Michael und Alexandré-Marius : 2e partie


Où l’on retrouve les Travailleurs de la Nuit, la Cause, les cambriolages, de vrais anarchistes et des criminels purs jus aussi : Clarenson, Bonnefoy, Bour, Pélissard, Ferrand et d’autres encore. Du sang, de la sueur et des larmes en perspective. Des coups magistraux : rue Quincampoix, Pierre Loti. Des scènes de drame : Pont Rémy, une gare, des flics, des coups de feu, un mort. Le procès d’Amiens envoie tout ce petit monde en prison ou en Guyane. Michael Halfbrodt, auteur anarchiste, développe ici une image classique de l’honnête cambrioleur ou plutôt de l’aventurier illégaliste Jacob.

Le cambriolage scientifique

Die Gescchichte eines anarchistes DiebesAprès sa mise en liberté, Jacob se met aussitôt à la réalisation de ses nouveaux projets. Le cambriolage doit dès à présent être pratiqué en grand. Jusqu’ici, l' »appropriation individuelle » s’était déroulée plus dans le domaine de la petite criminalité ou – comme pour Duval – s’était limitée à des gestes symboliques d’individus isolés, davantage expression d’une « révolte sauvage » que d’une tactique révolutionnaire ciblée. La systématisation, et même l' »industrialisation » du vol est maintenant à l’ordre du jour. Cela nécessite une préparation méthodique, carrément scientifique, une logistique précise – et des gens de toute confiance.

Première mesure : Jacob utilise ses « économies » pour monter une quincaillerie à Montpellier. Il se spécialise dans la vente d’armoires blindées et coffres-forts. Naturellement, ceci n’est qu’un prétexte pour pouvoir se procurer et étudier tous les modèles existant sur le marché. En même temps il commande tous les outils nécessaires à l’ouverture des coffres – le meilleur et le dernier cri : pinces, vilebrequins, scies, essentiellement de fabrication américaine.

Accessoirement, Jacob s’entoure d’une « bande »:  Roques, son vieil ami et complice, le « commissaire » du coup de Marseille, Royère, l’infirmier anarchiste de l’asile, Ferrand, son « bras droit » et partenaire de toujours lors des cambriolages, son amie Rose Roux, sa mère. Afin que le groupe puisse se déplacer sans attirer l’attention, Jacob monte toute une « garde-robe » : uniformes, costumes, robes, vêtements professionnels. Aujourd’hui ecclésiastique, demain lieutenant de hussards, après-demain maçon. Jacob apprend seul la falsification des papiers d’identité et bientôt chaque membre de la « bande » a une collection très étendue de documents et  pièces d’identité.

A l’été 1900, de nombreuses villas de la côte méditerranéenne entre Nice et Perpignan sont nettoyées. C’est une sorte d’entraînement. Les différents cambriolages sont exécutés avec tant de prudence et de soin qu’on ne pourra par la suite prouver sa participation qu’à un seul. Après cette période d’essais fructueuse, le « cambriolage scientifique » va pouvoir se faire en série. À cet effet, le groupe part pour Paris et établit son premier quartier général dans un petit hôtel mal famé de la Rue de la Clef.

Deux livres sont pour Jacob d’une importance particulière : l’indicateur des chemins de fer et le « Bottin », le livre d’adresses des gens du monde. Le premier sert à la coordination des « teams », le second au repérage systématique des victimes potentielles. Pour ce faire, Jacob a ses propres critères. Il veut toucher avant tout les « parasites sociaux », donc les membres du clergé, de la noblesse, de la justice et du corps des officiers. En revanche, les bourgeois qui, à son avis, exercent une activité socialement utile – scientifiques, artistes, médecins, architectes, ingénieurs – sont tout à fait sciemment épargnés.

