Le voleur volé


Manchette de l\'AuroreLes bons mots de Jacob augmentent l’intérêt de la presse pour le procès d’Amiens (8-22 mars 1905). Le voleur devient même le personnage principal d’une scénographie que de nombreux éditorialistes se complaisent à décrire. L’accusé fait preuve de talent oratoire et d’esprit de répartie, il en arrive même à inverser les rôles. Jacob profite de son passage devant la cour d’assise de la Somme pour faire de la propagande. « Le chef des voleurs Jacob fait le procès de la société ». Loin de verser dans le thème sécuritaire, l’article de François Crucy ne donne pas forcément une vision positive de l’anarchiste. Mais il n’expose pas le portrait du criminel type, cherchant ainsi à orienter ses lecteurs vers un châtiment exemplaire, à la hauteur des crimes commis. Le journaliste retient en revanche le truculent spectacle auquel, grâce à Jacob, il a pu assister. Et on ne voue pas totalement aux gémonies quelqu’un qui a su vous faire rire, surtout d’une si belle manière.

palais de justice d\'AmiensL’Aurore

Lundi 13 mars 1905

Jacob ou le voleur volé

par François Crucy

On joue en ce moment, à Amiens une comédie dramatique qui parait avoir un vrai succès. Le tribunal de la ville a fourni la scène et prêté ses figurants. Une troupe de passage tient les  premiers grands rôles.

Les personnages sont : Jacob « chef des voleurs » ;’:Ferré, Ferrand, Bour, Bonnefoy, lieutenants des voleurs, un’ abbé, une châtelaine, un vieux militaire, un sacristain qui font les figures des volés ; puis un président des assises, des assesseurs, des jurés et une troupe de voleurs et de volés divers. Je n’entreprendrai point de vous raconter la pièce qui commence à peine : je voudrais seulement attirer votre attention sur les personnages de premier plan. Ce ne sont peut-être pas des types neufs, mais ce sont des figures peu connues.

Je vous ai dit qu’on avait dressé la scène dans l’enceinte du tribunal. C’est parce que le décor approprie se trouvait là tout monté : les personnages ne sont-ils pas des voleurs, des volés et des juges ?

Vous trouverez peut-être que mon énumération est désordonnée, que les juges devraient être cités les premiers, les voleurs les derniers ?

Il en serait bien ainsi, si la cause était ordinaire ; mais, et c’est justement ce qui donne à la représentation un caractère particulier, les choses y sont renversées. L’ordre social culbute ; ce n’est pas la société représentée par les magistrats et les jurés qui jugent Jacob, chef des voleurs, c’est le chef des voleurs Jacob qui fait le procès de la société.

Sans doute, on a conservé encore quelques unes des anciennes fictions : c’est ainsi que certains juges sont décorés alors que la boutonnière de Jacob ne s’orne d’aucun ruban ; c’est ainsi également que les magistrats portent la robe rouge et sont épaulés d’hermine, tandis que Jacob apparaît en simple veston et chapeau rond. Mais Jacob est un homme de l’avenir : il affecte de mépriser tout cet apparat d’une civilisation qu’il se flatte d’avoir dépassée.

Sans doute encore, c’est accompagné d’un gendarme qu’il fait son entrée sur la scène et cela jette un petit froid.

Mais la chose perd de son importance aussitôt que Jacob chef des voleurs prend la parole pour interroger le président.

Par quoi nous voyons sans retard que les rapports sont bien changés.

« Monsieur le président, questionne Jacob, messieurs les jurés savent-ils lire ? »

« Mais je le suppose! répond non sans brusquerie le président qui en tient encore pour les vieilles manières. Et se radoucissant,  – la loi l’exige »    .

« Ah vous n’en êtes pas sûr, répond ironiquement Jacob! »

Toutefois, comme il n’est pas mauvais diable, il n’insiste pas et se lance dans un autre ordre d’idées. Il commence sa profession de foi.

Des gens viennent se plaindre d’avoir été volés par lui et par ses complices. Jacob chef des voleurs revendique hautement la responsabilité de ses actes, de leurs actes à tous. Et il démontre que ce ne sont plus désormais les voleurs mais bel et bien les volés qui ont tort.

« Si le prolétaire n’est plus taillable et corvéable, il est toujours imposable, et cela tant qu’il existera des castes. C’est la propriété qui maintient le régime des castes. Dès lors pour détruire celui-ci, il faut attaquer celle-là. Et voila pourquoi je me suis fait voleur »

Jacob dit encore le mépris dans lequel il tient les rentiers : « La rente est une dîme que le fainéant prélève sur le travailleur ; les juges … »

Mais à ce point de son discours, le magistrat qui préside les assises interrompt la tirade. Jacob exprime alors le regret de n’avoir pas dévalisé plus de magistrats.

C’est ainsi que l’action se noue.

Si cette première partie du dialogue entre le voleur et le juge vous parait neuve, que direz-vous des scènes suivantes ou de nouveaux personnages, les volés entrent en scène.

Le premier volé se plaint qu’on lui ait pris des titres, des actions :

– Combien avez-vous payé ces titres demande le chef des voleurs ?

– Douze cents francs

– Eh bien monsieur, reprend Jacob, les voleurs ne sont pas ici. Les voleurs, ce sont ceux qui vous ont vendu ces actions. Elles ne valaient rien et moi je les ai brûlées.

Le second volé dit qu’on lui a dérobé une rivière de diamants qui valait 4000 fcs

– Vous aussi vous fûtes trompé monsieur, mais point par nous. Vos brillants c’était des roses, monsieur Josse qui est orfèvre m’a dit 1500 fcs, j’en ai retiré deux cents »

Un troisième volé affirme qu’on lui a ravit 20 kg d’argent

– Ca n’a donné que 16 kg à fa fonte corrige Jacob

Il démontre ainsi à l’envers de ce qu’on pouvait croire qu’en cette affaire ce fut lui, Jacob, le voleur qui se trouve volé.

Aussi se montre-t-il sévère à l’égard des plaignants.

Un ecclésiastique intervenant

– Vous pensez donc qu’il peut mentir, demande d’abord Jacob au président, que vous lui faites prêter serment?

Puis se tournant vers le curé :

– C’est au nom de la charité chrétienne que vous accusez, n’est-ce pas ?

Et de commencer une longue tirade sur l’église, sur la science et sur lui-même, Jacob, voleur volé « bon prince; conclut-il, qui pardonne »

Un autre témoin survient-il, sacristain d’une église dévalisée qui, peu soucieux des préceptes, vient apporter sa plainte, Jacob le laisse parler, puis, lorsqu’il s’est tu :

– Voyons sacristain, vous n’avez pas tout dit. Rassemblez vos souvenirs! Rappelez-vous! Le placard, oui le placard dans lequel il y avait des gravures, des gravures genre Fragonard »

Et le sacristain d’ouvrir la bouche, soit stupeur, soit angoisse.

Caricature Assiette au beurre 1905En vérité, vous le voyez, il conduit I’affaire. Il est tout le temps en scène; il est toujours à la réplique: il fait au besoin les questions et les réponses. Il préside et il juge.

– Je ne vous parle pas! dit à un moment donné le président à Jacob

– Mais je vous parle, moi ! reprend l’autre

« On m’a pris un mouchoir de 200 fcs » pleure un plaignant

– Un mouchoir de 200 fcs ! C’est une insulte à la misère déclare sentencieusement Jacob Que répondre à cela ?

Et, Jacob entendu, ne trouvez-vous pas qu’il joue bien son rôle de volé, ce voleur ?

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