Mes bagnards (la fin)


Chéribibi par Du Serge 1929Dans cette dernière partie de ses « confessions », le commandant Michel évoque encore quelques bagnards célèbres. si le cas d’Hespel, dit le Chacal, lui permet de digresser sur les exécutions de fagots, celui de Jacob sonne comme un épilogue dans sa carrière en Guyane. Force est pour lui de constater, malgré l’exemple de Barrabas, que le bagne ne régénère pas l’homme. « Le bagne n’est pas une école de travail et d’honnêteté » nous dit le gaffe en chef. Le bagne pervertit, le bagne corrompt, le bagne élimine, le bagne tue. Jacob constitue à ses yeux une exception et une règle. Le commandant Michel avoue ainsi de l’admiration pour son « vieil ennemi ». Il reconnait également que le matricule 34777 est l’exemple de cette volonté de vie dans ces camps de la mort français. Arbeit macht frei en Guyane et, pour Jacob comme pour beaucoup d’autres, ce fut vivre libre ou mourir.

le comandant MichelMes Bagnards (la fin)

A cette époque, je quittai la Guyane pour aller sur le front français. Certains condamnés me disaient: «Emmenez-nous! Vous verrez ce que nous sommes capables de faire sous vos ordres … On vous laisse partir, vous, un père de quatre enfants. Et nous, des condamnés, nous n’avons même pas le droit de nous faire tuer pour le pays ! »

L’un d’eux m’écrivait :

« Vous, à notre tête, nous disant : Allons! les gosses, vaincre ou mourir, ça c’ est irrésistible ! Je ne sais pas bien vous parler, mais je saurais me battre, si c’est là-bas seulement qu’on distribue des réhabilitations. »

Et j’emportai comme souvenir du bagne un paquet de lettres signées: «Le transporté A. Roques 32835 », «Le condamné Boyer 31599 »… Une lettre collective suivie de quatorze noms: «Grenulech 36996», «Armitand 37291 »… Voici comment ils expriment leurs sen­timents, dans un style fleuri et touchant:

Monsieur le commandant,

Pardonnez à de pauvres créatures à qui l’adversité a imposé le suicide de tous les instincts sociaux, de venir déposer à vos pieds l’hommage respectueux de leur profonde gratitude. Un de nos camarades de misère, un de nos compagnons, a trouvé la mort à son poste de souffrance; nous avons versé un pleur sur sa dépouille en mémoire de son bon esprit de camaraderie, le poing tendu vers la gueuse insatiable. Puis, nous avons transporté notre coeur gonflé de regrets auprès de l’infortunée mère de ce mal­heureux, nous l’avons vue dans le brouillard enveloppant les condoléances adminis­tratives, le coeur blessé à jamais, appelant son enfant chéri… Tout passe, tout s’oublie, seuls les lilas refleurissent tous les ans. Pourtant, quelque chose d’inaccoutumé, d’inespéré, imprime à nos âmes une émotion de vie défunte: un fonc­tionnaire, un chef d’établissement daigna s’associer spontanément et chrétiennement aux regrets de condamnés touchant un de leur compagnon décédé. Viatique pour le mort, ce sentiment de la plus exquise charité a été accueilli par tout le bagne à genoux… Votre geste, commandant, c’est le brin d’herbe que la colombe jette à la fourmi qui se noie; c’est un peu la miséricorde divine. Nous avons éprouve la joie que dut ressentir Ie lépreux d’Aoste, lorsqu’il tendit sa main touchée par une main amie. C’est la perle au fond de la coupe d’amertume, c’est l’étoile dans la nuit sombre, c’est la fleur sur les rameaux flétris…

Comme vous le voyez, certains criminels ont le coeur très tendre. Leur sentimentalité naturelle est encore exaltée par l’exil.

Mais Jacob, lui, ne m’adressa aucune lettre d’adieux.

Quand je retournai en Guyane, après la guerre, je n’eus rien de plus pressé que de demander des nouvelles de certains détenus. Ils m’étaient devenus si familiers que j’éprouvais un besoin immédiat de connaître ce que chacun d’eux était devenu. Une question me brûlait la langue: «Qu’est devenu Jacob?» Mais je mis un point d’honneur à ne pas la poser tout de suite. Attablé à l’un des cafés de Cayenne, aussitôt débarqué, je demandai à mes collègues:

– Et Duez ?