Les cambriolages suivent un modèle tout à fait précis. 1ère règle : pas d’actions à Paris, trop de gens dans un espace restreint, trop de mouchards. On se limite aux villes de province. 2ème règle : il y a toujours un « éclaireur » qui ouvre la voie et qui « scelle » les objectifs visés, c’est-à-dire qui place un morceau de papier ou de bois dans les fentes des portes. Si les « scellés » sont encore intacts le lendemain, on peut supposer que la propriété est provisoirement inoccupée. L' »éclaireur » inspecte alors l’objectif de plus près et envoie immédiatement un télégramme codé à Paris. Le contenu est sans importance, l’information se trouve dans la lettre initiale et le nom du signataire. « Louis » signifie: « Venez à deux » et « Georges »: « Venez à trois », la lettre initiale spécifie les outils à apporter. L’équipe de cambriolage voyage par le premier train du soir, établit ses quartiers dans un hôtel, va au « travail », retourne à l’hôtel et repart par le premier train du matin. 3ème règle : Tout ce qui a de la valeur est emporté. Argent liquide, titres, métaux précieux, bijoux, objets d’art ou utilitaires (vaisselle, couverts, montres, tableaux etc.), dans la mesure où ils peuvent être transportés. 4ème règle : chaque participant a l’obligation de verser à la « cause » au moins 10% de sa part du butin.

Au début, l’écoulement du butin représente un problème épineux. Mais là encore Jacob réussit en peu de temps à constituer un réseau efficace. Les titres, au porteur ou nominatifs, c’est selon, sont vendus directement à un agent de change ou à des courtiers « spécialisés » à l’étranger (à Londres le plus souvent). Les pierres précieuses sont réparties auprès de plusieurs diamantaires à Amsterdam, qui sont suffisamment cupides pour ne pas se formaliser de leur origine (qu’ils connaissent du reste fort bien). Les autres objets sont d’abord mis en gage, naturellement bien en-dessous de leur valeur. Mais bientôt se présente une meilleure solution. Sous le pseudonyme d’Escande, Jacob ouvre un magasin d’antiquités et prend ainsi en mains propres la vente des pièces les plus recherchées. Peu de temps après, il entend parler d’une petite fonderie couverte de dettes. Il entre comme associé dans cette affaire qui va connaître grâce à ses « commandes » un redressement spectaculaire. Pas de miséricorde pour les objets en métaux précieux, montures, calices, ostensoirs, chandeliers etc. qui y sont fondus et en partie revendus sous forme de lingots à leurs anciens propriétaires. Avec un serrurier qui, suivant les indications précises de Jacob, fabrique ou répare les outils d’effraction, la logistique est complète.

L’ère des mille cambriolages

Au début de l’année 1901, la machinerie d’expropriation s’est parfaitement mise en marche et suit tranquillement, au départ, le rythme de deux cambriolages par semaine, s’accélère progressivement mais considérablement pour atteindre au plus fort des activités de Jacob et de ses collaborateurs/trices le nombre de 20. En tout, par la suite, on pourra à la barre prouver sa participation à 150 cambriolages pour un butin estimé à 5 millions de francs or. Pourtant ceci n’est que littéralement la célèbre partie visible de l’iceberg. Selon des estimations dignes de foi, le nombre total pourrait s’élever à un millier.

Au fil du temps, le groupe ne cesse de s’agrandir. En fait, ce sont des caractères extrêmement différents qui se joignent aux « travailleurs de la nuit » (comme on les appellera plus tard). Des aventuriers déclarés comme Clarenson, appelé « le baron » dans les milieux spécialisés, proxénète, joueur, imposteur et simulateur très doué : 17 médecins l’ont déclaré fou ; ou Bonnefoy, fils de bonne famille, qui a repoussé une carrière bourgeoise pour favoriser une existence d’aventurier. Depuis 1894, il est qualifié de « dangereux anarchiste » dans les dossiers de la police. Il est plusieurs fois inculpé de meurtre, mais, à chaque fois, doit être relâché faute de preuves.

