JUGE (Encyclopédie Anarchiste, S. Faure)


Assiette au beurre, 14 novembre 1903, dessin de Steinlenn. m. (du latin Judex, de jus dicere, « celui qui dit le droit »)

Pris dans son sens le plus étendu, le mot juge s’applique à toute personne qui apprécie et se prononce sur n’importe qui, n’importe quel sujet, dans n’importe quelle circonstance. Les croyants disent de leur Dieu qu’il est : le Juge infaillible, parce que sachant tout et pénétrant les plus secrètes pensées de tous, il ne peut se tromper ; le Juge impartial, parce que, au-dessus et en dehors de toute passion et de toute influence, il échappe à toute pression intérieure ou extérieure qui serait susceptible d’altérer son appréciation ou de modifier son arrêt ; le Juge suprême, le Sou­verain Juge, parce que c’est sa décision qui, en fin de compte, infirmant ou confirmant toutes celles qui ont pu émaner de juges subalternes ou de tribunaux infé­rieurs, l’emporte sur toutes les autres et, seule, entre tôt ou tard en application. Ces qualités d’infaillibilité, d’impartialité et de souveraineté, proclamées ainsi inhérentes à l’exercice de la véritable équité, ne peuvent appartenir qu’à Dieu. Cette thèse, qui n’a d’autre fon­dement que l’indémontrable existence de Dieu, répudie, par voie de conséquence, toute idée d’un autre juge ou d’un autre jugement s’imposant à la conscience humaine. Elle proclame, toujours déductivement, que tout juge humain, quels que soient son savoir et son intégrité, ne peut que rendre des sentences d’une jus­tice relative, douteuse, sujette à caution, entachée d’er­reur et passible d’iniquité.

Pris dans un sens plus restreint et appliqué au « social », le juge est un homme qui a pour fonction spéciale de rendre la justice au nom du pouvoir souve­rain. De nos jours, c’est la Loi qui est l’expression du Pouvoir souverain et la Loi elle-même est censée être l’expression de la volonté populaire. Celle-ci a cessé -­ théoriquement du moins – d’être la manifestation d’une volonté unique et personnelle : Dieu ou le chef, pour devenir celle d’une volonté impersonnelle et col­lective : le peuple.

Un juge est donc, présentement, un homme dont la fonction spéciale est de rendre la justice au nom de la Loi. Or, d’une part, la Loi (voir le mot Loi) est, dans le temps et l’espace, essentiellement variable et contra­dictoire, ce qui implique que les arrêts rendus au nom et en application de la Loi sont nécessairement varia­bles et contradictoires ; d’autre part, la Loi se formule presque toujours en un texte obscur et incertain, qui ouvre la porte aux interprétations les plus diverses, voire les plus opposées ; à telle enseigne que, soumise à l’appréciation de deux juges, la même cause peut être tranchée – et c’est fréquemment ce qui se passe – de deux façons opposées, bien que l’un et l’autre juge se flattent également de conformer leur décision à la Loi.

Est-il possible que, dans ces conditions, le juge soit à même de se prononcer infailliblement, impartialement, souverainement ?

« Si le juge avait le pouvoir de lire dans la conscience et de démêler les motifs afin de rendre d’équitables arrêts, chaque juge serait un grand homme. La France a besoin de six mille juges ; aucune génération n’a six mille grands hommes à son service, à plus forte rai­son ne peut-elle les trouver dans sa magistrature. » (Balzac).

La fonction dont le juge est investi, qu’il soit élu ou nommé, ne lui confère ni lumières exceptionnelles, ni vertus spéciales. Même dans l’exercice de sa fonc­tion, le juge reste un homme comme les autres : sur qui passe, violent et brutal, le souffle des passions, que courbe l’intérêt aux aspects multiples et changeants, que poussent, tantôt dans un sens et tantôt dans le sens contraire : le souci de la carrière, la crainte de déplaire aux puissants de l’heure, l’espoir de se rendre favo­rables la presse et l’opinion publique.

Sur lui pèse de tout son poids le joug de l’habitude et le métier a raison du scrupule. Le juge en exercice n’est bientôt qu’un jugeur. Il devient rapidement, comme disait Balzac, « une pâle machine à considérants, une mécanique appliquant le code sur tous cas, avec le flegme des volants d’une horloge »…

Lié à la lettre de la Loi, le juge correctionnel se voit dans l’obligation de n’admettre que dans une mesure limitée les circonstances atténuantes. Pousser l’appré­ciation de celles-ci jusqu’à l’acquittement du délin­quant, ce serait méconnaître le caractère impératif de la Loi ; ce serait fausser la lettre de celle-ci en lui substituant un esprit qui en serait la négation. Aussi, rares, très rares sont les juges qui, passant outre, prononcent l’acquittement d’un prévenu contre lequel la preuve est faite qu’il a commis un acte tombant sous le coup de la Loi. Le juge qui place le respect de la véritable jus­tice au-dessus de l’observation stricte de la Loi est une exception ; il est un phénomène, une sorte de monstre au sein de l’espèce. Il se distingue, il se sépare tant et si bien de l’ensemble que, pour témoigner en faveur de cette séparation, l’esprit public le désigne en le quali­fiant de « bon juge ». Ce fut le cas du Président Ma­gnaud qui, à la suite de plusieurs sentences d’acquitte­ment en faveur de prévenus dont le texte de la Loi commandait la condamnation, fut appelé « le bon juge ».