Duez, un homme d’excellente éducation, avait été liquidateur judiciaire des biens des congrégations. Condamné pour détournement d’une somme très importante, il s’était trouvé dépaysé au milieu de compagnons grossiers. En raison de sa bonne conduite, il avait été nommé gardien de la poudrière des îles, qui n’a d’ailleurs jamais contenu de poudre. Puis, il devint sémaphoriste. Armé de jumelles, il surveillait l’arrivée du courrier maritime.

Sa femme avait demande le divorce au moment de sa condamnation. Cependant, elle vint le rejoindre pendant qu’il faisait son «doublage» à la Guyane. Ils devinrent concessionnaires de l’île Meres. Et là, avec un courage remarquable, ils entrepri­rent de faire de l’élevage et de la culture maraîchère. Leur exploitation agricole fut d’ailleurs un modèle du genre, surtout à la Guyane. Et j’appris récemment avec chagrin que Mme Duez avait été réduite à la faillite.

– Et Hubac ?

Hubac était encore plus malheureux que Duez au milieu des autres condamnés. Fils d’un président du tribunal civil de Marseille, il s’était laissé entraîner à devenir complice de sa maîtresse, Mme Massot, qui empoisonna son mari, commissaire des Messageries maritimes. J’avais vu Hubac arriver au bagne. Une loque, qui pouvait à peine se tenir debout. II ne faisait que pleurer:

– La promiscuité de ces gens, disait-il, c’est pire que la mort. J’aurais préféré vivre avec des fauves !

Apres avoir appris le sort de Duez et Hubac, celui de Dieudonné, qui avait la sympathie de tout le monde, j’en vins aux fortes têtes: « Et Tanet? Et Barrabas ?»

Mes souvenirs d’avant-guerre me revenaient en foule.

Barrabas était un « homme ». Sa réputation de droiture et d’honnêteté lui valait l’estime de ses camarades. Comme ceux-ci se plaignaient des trafics auxquels se livraient tout le temps les cuisiniers du bagne, je demandai à Dieudonné:

– Si je faisais élire le cuisinier, croyez-vous que j’arriverais à un meilleur résultat ?

Le dimanche suivant, j’installai un bureau de vote en plein air, sur le camp. Barrabas fut élu. Mais il ne voulut pas accepter ces fonctions. Il vint aussitôt me voir :

– Commandant, vous voulez me faire assassiner ? Tous ces gens qui ont arrangé leur «débrouille» en trafiquant avec les vivres, ils vont essayer de me tuer. Je tiens à vivre!

Et les combinaisons malhonnêtes avaient recommencé dans les cuisines …

Une exécution au bagne guyanaisJ’appris ce qu’étaient devenus Bouzy et Bichier, les entrepreneurs d’évasion. Et le bour­reau Hespel, dit le Chacal … Hespel était une brute sanguinaire. L’exécution de ses camarades lui donnait droit à une petite prime et à un quart de vin. II se plaignait à moi :

– Mon commandant, le métier se gâte. II y a longtemps que je n’ai pas touché la prime.

– Ca ne dépend pas de moi, lui répondis-je. II faut des volontaires …

Nos fonctions nous astreignaient à assister aux exécutions de nos condamnés. Et j’avais horreur des scènes dramatiques. Je n’oublierai jamais la première exécution à laquelle j’ai assisté. C’était au bagne de Nouméa :

– Quel sale type, s’écria le médecin-major en tenant la tête du décapité par les oreilles. Mort, il est aussi cabochard qu’il l’était de son vivant !

Je n’avais pas de sympathie personnelle pour l’exécuté. C’était Arighi, un Corse, déjà libéré depuis quelques mois. Il avait assassiné cinq personnes à Boureille, et à la fois. Une sinistre brute. Il s’était avancé jusqu’à l’échafaud en marchant lentement. Il boitait. Cela ajoutait encore quelque chose de sinistre à la cérémonie. Son visage avait une expression ter­rible. Mais il ne prononça pas un mot. Dès que la tête roula dans le panier, le docteur du bagne la saisit par les oreilles. Il cria avec force:

– Arighi!