À côté de cela des fanatiques et beaux esprits anarchistes tels Sautarel (plus tard député socialiste) ou Alcide Ader (jadis fondateur d’une commune libertaire en Amérique du Sud), qui pourtant ne sont pas d’une grande utilité dans la pratique du « cambriolage scientifique ». Enfin, de pauvres diables comme Pélissard, poussé à la révolte par pure misère, dont le casier judiciaire est chargé de toute la panoplie des délits mineurs, de coups et blessures à braconnage. Pendant son service militaire dans l’armée coloniale française, un événement clé le marque pour la vie. Il en donne plus tard à ses juges l’explication suivante: « Je suis surpris de me retrouver devant vous pour des enfantillages en comparaison de ce qu’on m’a appris à l’armée. Au Tonkin, j’ai vu des soldats français se jeter sur des indigènes sans défense et les massacrer après avoir incendié les villages où ils s’étaient réfugiés – et tout cela parce qu’ils refusaient de porter notre paquetage à des centaines de kilomètres de chez eux. »

En automne 1901, les « travailleurs de la nuit » se font remarquer par une action spectaculaire qui devait faire son entrée dans l’histoire criminelle sous le nom de « coup de génie de la rue Quincampoix ». À Paris, au 4ème étage du 76 rue Quincampoix, se trouvent les locaux commerciaux du joaillier Bourdin. Le 1er octobre 1901, un mardi, Bonnefoy loue sous un nom d’emprunt l’appartement du 5ème. Il souhaiterait emménager le plus tôt possible. Dès le jeudi, on livre les premiers meubles. Le dimanche – le joaillier est déjà parti en week-end depuis la veille – la « remise à neuf » commence.

C’est d’abord Jacob qui entre en scène, en vêtement de travail, un gros trousseau de clés[1] à la ceinture, suivi d’un peintre – Clarenson. Jacob enlève précautionneusement les lames de parquet de la chambre à coucher et perce un petit trou dans le plancher, juste assez grand pour pouvoir y enfiler un parapluie. Avec un dispositif de bâtonnets et de ficelles il déploie le parapluie sous le plafond de la chambre du dessous. À présent, l’ouverture du plafond peut être rapide, les plâtras tombent dans le parapluie ouvert sans faire le moindre bruit. Dès que la taille du trou le permet, Jacob et Clarenson s’introduisent dans l’appartement du joaillier. Jacob perce le coffre qui renferme de l’or, des bijoux et des perles pour une valeur de 130 000 francs or ainsi que des titres pour 200 000 francs. Ils quittent la maison en toute tranquillité au début de l’après-midi – sans oublier de saluer aimablement la concierge. Un tel coup dans Paris, en plein jour, sans traces, sans indices, sans témoins: voilà ce qui s’appelle du « cambriolage scientifique ».

Le groupe décide de se séparer temporairement et d’attendre que de l’eau soit passée sous les ponts. Cette séparation tombe au bon moment pour une autre raison. Car malgré le succès, ou justement à cause du succès, des « frictions » apparurent au sein du groupe. Dans les discussions internes, le montant de la part réservée à la propagande anarchiste était une source de conflits perpétuelle: pour les uns trop élevé, pour les autres trop bas. Il devient de plus en plus évident que Jacob a des prétentions bien plus élevées que la plupart de ses camarades. Pour lui, le vol est un moyen de parvenir à la révolution, une technique servant à préparer l’insurrection, pour les autres ce n’est souvent qu’une manière confortable de ne pas mourir de faim. Déjà, à peine un an auparavant, Jacob s’était fâché définitivement à ce propos avec son plus vieux camarade, Roques. Roques avait quitté le groupe et commencé à travailler de son propre chef et pour son propre compte.

Petite digression: rêve d’un journal quotidien.

Avec l’action de la Rue Quincampoix, Jacob avait pour la première fois approché la concrétisation de son idée de « cambriolage scientifique », non seulement quant à la méthode, mais aussi en ce qui concerne l’objectif visé: la redistribution des richesses au profit de la propagande anarchiste. Avec l’argent, le Libertaire put acquérir sa propre imprimerie et maison d’édition, équipée de rotatives modernes.