Le juge de carrière est soumis à une sorte de défor­mation professionnelle ; cette déformation est plus ou moins profonde; mais elle est générale et le nombre est infime des juges qui n’en portent point le sceau. La fonction de juge installe celui qui l’exerce dans un milieu de corruption, de mensonge, de lâcheté, de tur­pitude, de servilité et de vice qui, lentement mais sûre­ment, agit sur son être tout entier. L’air qui circule dans les prisons, les cabinets de juges d’instruction, les prétoires et les couloirs des Palais de Justice, est impré­gné de toxiques spéciaux qui, à la longue, pénètrent et saturent le juge, l’inclinant à voir des coupables par­tout.

Par l’éducation qu’il a reçue, les relations qu’il entre­tient, l’existence qu’il mène et le milieu dans lequel il vit, le juge devant lequel comparaissent un riche et un pauvre, est naturellement plutôt sympathique au premier. Il accorde aux déclarations du « Monsieur » une con­fiance qu’il refuse, d’instinct, au « pauvre diable ». S’il attribue sans difficulté, à l’homme de la classe privilé­giée des mobiles généreux, il attribue aussi aisément à l’homme de la classe déshéritée des sentiments bas mis au service d’intérêts sordides. Et, cette déformation professionnelle s’accentuant avec l’âge, le juge se rend peu à peu coupable des pires injustices, sans en avoir conscience, à son insu et, par conséquent, sans qu’il en ressente le moindre regret, le plus mince remords.

La fonction de juge est, d’une façon générale, entourée de considération et de confiance. Et, pourtant, il n’en est pas qui mérite moins cette estime et cette confiance. Je comprends que le savant qui consacre l’effort de sa pensée à porter plus loin et plus haut la recherche de la vérité, l’artiste qui puise l’inspiration dans le culte de la Beauté, l’inventeur qui poursuit nuit et jour la découverte d’un appareil ou d’un procédé destiné à diminuer l’effort pénible de l’homme ou à augmenter sa puissance de domination sur les éléments naturels ; je comprends et trouve bon que de tels hommes bénéfi­cient d’une sorte de vénération, mesurée aux avantages que l’humanité recueille de leur labeur. Mais le Juge ! Le juge, conscient de la délicatesse et de la gravité de ses fonctions, l’homme qui, appelé à se prononcer sur la liberté, les intérêts et l’honneur des autres, se rend compte que, quel que soit le soin qu’il apporte à ne se prononcer qu’en pleine connaissance de cause, il ne saurait acquérir la certitude que sa décision n’est pas entachée d’erreur et de partialité, et qui, pour toucher un traitement, conserver son emploi, se ménager de l’avancement et s’assurer, pour ses vieux jours, une retraite suffisante, consent, sans scrupule, à jouer un rôle dans la triste et scandaleuse tragédie judiciaire, je me demande de quelle inconscience cet homme doit être frappé, pour qu’il conserve l’estime de lui-même et de quel aveuglement sont atteints ses contemporains pour qu’ils l’honorent de leur estime et de leur confiance. Par la pensée, je vois un juge distribuant les années de prison ou de bagne au cours de sa journée ; je l’en­tends prononcer la peine capitale ; j’imagine ceux qu’il a condamnés s’acheminant vers la prison, le bagne ou la guillotine, et j’aperçois le juge rentrant, paisible, calme, serein, le soir venu, au sein de sa famille. Dans une salle à manger confortable, sa femme et ses enfants sont assis, près de lui, autour de la table familiale. Si tout sentiment n’est pas éteint en lui, si l’exercice de sa fonction n’a pas totalement desséché son cœur, peut­-il, à ce moment, songer sans frémir au père de famille que sa décision tient séparé de ses enfants, peut-il pen­ser, sans que sa conscience en soit tourmentée, au dénuement dans lequel l’absence plus ou moins pro­longée du père plonge la femme et les enfants ? Et si sa carrière « s’illustre » de quelques condamnations à la peine capitale, se peut-il, à moins qu’il ne se croie infaillible, qu’il n’éprouve nulle angoisse quand, la nuit, son sommeil est hanté par l’apparition des têtes que ses réquisitoires ont fait tomber ?

Le juge qui en arrive, par tempérament et par accou­tumance, à une aussi odieuse insensibilité (et, par la déformation professionnelle, c’est le cas de tous ceux qui ont vieilli dans la carrière), ne mérite aucune consi­dération ; il n’est digne d’aucune estime. Il ne peut inspirer que le mépris.

Sébastien FAURE.

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