris en chasse par quelques citoyens zélés d’Abbeville, Jacob se fait bêtement piéger, non sans avoir in extremis ôté la vie à l’un de ses assaillants policiers. Fin du premier acte.

Le lecteur, peu familier de ces frasques anarchistes, trouvera dans le premier volume des Ecrits de quoi se rafraîchir la mémoire. Une excellente mise en appétit historique lui fera goûter les épices particulières de cet audacieux cambrioleur. Ni desperado de la dynamite comme feu Ravachol ou Emile Henry ni bandit tragique comme Bonnot et Cie, Jacob incarne l’éminence noire d’un projet autant agi que réfléchi : une révolution nocturne. Pas étonnant qu’on ait baptisé sa bande « les travailleurs de la nuit », puisqu’il s’agissait bien de provoquer une éclipse de conscience entre la division journalière du labeur et une autre redistribution des richesses possibles. Toute utopie se prend à faire graviter les planètes selon une nouvelle cosmologie. Durant trois années pleines, Jacob ne s’est pas révolté en désespoir de cause, il a scientifiquement minuté les grandes marées du partage social. Rien de suicidairement spectaculaire dans ses audaces, juste l’envie d’être enfin honnête. D’où son permanent souci du devoir d’illégalité accompli, du calcul subversif qui tombe juste, de la belle ouvrage criminelle qui seule peut rendre hommage au savoir-faire ouvrier. Ses Souvenirs d’un révolté, bien qu’écrits sur le tard, témoignent de ces deux aspects indissociables : l’amour prolétarien du travail bien fait et l’ambition d’échapper aux présentes conditions de vie du même prolétariat. Au contact de ce livre, on apprendra autant sur les trucs du métier de monte-en-l’air que sur les servitudes truquées d’ici-bas. Et l’on se rendra compte aussi à quel point le cas Jacob continue de défier toutes les orthodoxies. Au-delà de la « reprise individuelle », en laquelle on a trop souvent vu une simple légitimation sociale du vol, toute l’éthique de Jacob se trouve comme ramassée dans la formule qu’il fait fuser devant ses juges : « Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. » Toute la force du combat de Jacob, son exemplarité actuelle, vient justement du fait qu’il n’est pas idéologue : s’il y a une théorie chez lui, elle est ainsi sans cesse gardée aux proportions de la vie, nourrie de la force de l’expérience et du constat, exprimée avec un sens très sûr de la formule lapidaire.

On trouvera, toujours dans le premier volume, nombre de ces morceaux de bravoure, de ces défis chevaleresques, de ces insolences qui font mouche et contribueront à magnifier l’aura de Jacob durant les années 1900. Son procès, qui débute le 8 mars 1905, à Amiens, lesté d’un dossier d’accusation de plus de vingt mille pièces, donne lieu à quelques joutes ubuesques et nourrit déjà le mythe du voleur anarchiste dont s’inspirera probablement le littérateur Maurice Leblanc, à la même époque, pour créer le personnage d’Arsène Lupin. Ainsi, au président qui lui demande de se lever, Jacob réplique « Vous êtes bien assis, vous. » A bout de sarcasmes, il finira d’ailleurs par se faire expulser.

Meilleur avocat de sa propre cause qui soit, Jacob se servira de la salle d’audience comme d’une libre tribune. Et ses harangues témoignent déjà, non d’une candide répétition des doctrines anarchistes, mais d’un sens vital de la formule, d’une entière conscience de ses propres actes : « Il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité, c’est l’avilissement, la négation de toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie. Le vol, c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme en un bagne ; plutôt que de mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pied à pied mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens (…). Je préfère être un cynique conscient de ses droits, qu’un automate, une cariatide. » Ce manifeste, d’abord publié sous le manteau, sera relu et souvent approuvé par les plus enragés des classes dangereuses jusqu’à la Grande Guerre.

Condamné aux travaux forcés perpétuels, Jacob a 23 ans. Il est interné aux îles du Salut avec cette mention spéciale : « A ne désinterner sous aucun prétexte ». L’île du Diable, où avait croupi Dreyfus, était destinée aux espions dits « politiques », mais on réservait aux anarchistes les pires casernements pour droit commun, ceux des îles du Salut. Désormais cloîtré en enfer, le rebelle autodidacte mène de front trois stratégies distinctes. La première, d’insoumission immédiate, lui vaudra autant de sanctions que peut en mériter un forçat vaincu par le froid et la faim mais refusant d’abdiquer son honneur. La seconde, d’émancipation personnelle, le poussera à lire les grands classiques de son choix ­ Spinoza, Nietzsche, Diderot, Dostoïevski, etc. ­ et à s’improviser expert en droit pénal. La troisième, d’évasions permanentes. Ainsi, après l’échec de sa première tentative en 1906, Jacob tentera-t-il encore dix-huit fois de se faire la belle, en vain.