Un autre grand objectif immédiat restait à atteindre: tous les publicistes anarchistes rêvaient depuis des années de posséder leur propre quotidien national. En 1896, Pelloutier et Pouget, les deux syndicalistes les plus connus, avaient tenté en vain de trouver les fonds nécessaires à un tel projet. En 1899, Sébastien Faure, le gérant du « Libertaire », avait profité de la faveur de l’heure pour faire paraître 10 mois durant, de février à décembre, 299 numéros du Journal du Peuple. Strictement parlant, il ne s’agissait pas d’un quotidien anarchiste, mais d’un organe des partisans de Dreyfus de tendance libertaire.

Car c’est à cette période que le mouvement en faveur du capitaine juif Dreyfus, victime d’un complot antisémite au sein de l’état-major français, atteignit son apogée et aboutit à sa grâce, les anarchistes n’ayant pas été les derniers à y contribuer par leur engagement de tous les instants. Mais une fois cette grâce acquise, les bailleurs de fonds, de riches membres de la communauté juive, n’avaient plus aucune raison de continuer à maintenir en vie un journal dont la propagande ne pouvait finalement que viser ses propres intérêts de classe (et qui, de surcroît, en 10 mois d’existence, avait coûté 400 000 francs). L’Affaire Dreyfus avait donc prouvé deux choses aux anarchistes: 1.) qu’ils étaient tout à fait à même de mener une campagne de presse victorieuse 2.) qu’ils n’étaient pas à même de la financer par leurs propres moyens.

Apogée et fin des « Travailleurs de la nuit »

la gare de Pont RémyAprès la séparation, Jacob (accompagné de sa mère et de son amie) s’établit à Toulouse, ouvre sous le nom de Bonnet un magasin d’alimentation et, camouflé sous une façade de bienséance bourgeoise, se met nuit après nuit à dépouiller la classe possédante du sud de la France. Pendant ce temps se rassemble autour de Ferrand un nouveau groupe qui préfère opérer dans le nord. Durant cette période, ils ne mènent qu’une seule action en commun. Aux environs du 23 novembre 1901, Ferrand et Jacob pénètrent dans une « maison fantôme », une villa à Amiens inhabitée depuis des années. Toujours est-il que le propriétaire a eu l’obligeance de laisser, en plus de la poussière et des toiles d’araignées, un coffre rempli à ras bord d’actions. L’argent est utilisé sans attendre: quelques camarades sont revenus de captivité en Guyane complètement sans ressources et doivent être aidés. Une fois tout ceci arrangé, Jacob retourne aussi vite dans le sud.

Six mois passent. La police, effrayée par une série de cambriolages qu’elle ne peut tirer au clair, procède dans le sud-est de la France à des vérifications d’identité systématiques.

Le 24 juillet 1902 a lieu une perquisition surprise au domicile de la famille Bonnet. On tombe sur quelques objets suspects : des bijoux, des outils, beaucoup d’argent liquide. Monsieur Bonnet a une explication tout à fait claire pour tout. Les inspecteurs sont perplexes et se contentent finalement d’une assignation à comparaître le lendemain matin. Inutile de dire que monsieur « Bonnet » n’est plus jamais réapparu dans cette région.

De retour à Paris, Jacob s’aménage un somptueux appartement bourgeois. Il mène à présent une double vie régulière : d’un côté l’honorable monsieur Escande, antiquaire jouissant de bons contacts avec le monde des arts et le monde des affaires, de l’autre le cambrioleur anarchiste Alexandre Marius Jacob qui réorganise « les travailleurs de la nuit » et veille désormais particulièrement à rebâtir sur des bases plus solides et plus « conformes à la lutte des classes ». Les « aventuriers » sont tenus à l’écart (ou ne se mettent plus d’eux mêmes à disposition). Au lieu de cela on recrute de plus en plus dans les milieux  « anarchistes ouvriers ». À côté de quelques débutants (Vaillant et Blondel) déjà enrôlés par Ferrand pendant l’absence de Jacob, ce sont avant tout le jeune typographe Bour dont Jacob fait la connaissance lors d’une des « causeries populaires du 18ème arrondissement » (ce sont des cercles de discussion libre organisés par l’anarchiste individualiste Albert Libertad) ainsi que l’ouvrier mosaïste Léon Ferré et sa femme Angèle qui travaille comme concierge et dont la loge devient le point de chute principal des équipes de cambriolage qui y déposent leur butin.