Je vis les yeux du mort se dilater. Cette tête suspendue en l’air ruisselante de sang. Et puis ce fut tout. En reposant la tête dans le panier, le médecin bougonna :

– Ils sont tous les mêmes. Pas moyen qu’ils fassent un petit effort pour la science …

II m’expliqua qu’il demandait aux condamnés à mort de répondre à son appel après avoir eu la tête tranchée. Il leur suffisait d’ouvrir, puis de refermer les yeux. Etait-ce l’effet de la commotion ou bien de la mauvaise volonté ? Ils oubliaient toujours …

J’étais horrifie. Je répondis au médecin-major que c’était une mauvaise plaisanterie :

– On prévient son monde ! lui dis-je. J’aurais détourné le regard. Cette tête coupée, ce sang qui coulait m’ont soulevé le cœur …

En effet, pendant une semaine entière, je ne pus absorber aucun aliment solide. Arighi, que j’avais connu au bagne, n’était peut-être qu’une bête fauve. Et cependant, je ne pouvais admettre qu’un bagnard fut traité comme un être sans conscience et sans dignité. A quelques exceptions près, je n’ai jamais eu avec les condamnés que des rapports humains, ou les sentiments du coeur avaient leur place.

Et le condamné américain ?

J’appris qu’il continuait à se promener avec son cercueil. C’était le fils d’un ambassadeur des Etats-Unis. Sa famille avait fait demander qu’il ne fût pas immergé, en cas de décès, aux îles du Salut. Elle avait été autorisée à envoyer un double cercueil au pénitencier. Lorsque le condamné se déplaçait des îles au continent, son cercueil le suivait.

Enfin, j’en vins à Jacob.

– Jacob a-t-il réussi à provoquer un soulèvement a Royale ?

– Comment, tu ne sais pas? me dit-on. Jacob a fait amende honorable ! C’est Cruccionni, ton successeur, qui a reçu sa soumission.

J’en restai stupéfait. Quoi ! Jacob a fini par céder ?

Oui, c’était vrai. Quand je retournai aux îles, pour un intérim de deux mois, il semblait avoir abandonné son esprit de révolte. Il faisait encore l’objet d’une surveillance spéciale. Mais on finit par lever la consigne de l’isolement. II devint « garçon de famille» chez un sur­veillant militaire.

Les autres traditions du bagne n’avaient pas changé. Les coiffeurs, qui étaient chargés de raser les bagnards deux fois par semaine, continuaient à monnayer leurs services. Ceux qui ne leur donnaient pas deux sous avaient la peau tailladée, car pour ceux-ci le rasoir ne cou­pait pas. Et moi-même, je repris l’habitude de me faire raser par des forçats …

Des condamnés se grattaient la jambe avec un canif pour se faire reconnaître malades. Ils arrivaient à infecter indéfiniment la plaie en y mettant un cheveu. Des Arabes simulaient la cécité pendant des années.

Et dans l’île Saint-Joseph, les lépreux continuaient à fondre. Tantôt une de leurs mains, tantôt un de leurs pieds s’en allait.

Et les fous ne guérissaient pas. L’un d’eux s’intitulait le «marchand de cerises». Portant des longs cheveux jusqu’à la taille, il offrait des cerises imaginaires toute la journée. Dans toute la colonie, il était le seul à voir et à palper ces fruits …

Presque chaque jour, des hommes s’évadaient. Souvent ils étaient repris. D’autres mou­raient en route. Quand j’allais chasser en forêt, je trouvais souvent sur mon chemin des cada­vres de condamnés dévorés par des fourmis.

Ainsi, après la guerre, on continuait au bagne, comme auparavant, à voler, à s’évader, à mourir.

Et cependant quelque chose m’y semblait changé, depuis que Jacob avait cessé d’en être une puissance dans l’ombre. Je ne pouvais pas croire à une telle transformation chez un homme aussi endurci. Pour moi, il devait toujours rester un orgueilleux, un éternel révolté. J’avoue que je ne cachai pas ce sentiment aux journalistes Louis Roubaud et Georges Le Fevre lorsqu’ils vinrent faire une enquête à Cayenne.

entraves de bagnard fin XIXe siècleJe dois reconnaître maintenant que je me suis trompé. Parmi les milliers de condamnés dont j’ai suivi l’existence, d’année en année, Jacob est un des seuls qui aient trompé mon dia­gnostic. Mais cette fois, l’erreur fut complète.

Comment fut-il gracié ? En des circonstances qui étonnèrent toute l’administration pénale. Jamais aucun condamné n’avait été libéré sans que la proposition vint de l’initiative de l’AP.

La revanche de Jacob sur moi fut d’ailleurs complète car je ne tardai pas, moi non plus, à rentrer en France, lorsqu’une nouvelle mesure de faveur lui fit terminer rapidement son doublage.