De cette longue période d’enfermement, on aurait dû ne rien savoir, mais toute la correspondance du bagnard à sa mère est aujourd’hui publiée, à cheval sur les deux volumes. Inutile d’invoquer Jean Genet ­ qui se fit écrivain faute d’être le grand voleur que ses propres rapines auraient comblé. Jacob entre dans les lettres selon d’autres voies, quoique par effraction lui aussi. Emmuré dans sa cellule, il aspire sans cesse à s’évader, mais conspire plus secrètement encore par l’esprit. A force de dévorer bouquin sur bouquin, il entre en bonne intelligence avec toutes les dimensions de l’humaine nature ­ psychologique, historique, sociale, juridique, mystique, etc. Et, sans se douter du talent vertigineux de sa prose, il les rend intelligibles à l’ange gardien de son exil, sa « chère maman ». Voilà comment, à plusieurs milliers de kilomètres de la France, Jacob fait naître en lui un esprit critique.

Il y a quelque chose d’admirable dans la manière dont ce reclus au long cours, tenu si radicalement éloigné des passions qui agitent la vieille Europe, voit plus clair et plus loin et personnifie à lui tout seul ce mélange d’érudition et d’extrême fureur qu’on retrouve chez les écrivains « enragés » du début de ce siècle comme Laurent Tailhade ou Félix Fénéon. Exilé dans son temps, mais plus moderne que bien d’autres, Jacob appartient à cette lignée d’insurgés pour qui la culture devait être le bras armé de l’émancipation sociale. Au nombre de ses influences littéraires déterminantes, il faut citer L’Unique et sa propriété de Max Stirner, classique de l’individualisme du xixe siècle dans lequel des pouvoirs successifs ont pu voir « un livre trop absurde pour être dangereux », mais qu’un Léon Blum ­ qu’on ne ne peut pas confondre avec un dangereux anarchiste ­ a pu considérer comme l’ouvrage « le plus hardi, le plus descriptif, le plus libre que la pensée humaine a pu imaginer ». De fait, l’appel à la liquidation de l’Etat au nom de la suprématie de l’individu, telle que l’encourageait Stirner, sera, dans la première moitié de ce siècle, comme la colonne vertébrale de cet humanisme insurrectionnel qui devait être définitivement broyé par les machines stalinienne et nazie. C’est aussi tout cela que Jacob entrevoit dans la nuit du bagne.

La Grande Guerre, il la prophétise au jour le jour mieux qu’aucun journaliste d’alors. 25 février 1915 : « Quoi qu’en disent les papiers publics qui, après tout, ne relatent que ce qui doit être cru, cette guerre n’est pas près d’être terminée. Pour cette année, passe encore ; mais l’an prochain et les suivants, il faut s’attendre à une excessive cherté des vivres, donc à une grande misère. » A sa mère, gravement malade, il prescrit aussi des soins à distance : « Il te faudrait essayer de l’Urodonal, de l’eau de Vals, cela te soulagerait. Mais surtout, à aucun prix, pas d’intervention sanglante. (…)

Car, au fond, il n’y a pas de douleur en soi. Dans ton cas, ce n’est pas le déplacement du rein qui te fait souffrir, c’est le long ébranlement, la répercussion de ce déplacement qui, transmis dans le foyer cérébral du système nerveux, y éveille la peur, la notion du mal. Ne t’est-il jamais arrivé, en cousant, de jeter un cri de surprise, craignant d’être piquée par l’aiguille ? Et, pour citer un cas contraire, il a dû t’arriver bien des fois d’être réellement blessée par l’aiguille et de ne rien sentir parce que distraite par une forte pensée. Je t’explique ça afin que tu ne deviennes pas prisonnière de ton mal, que tu en restes maîtresse, en le traitant en « ami ». A quoi bon maudire, gémir ! C’est aussi naïf que de prier. »

Profitant de sa réclusion pour y épanouir une souveraineté ascétique, Jacob exerce des dons de rare lucidité : « Qu’est-ce qu’un criminel ? Un barbare de l’intérieur, donc un ennemi prisonnier de guerre sociale. » Mais s’empresse de préciser aussitôt : « J’ai passé l’âge où l’on court après le moineau pendant que l’aigle s’envole. Il y a beau temps que mon divin éducateur, le chantre de Zarathoustra, m’a débarrassé de ces deux ferments nocifs : le ressentiment et la rancune. Il faut voir les conflits de la vie d’un œil pratique, très positif et non à travers le prisme mensonger des phrases creuses. » Cet œil pratique va iriser son point de vue sur le monde pendant le quart de siècle passé en ces geôles exotiques. On y retrouve en filigrane la plupart des grandes sagesses marginales de la culture antique : l’épicurisme, le cynisme et le stoïcisme. Selon l’humeur de ses réactualisations personnelles, les aphorismes abondent : « A quoi bon cette vivisection de l’âme sur soi-même, ce permanent ruminement de la conscience qui finit, en somme, par nous rendre l’égal du bœuf ou du chameau en abêtissement. Il faut savoir et pouvoir digérer une bonne fois pour toutes tout le passé quel qu’il soit. » Et du même tonneau que Diogène : « La Vérité ? En métaphysique, elle est partout où il nous plaît de la trouver. (…) Mais, pour si peu qu’on la fouille, une question appelle une autre question et, au bout du rouleau, il y a toujours un point d’interrogation. Un philosophe moderne, voire modernisant, cynique autant que magnifique, a dit : « Il n’y a rien de vrai. » Je pense comme lui, sauf réserve que je craindrais de vivre dans une société où le troupeau s’inspirerait de cet aphorisme. Un beau diamant ne saurait convenir à la cravate d’un voyou. » Stoïque, il l’est à plein temps : « Si tu serres les dents, cela prouve que tu en as encore. (…) Je te passe à broyer du rouge, du blanc, du lilas, même du tricolore, mais jamais du noir. Le mot du chancelier anglais : « Le sourire aux lèvres jusqu’au billot, inclusivement. » est toute doctrine. La gaîté, ce qui ne signifie pas l’insouciance. » Et en guise d’éternel pense-bête : « Laissons les pleurs et jérémiades aux fervents des cosmétiques et de la poudre de riz. Nous, nous avons autre chose à penser et à faire. »