Au delà de cela Jacob peut recourir à une infrastructure restée intacte. À la fin de l’été 1902, la « machine » se remet en marche et tourne à plein régime les six mois suivants. Au total, l’entreprise comprend à cette période environ 40 personnes dont 13 « expropriateurs » qui travaillent par groupes de deux ou trois. Jacob a maintenant complètement « décentralisé » le cambriolage. Plusieurs équipes opèrent simultanément et indépendamment l’une de l’autre dans différentes parties du pays. La police reste impuissante face à ce type de « crime » parfaitement organisé, comme est inefficace en général le travail d’enquête de cette époque qui, à l’échelle d’aujourd’hui, est d’un dilettantisme remarquable. Il n’existe par exemple aucun fichier centralisé et une collaboration interrégionale des autorités policières est encore sous-développée. Un individu recherché pour meurtre dans le nord et arrêté pour vol dans le sud a de bonnes chances de n’être condamné que pour le vol.

C’est ainsi que le seul contrecoup que le groupe ait eu à surmonter jusqu’ici remonte déjà à un an et demi. En février 1901, Jacob et Royère avaient été appréhendés après un cambriolage. Royère, l’ex-infirmier, fut alors mis aux arrêts et plus tard condamné (il mourut en prison en 1903 sans avoir déposé) tandis que Jacob put s’échapper après une cavale périlleuse au cours de laquelle il abattit un policier.

Si cette panne put s’expliquer par un malheureux concours de circonstances, les dessous d’un deuxième incident restèrent au début complètement dans l’ombre: le 23 janvier 1903, peu après leur retour d’une de leurs « tournées », Ferrand et Vaillant sont arrêtés dans leur appartement parisien. Comme ils refusent résolument de faire toute déposition, les autres membres de l’organisation peuvent continuer leur travail sans être inquiétés.

Les yeux de Jacob 1903Dans la nuit du 27 au 28 mars, la team Jacob, Pélissard et Bour mène la plus risquée de toutes leurs opérations, le cambriolage de la cathédrale de Tours.

Tout commence par une erreur de Bour qui était parti en « éclaireur ». La porte de la sacristie, censée être un panneau de bois léger, se révèle être sur place une pièce de chêne massif d’au moins 15 cm d’épaisseur. Impossible de la forcer avec l’outil qu’ils avaient apporté. Que faire? Abandonner? De l’improvisation allait naître un coup de génie dont l’adresse et l’audace restent aujourd’hui encore inégalées. Un chantier non loin de là fournit au trio tout ce dont il a besoin. Tout d’abord une longue échelle de maçon que Jacob appuie contre la façade principale de la cathédrale et escalade pour atteindre la rosace. Il enlève la grille de protection, détache les vitres de leurs montures de plomb et descend dans la nef par une échelle de corde. Deuxième déception: la porte d’accès au presbytère est tout aussi inexpugnable que l’entrée de la sacristie.

Jacob n’a plus d’autre choix que d’emporter ce que l’église a à offrir de plus précieux: une série de tentures murales datant du 18ème siècle. Jacob doit rassembler toutes ses forces et tout son doigté pour pouvoir décrocher ces pièces lourdes et les hisser jusqu’à la rosace à l’aide d’un treuil de halage. Ces tapis roulés étant trop gros et trop lourds pour être portés à dos d’homme, on les charge sur une charrette trouvée également sur le chantier et on les transporte jusqu’à la gare. Là, ils sont enregistrés comme bagages express et envoyés à Paris par le train.

Deux des tapis vont à un collectionneur anglais, les trois autres sont « retouchés » par un ami artisan,  c’est-à-dire que les motifs bibliques sont recouverts par des scènes de l’histoire de France et immédiatement mis en vente sur le marché. Plus les « travailleurs de la nuit » agissent avec audace et succès, plus le fossé se creuse entre eux et le mouvement révolutionnaire qu’ils avaient espéré faire avancer avec leurs actions. Car malgré leurs « subventions » régulières, les milieux anarchistes parisiens sont plus divisés que jamais. Le nombre de tirages de leur presse stagne, l’efficacité et la force de persuasion de leur propagande disparaît presque entièrement derrière des rivalités de personnes qui veulent toujours avoir raison et pinaillent sur des théories alambiquées.

