Cervelle à la mode des îles du Salut


cervelle humaine La Cervelle à la mode des îles du Salut a été publiée pour la première fois dans la réédition des Ecrits d’Alexandre Jacob par L’Insomniaque en 2004. Ce texte date de 1927. Jacob en est l’auteur. A cette date, il est interné à la prison de Fresnes et attend sa libération définitive. La Cervelle s’intègre dans une série de trois nouvelles. Elle constitue, avec Le Procureur de SA République et La comique histoire du môme à Pépète, l’ébauche d’un projet avorté de livre mettant en scène le forçat Barrabas et certains de ses camarades d’infortune. La prose de Jacob, loin de se conformer aux canons du genre autobiographique, se veut dénonciatrice des pratiques délétères et éliminatoires du bagne. Plutôt que d’utiliser la 1e personne du singulier, l’ancien bagnard a opté pour la mise en scène des édifiantes et, ici, anthropophages aventures d’un fagot imaginaire. L’ancien matricule 34777 se cache derrière celui-ci. Le choix d’un tel personnage n’a rien d’étonnant au demeurant. Quand il « travaillait », Jacob signait certains de ses cambriolages d’un Attila vengeur. Au bagne, le fléau de Dieu a cédé le pas au prince des voleurs que les Juifs préférèrent au fils de Dieu. Rappelons alors que le père de Jacob s’appelle Joseph et sa mère Marie. Et Barrabas-Jacob devient ainsi le personnage central d’un monde d’exclus, de victimes de guerre sociale, le monde du bagne. Au-delà de la truculence de l’historiette, la Cervelle à la mode des îles du Salut, que l’on peut vérifier tant chez Alain Sergent que chez Dieudonné, le commandant Michel ou encore Alexis Danan, met surtout en avant une attitude d’opposition, de résistance mais aussi de vengeance à l’Administration Pénitentiaire. Attitude des plus singulières. Bon appétit.

 

« 1913 – Corvée sous la conduite du surveillant Puhembert. Trois personnages : Barrabas, Brugues et Lemerle. Le premier, coutumier d’évasion, sous le prétexte d’aller satisfaire un besoin naturel … dans le jardin attenant à l’amphithéâtre afin de s’assurer si les volets si les volets de la morgue sont en bois de France.

Des voix qu’il entend de l’intérieur lui font pointer l’oreille. C’est Brugues et Lemerle qui conversent. Le premier dit à l’autre : « C’est entendu, un paquet de tabac ». Lemerle réplique : « Ca va ». Il sort de l’amphithéâtre en emportant quelque chose de plié dans une feuille de bananier. Sur le seuil, il aperçoit Barrabas, se trouve visiblement gêné et lui lançant au passage, un bonjour amical, remonte à la cuisine de l’hôpital militaire où il est employé cuisinier au premier fourneau. Brugues, lui, en raison des ses aptitudes, était garçon d’amphithéâtre et collaborait aux autopsies. Barrabas, tout à son idée d’évasion, ne remarque rien d’anormal.

Le lendemain matin, la réfection de la route ayant avancé d’une vingtaine de mètres, la corvée des punis préventionnaires des punis de cellule se trouve en bordure de la barrière de clôture de l’hôpital. Lemerle vient y trouver B. afin de lui expliquer sa conduite de la veille et de s’assurer de son silence. Barrabas qui, je l’ai dit, ne sait absolument rien, le laisse … . C’est ainsi qu’il apprend que depuis 1907, où Lemerle est employé cuisinier soit à la gamelle des surveillants, soit au premier fourneau de l’hôpital militaire, celui-ci échange les cervelles de bœufs pris en cuisine contre des cervelles de macchabées qu’il accommode en beignets ou à la villageoise chaque fois que la mort d’un forçat coïncide avec le jour de l’abattage d’un bœuf.

Lemerle explique qu’il fait cela par esprit de représailles. L’idée lui vint en 1905 lors du mouillage du forçat … (le nom m’échappe. L’anarchiste qui en 1900 avait tiré une balle perdue sur le Schah de Perse).

Au moment de l’immersion, cependant que les requins se disputaient le cadavre, un groupe de surveillants militaires, assemblés à la pente des Blagueurs de l’île Royale, manifestèrent bruyamment leur joie en battant des mains. Bien que Lemerle ne fût pas anarchiste, ce manque de respect envers un homme de sa classe l’indigna à un tel degré qu’il en conçut son projet d’anthropophagie farcie. Aussi, alors que lui et son môme faisaient la cervelle de bœuf en vinaigrette, surveillants militaires, procureurs généraux, directeurs et sous-directeurs, gouverneurs en mission aux îles n’y coupaient pas si, le jour de la visite, un macchabée gisait sur la dalle de l’amphithéâtre. Lorsque j’étais à la gamelle des surveillants, et pour Lemerle notamment en 1906 et 1907, alors que les travaux de la route coloniale n°1 causaient tant de décès, les malades étaient dirigés de K. sur l’hôpital des îles. Les macchabées ne manquaient pas. Fichet, qui était alors infirmier du camp, et, comme tel, garçon d’amphithéâtre, me vendait la cervelle contre un litre de pinard. C’était un ivrogne. Brugues, un avare qui vendait sa ration pour thésauriser.

Plusieurs femmes de surveillants hospitalisées à la maternité pour leurs couches ont aussi mangé de la cervelle de macchabées ».

 

Jacob a mélangé les personnages. Barrabas devient le spectateur de cette histoire alors qu’il en est l’acteur principal. C’est bien lui qui comme l’écrit Alexis Danan en 1961, dans l’Epée du scandale, régalait « le gouverneur de la Guyane, à la table du comandant des îles, d’une cervelle humaine, dorée de beurre et pavoisée de persil, qu’il s’était fait réservé par un copain de l’infirmerie, chargé d’enterrer les débris d’autopsies ». La date donnée, 1913, soulève un problème de chronologie. Jacob Entend-il, par cet anachronisme volontairement commis, échapper à d’éventuelles poursuites judiciaires à un moment où sa libération se rapproche ? Nous pouvons situer le fait  soit en 1906, soit en 1919, dates à laquelle Jacob occupe le poste de cuisinier sur l’île Royale. Quoi qu’il en soit, dans sa biographie de Jacob, Alain Sergent précise : « Jacob racontera l’histoire, en 1930, au cours d’un débat aux Causeries Populaires. Et comme un ancien surveillant mettra son récit en doute, l’anarchiste citera des détails de dates et de circonstances qui convaincront son contradicteur atterré » (Un anarchiste de la Belle Epoque, note de bas de page, p.184)

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