Au début des années 20, plusieurs pétitions mettent en cause l’enfer de Guyane. Suite à ces campagnes de presse et à sa propre guérilla procédurière, Jacob bénéficie d’une réduction de peine qu’il achève de purger à la prison de Melun. L’homme qui est libéré le 30 décembre 1928 a donc passé vingt-cinq ans, autrement dit l’exacte moitié de son existence, au c’ur de l’univers concentrationnaire français. Provisoirement réinséré à l’usine, l’ex-forçat met de l’argent de côté et l’investit bientôt dans l’achat d’un commerce itinérant. Le voilà faisant les marchés avec sa roulotte de « lingerie, bonneterie, confection en tout genre ». En 1932, il fréquente une jeune femme en train de dactylographier le roman d’un certain docteur Destouches. L’aidant à déchiffrer le manuscrit, Jacob devient ainsi par mégarde le premier lecteur du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.

Jacob poursuit ses activités foraines jusqu’au début des années 50, sans pour autant cesser de fréquenter les rescapés des mouvances libertaires, d’aider à l’approvisionnement des milices espagnoles en 37 et d’insulter de belle manière les ronds-de-cuir qui veulent lui en imposer. Ainsi commente-t-il, sur le tard, au bas de ses déclarations d’impôt : « Lorsque, au Moyen Age, des barons féodaux taxaient des marchands aux carrefours des routes, que faisaient ces derniers ? Ils payaient. Je fais de même. » A la moindre occasion, Jacob se revendique encore « cambrioleur en retraite », sinon « ex-professeur de droit criminel à la faculté des îles du Salut ».

Chichement reclus dans sa bicoque de Bois-Saint-Denis, il n’a plus, en 1952, que deux ans à vivre. Un livre va prochainement paraître sur sa très rocambolesque destinée. Tout lui sourit si tristement, comme après coup. Que peut-il espérer encore de la vie à 75 ans révolus ? Rien, sauf l’amour fou. Après la sortie de sa biographie aux éditions du Seuil, Jacob fait la connaissance de Josette et Robert Passas, deux lecteurs de la nouvelle génération. Jacob tombe sous le charme du couple, puis de Josette surtout, dite « Jo » pour les intimes dont il va bientôt faire partie. Jo a 26 ans. Elle est mariée et de cinquante ans sa cadette, qu’importe. Ils vont mettre toutes les chastetés du monde entre parenthèses et s’adorer en ce beau milieu de l’été 54. « Ma tête repose sur vos épaules », lui écrivit Jo pour commencer. « Mes yeux ne voient que toi », lui répondra Jacob avant d’en finir. Car il n’est pas dans ses intentions de survivre à ces étreintes d’adolescence retrouvée, comme il l’avoue dans une dernière lettre à des proches : « Moi je suis las, très las. Je m’étais promis d’en finir en décembre 53, puis une idylle que vous soupçonniez m’a fait attendre jusqu’à ce jour. Je ne regrette pas ce prolongement qui m’a permis de goûter des joies méconnues jusqu’alors. Chant du cygne. J’ai eu une vie bien remplie d’heurs et de malheurs et j’ai eu la félicité de la clore par une telle apothéose que je m’estime comblé par le destin. Aussi bien je vous quitte sans désespoir, le sourire aux lèvres, la paix dans le c’ur. Vous êtes trop jeunes pour pouvoir apprécier le plaisir qu’il y a à partir en bonne santé, en faisant la nique à toutes les infirmités qui guettent la vieillesse. Elles sont toutes là, réunies ces salopes, prêtes à me dévorer. Très peu pour moi. »

Pour Jacob, il est temps de solder ses comptes avant déchéance, au poison par intraveineuse : « Je prendrai la décision que vous savez un samedi soir (…). J’ai choisi ce jour afin que vous ne soyez pas gênés dans votre travail, je veux dire le moins possible. (…) Ne décidez l’inhumation que quarante-huit heures après le décès afin qu’il n’y ait pas de surprise de réveil dans la boîte. Vous ferez piquer Négro et le mettrez avec moi dans le même emballage. Linge lessivé, rincé, séché, pas repassé, j’ai la cosse. Excusez. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la paneterie. A votre santé ! »

Alexandre Marius Jacob, Ecrits

Yves Pagès & G. Tor

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