Le rapport de forces à l’intérieur du camp libertaire s’est nettement déplacé en faveur des syndicalistes. La « Fédération des Bourses du Travail » et les syndicats de la « Confédération Générale du Travail », CGT, ont fusionné en 1902 pour constituer un grand regroupement syndical, et les années suivantes sont placées sous le signe du « syndicalisme révolutionnaire ».

Il est fort probable que la saturation et la déception causées par cette évolution négative aient été  pour une bonne part à l’origine des imprudences qui, peu après, mènent à l’arrestation de Jacob et à la destruction de toute l’organisation. Le 21 avril 1903, Jacob et Pélissard prennent le train de nuit pour Abbeville où Bour les attend. Ils arrivent vers 2 heures du matin. Le simple fait que Jacob participe à cette action est une faute: il est affaibli, fiévreux.

Le groupe a des difficultés à entrer dans la villa choisie pour cette nuit-là. Par impatience peut-être, Jacob, d’habitude si prudent et minutieux, brise une vitre avec le poing au lieu de travailler comme toujours au diamant et à la ventouse. Les bruits de verre brisé sont entendus par les voisins. Ils doivent interrompre leur action. Au lieu de se séparer, ils quittent ensemble la ville pour se rendre dans une gare de la périphérie, et de là rejoindre le prochain objectif de leur « tournée ». Mais ils sont observés. La gare est encore fermée. En attendant le premier train, ils tuent le temps dans une cabane de garde-barrière. Lorsque vers 5 h ¼ du matin ils entrent dans la gare, ils sont interpellés par deux agents de police. La scène se transforme aussitôt en pugilat en règle. Bour et Jacob parviennent finalement à tirer leurs revolvers et à terrasser les deux représentants de la loi trop pressés. L’un est mort, l’autre grièvement blessé. Ils peuvent d’abord s’enfuir, mais toute la région est bientôt en état d’alerte. On commence à organiser une battue. Pélissard est attrapé peu de temps après, Bour parvient à s’échapper, Jacob réussit à passer au travers pour atteindre le village le plus proche. Il se fait passer pour un antiquaire à la recherche de meubles anciens. Cependant, les dernières nouvelles de la fusillade se propagent rapidement. Il prend ses jambes à son cou et quitte le village. Le surmenage physique et nerveux va lui faire payer un lourd tribut. En chemin, sur la grand-route, il a un « raté » lourd de conséquences: « J’étais dans une de ces phases d’épuisement où on regarde sans voir, où on touche sans sentir, où on vit sans vivre. » Soudain, une voiture s’arrête à côté de lui. On veut voir ses papiers. Il n’en a pas à montrer. Bien qu’il soit armé, il se laisse emmener sans résistance.

Le procès

Procès d\'Amiens : transfert de la \ Sur les prisonniers, on trouve quelques indices permettant la découverte de l’appartement parisien de Jacob où on va tendre un piège à Bour. Sur ce point, l’instruction a du mal à se mettre en marche. Certes, l’amie de Bour raconte tout ce qu’elle sait, mais ce n’est pas beaucoup et la police n’est pas plus avancée, d’autant plus que tous les détenus se murent dans leur silence et que Jacob et Ferrand, si tant est que ce soit possible de la prison, font disparaître les traces. Et ce n’est que lorsque les autorités chargées de l’instruction parviennent à Gabrielle Damiens, l’amie de Ferrand, que la faille est trouvée. Elle connaît tous les faits et gestes de l’organisation et fait des aveux complets (qu’elle ait déjà eu une grande part de responsabilité dans l’arrestation de Ferrand ne fait guère de doute)[2]. (5)