Mon départ succéda à des incidents assez pittoresques. Ayant accepté, à mon corps défen­dant, de présider le bal des Corses et amis de la Corse de Saint-Laurent-du-Maroni, j’y reçus M. Brochard, le secrétaire général du gouvernement. M. Brochard était un ancien médecin colonial qui, au cours de sa carrière à travers le monde, avait victorieusement réussi à détrô­ner un roitelet d’Océanie …

Parmi les invités figurait un ennemi du secrétaire général, le capitaine de vaisseau Duter­tre, créateur d’une société de transports par avion en Guyane, accompagne de sa secrétaire. Lorsque je voulus présenter le secrétaire général aux dames, la secrétaire de Dutertre s’écria :

– M. Brochard ! Je le connais beaucoup trop pour lui donner la main …

Sensation dans l’assemblée ! J’essayai d’étouffer l’esclandre en allant parler au commandant Dutertre. Bien mal m’en prit, car il m’envoya le lendemain ses témoins.

Notre duel eut lieu à La Charbonnière. Bon bretteur, Dutertre croyait me donner une leçon. Mais j’avais eu la chance de faire encore récemment des armes avec un de mes commis, ancien prévôt d’armes, qui m’avait offert des leçons d’épée en échange de leçons … d’écriture.

Je touchai l’officier de la marine à l’épaule, à la cinquième reprise. Mais le gouverneur et le directeur de l’A.P., amis de Dutertre, m’en voulurent pour cette performance. Et je décidai peu après de quitter l’administration.

Je raconte cette petite histoire entre fonctionnaires pour ne rien cacher de mes aventures à la Guyane. Mais ce n’est pas pour l’édification … des bagnards.

A mon retour en France, j’appris que Jacob était devenu contremaître dans une usine de la région parisienne. Il fait preuve, dit-on, de beaucoup de discipline et de savoir-vivre vis-à-vis de ses subordonnés.

Alors, faut-il conclure que le bagne soit apte à régénérer les condamnés ?

Non, d’une manière générale il n’y faut pas compter.

Tout d’abord, la plupart de ceux qui viennent là arrivent des bagnes d’enfants ou de Biribi. Ils sont endurcis au mal. Certains même se trouvent assez heureux à Cayenne. Ils y sont plus libres qu’en prison et assurés d’une nourriture médiocre, mais régulière. Ce sont des gens pro­venant d’un milieu plus raffiné, comme Hubac ou Duez, qui ne peuvent s’acclimater.

D’autre part, l’A.P. n’incite pas les condamnés à se régénérer par le travail. Aucune récom­pense n’encourageant le labeur, la main-d’oeuvre pénale a un rendement dérisoire. Les condi­tions de travail en chantier ne sont pas toujours aussi pénibles qu’on l’a prétendu quelque­fois, mais les bagnards refusent de produire un effort qui ne leur procure aucun bénéfice.

Profitant de ce que l’absence à un seul appel n’implique pas l’évasion, certains partent en forêt pendant une demi-journée. Ils chassent pour eux-mêmes, ou bien ils essaient de trou­ver quelques grammes d’or dans la terre ou dans l’eau.

Mais, pour la plupart, le bagne n’est pas une école de travail et d’honnêteté. Comment peut-on donc expliquer qu’un certain nombre d’entre eux, comme Jacob, redeviennent des   gens honorables?

Voici ma réponse:

En Nouvelle-calédonie, j’eus à commander un départ de condamnés lépreux vers l’île où ils sont relégués, au nord de la colonie. Parmi ces hommes, il y en avait un qui était non seu­lement lépreux et condamné à perpétuité, mais encore aveugle! Trois disgrâces dont l’une quelconque suffirait a faire désespérer un homme de la vie.

Un début de cyclone agitait la mer. On entendait le choc sourd des vagues contre les rochers. Alors cet homme, trois fois malheureux, se mit à faire une scène épouvantable. On n’avait pas le droit, disait-il, de l’embarquer par un si mauvais temps. II criait. Cet homme accablé de tant de maux tremblait de tous ses membres. CAR IL VOULAIT VIVRE !

Il en est de même pour beaucoup d’autres malheureux. Les suicides sont très rares chez les condamnés. Et souvent, lorsqu’ils ont épuisé leurs espoirs d’évasion et leur provision de révolte, ils découvrent qu’une voie leur permettra peut-être de vivre, celle de l’honnêteté.

Oui, je me suis trompé au sujet de Jacob, mon vieil adversaire. C’est parce que j’ai oublié combien, même au fond d’un cachot, le goût de la vie est profondément ancre chez les hommes. Et même chez les damnés …

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