Le reste n’est pour la police que travail de routine. Suite à sa déposition, une douzaine de personnes sont arrêtées d’octobre 1903 à avril 1904. Le dernier est Bonnefoy, qui se fait capturer lors d’un vol sur un bateau au large de la côte africaine. La structure de l’organisation des « travailleurs de la nuit » est démantelée. Tous les détenus sont transférés à la prison d’Abbeville, ce qui leur permet de communiquer plus facilement. Par des coups aux parois et des messages passés clandestinement d’une cellule à l’autre, ils conviennent d’une stratégie commune: 1) ne rien dire des amis qui n’ont pas encore été arrêtés 2) essayer de sauver ceux qui ont le moins de charges contre eux en niant leur participation 3) Jacob prend tout sous son bonnet, même les actes qu’il n’a pas commis 4) les deux mouchards doivent être liquidés, en aucun cas ils ne doivent se présenter à la barre. Gabrielle Damiens est retrouvée peu après empoisonnée dans sa cellule, une mort « dans des circonstances mystérieuses« .

L’instruction est bouclée fin 1904. Du moins provisoirement. Car ce que la police a mis à jour laisse le Procureur de la République croire à une « conjuration mondiale« . Certes, il admet dans l’acte d’accusation qu’un « travail considérable » a été effectué, mais qu’il permet tout juste « d’ouvrir une brèche dans une terrifiante organisation criminelle dont l’état-major n’est toujours pas démasqué et dont le quartier général reste à découvrir. » Il a raison, dans la mesure où les « travailleurs de la nuit » se sont toujours considérés comme une partie d’un mouvement social révolutionnaire plus vaste qui, lui, est loin d’être vaincu.

Dès le début se déroule un procès où les rôles sont inversés. L’objectif de « Révolutionnaires à la barre » de faire des accusateurs des accusés et de transformer les débats en un tribunal dirigé contre la société bourgeoise est atteint. L’un après l’autre Ferrand, Bour, Pélissard et Bonnefoy se lèvent pour lire leurs déclarations de guerre. Mais la vedette de ce manège est sans conteste Jacob. C’est l’impression que donne la lecture d’un journal bourgeois: « Ce n’est pas la société, représentée par les juges et les jurés, qui siège au tribunal pour juger Jacob, chef des voleurs, c’est Jacob, le chef de bande, qui fait un procès à la société. En réalité, c’est lui qui tire les ficelles. Il se met constamment en scène, il a réplique à tout. En cas de besoin, il fait lui-même les questions et les réponses. C’est lui qui mène les débats, qui prononce les jugements.« 

caricature parue dans l\'Assiette au Beurre En fait – grâce le plus souvent à son humour et son sens de la repartie – Jacob réussit à mettre l’accent sur l’esprit lutte des classes de ses actes et à ridiculiser les représentants de l’accusation ainsi que leurs témoins. Il a incontestablement les rieurs de son côté. Voici quelques morceaux choisis:

Jacob (le juge tentant d’expliquer le déroulement d’un cambriolage): « Monsieur le Président, vous vous trompez. Envoyer les gens au bagne ou à l’échafaud, là, vous vous y connaissez, je l’avoue. Mais vous n’avez aucune idée de ce qu’est un cambriolage. Vous n’allez tout de même pas m’apprendre mon métier! »

Une « victime » (énumérant les objets volés): « … un mouchoir à dentelles venant de mon arrière-grand-mère, d’une valeur d’au moins 250 francs… »

Jacob: « Rien que cela, n’est ce pas déjà une offense aux classes laborieuses? »

–  Une autre « victime »: « Le butin se montait à environ 1000 francs. »

Jacob: « Pour ce monsieur, ce n’est bien sûr qu’une broutille. Mais il faut à un travailleur une année entière pour gagner une telle somme!« 

Une personne volée se plaint: «  »Peu après ce vol, ma femme, rongée par le chagrin, est morte d’une attaque cérébrale. Ainsi, non seulement vous avez dérobé ma fortune, mais en plus vous avez tué ma femme! »

Jacob: « Je déplore cette coïncidence, mon pauvre monsieur. Mais, tout de même, je ne suis pas Dieu le Père. »

Jacob: « Monsieur le Président peut-il préciser où se trouvaient les plaignants au moment des faits? »

Juge: « Ils étaient à la campagne. »

Jacob: « Ah? Ils ont deux châteaux? Ce ne sont donc pas de pauvres gens! De quoi se plaignent-ils alors? »

Juge (parlant d’un gendarme abattu par Jacob): « Bravo! Il a fait son devoir! »

Jacob: « Oh oui! Il a bien mérité du capitalisme et de la propriété! Ce n’est pas une prouesse, c’est une ânerie! »

Juge (parlant d’un diplôme de procureur) : « Pourquoi avez-vous volé ce diplôme? »

Jacob: « Je préparais déjà ma défense. »

Ce n’est qu’au bout d’une semaine que se présente au juge l’occasion de mettre un terme à cette mise à mal permanente de « sa » justice. Le mardi 14 mars, il se heurte aux avocats de la défense qui, se sentant offensés, quittent immédiatement la salle. Jacob bondit en hurlant: « Puisque nous n’avons plus de défenseurs, nous ne pouvons rester ici plus longtemps. » Les autres accusés se lèvent à leur tour en invectivant les représentants de l’accusation. S’ensuit alors une pagaille indescriptible. Cette fois, ce nouveau manque de respect dû à la Cour va être lourd de conséquences. Le juge exclut du procès 9 des accusés, dont Jacob, et ce pour le reste des débats. Une catastrophe pour Jacob, à qui manque maintenant la tribune nécessaire à la propagation de ses idées.

Les jugements sont prononcés le 22 mars: travaux forcés à perpétuité pour Jacob et Bour (l’assassin présumé des policiers), 100 ans de réclusion criminelle pour 13 autres accusés, avec des peines scrupuleusement échelonnées en incarcération en maison d’arrêt, pénitencier et bagne, 7 acquittements.

La foule massée devant le palais de justice se rassemble spontanément pour manifester et former un défilé qui descend la grand-rue en entonnant l’Internationale. Un tract est distribué, sur lequel on peut lire un poème de Pélissard se terminant par ces vers:

L’ouvrier tu épargneras,

mais le riche tu voleras,

Un vrai chevalier tu seras

quand ton levier tu brandiras.

Le bourgeois tu dépouilleras,

fieffé compère il restera:

Voilà pour toi qui voleras

en résumé ce que feras.

Cette loi tu respecteras,

bon voleur tu demeureras.

En appel, 3 autres acquittements sont prononcés (concernant entre autres la mère de Jacob), 5 peines d’emprisonnement sont réduites, les autres jugements sont confirmés. Trois des déportés ne reviendront plus de l’Enfer de Guyane: Ferrand, Bour, Pélissard. Personne ne sait ce qu’est devenu Bonnefoy. Le seul à pouvoir s’enfuir est Clarenson. Son audace le pousse à reprendre la même vie qu’avant. Son imprudence le fait prendre en flagrant délit d’escroquerie à Monte Carlo, il est condamné par contumace à 3 années d’emprisonnement. Ensuite, plus de nouvelles.

Suite et fin samedi prochain.


[1] Ce trousseau de clés personnel que Jacob appelait sa « contrebasse » devint célèbre auprès des experts. Un journal en a fait la description suivante: « Plus de 80 clés en métal nickelé, chacune étant en réalité double car munie d’une partie mobile extrêmement ingénieuse, apparemment de fabrication américaine. À l’extrémité de ces clés se trouve un évidement rectangulaire permettant d’ajouter à l’instrument un mécanisme particulier pour ouvrir les serrures les plus sophistiquées.« 

[2] Que deux femmes fassent voler en éclats les « Travailleurs de la nuit », voilà un fait qui ne présente pas sous un jour avantageux les relations entre les deux sexes à l’intérieur du groupe. Ces relations étaient apparemment des rapports de subordination et d’autorité. C’est du moins ce qu’on peut croire quand on sait que quelques hommes du groupe ont travaillé quelque temps comme proxénètes et quelques unes de leurs femmes et amies comme prostituées. Ce qui ne suffit tout de même pas à justifier une trahison que beaucoup ont payée de leur liberté et quelques uns de leur vie.

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