Le Visage du Bagne : chapitre 20 Vedettes du Bagne


Pleigneur, dit Manda, était le chef d’une bande d’apaches. Il devint l’amant de cœur de la belle Casque d’or. Cela lui attira l’inimité d’un autre chef de la bande, Leca. Pour les beaux yeux de la blonde enfant, les deux bandes s’affrontèrent en bataille rangée. On joua du couteau.

Mais la police intervint ; les blessés furent envoyés à l’hôpital et les autres au violon.

La Cour d’assises de la Seine condamna Manda et Leca aux travaux forcés ; les comparses furent gratifiés de peines de prison et de réclusion. Quant à la belle Casque d’or, elle échut à un troisième larron.

Au Bagne, on eut soin de séparer les deux antagonistes qui s’en voulaient toujours à mort.

Manda fit ses vingt ans aux Iles du Salut. Il devint infirmier-panseur à l’hôpital de la Transportation. Il montra dans ce poste de réelles qualités et fit preuve d’une compétence remarquable. Tous les médecins s’accordèrent à lui donner des témoignages de leur satisfaction.

Lorsque sonna pour lui l’heure de la libération, se leva en même temps l’aube des mauvais jours. À Saint-Laurent-du-Maroni Manda se mit à boire, à jouer à la passe ; il s’enlisa dans la débine et devint une pauvre loque humaine – qui n’avait plus rien de commun avec le fringant infirmer des Iles du Salut[1].

Soleillant, dont le nom devait devenir synonyme de satyre, avait attiré chez lui une fillette de douze ans, encore forte pour son âge. Après l’avoir violée, il la tua et découpa son corps en morceaux pour les mettre dans une malle !

Il porta ensuite cette malle à la consigne de la gare la plus proche.

Arrêté peu après, l’odieux assassin de la petite Marthe rentra dans la voie des aveux. Condamné à mort par le jury de la Seine, il vit sa peine commuée en celle des travaux forcés à perpétuité par le Président Fallières.

Celui-ci, ennemi déclaré de la peine de mort, ne voulut pas faire exception pour Soleillant. Il fut de ce fait l’objet d’une violente campagne de presse et de manifestations hostiles. Un exalté alla même jusqu’à lui tirer la barbe, au champ de courses d’Auteuil.

Au Bagne, Soleillant fut l’objet d’une mise à l’index ; il dût subir brimades sur brimades, à tel point qu’on l’isola dans la case des porte-clés, dont il assurant l’entretien.

Par la suite, on ne fit plus attention à lui.

Il s’imprégna des mœurs du Bagne et en vint jusqu’à fréquenter les invertis. Mal lui en prit, car il reçut un jour, à cette occasion, un coup de couteau dont il mourut, quelques mois après.

Singularité physique remarquable :

Soleillant avait les yeux dissemblables, l’un marron et l’autre vert – indice probant de propension hystérique[2].

Duez, grâce à des recommandations politiques, avait été nommé liquidateur des congrégations dissoutes. Non seulement il liquida les biens congréganistes au compte de l’Etat, mais aussi à son propre profit.

Cela lui valut la peine de douze ans de travaux forcés. Il aurait pu entraîner avec lui une demi-douzaine politiciens qui l’avaient aidé à manger la grenouille, mais on lui laissa entrevoir qu’il ne resterait pas longtemps au Bagne, et dès lors il assuma une entière responsabilité.

Il n’en fit pas moins sa peine jusqu’au bout. Il fut constamment employé comme comptable, jouissant de toutes les faveurs… même celles de certaines dames. Libéré, il entreprit l’élevage de porcs dans un ilot voisin de Cayenne, en ayant recours à une main-d’œuvre peu rétribuée. Plus tard, sa femme légitime vint le rejoindre, mais peu d’années après, Duez s’éteignit à ses côtés.[3]

Jacob, chef de la bande des pilleurs d’églises, auxquels on reprocha cent quinze cambriolages, encourut la peine des travaux forcés, ainsi que son complice Ferrand. Les autres s’en tirèrent avec des peine de prison et de réclusion. Jacob fut une des notoriétés les plus marquantes du Bagne.

Intelligent, instruit jusqu’au bout des ongles, il était au courant du Code pénal, de la procédure et des règlements du Bagne jusque dans leurs moindres détails. Il me forma à son école à cet égard. Jacob entreprit une guerre sourde contre la Tentiaire, qui s’en ressentit efficacement. Il sut néanmoins se mettre à l’abri des représailles dans une certaine mesure, grâce à une maîtrise de soi et à une pondération verbale qui n’étaient pas dans mon tempérament. Sur ses vieux jours, Jacob se lassa de la veulerie ambiante. Ce lutteur acharné entra dans la voie de l’assagissement.

Il devint « garçon de famille » au service d’un fonctionnaire des Iles du Salut, ne s’occupant plus que des soins de son emploi. Par la suite, Jacob fut gracié du restant de sa peine ; il obtint l’exemption de la résidence forcée et rentra en France[4].

Brengues, docteur en médecine et médecin marron, exerçait dans le Midi de la France, s’occupant spécialement des accouchements clandestins et des avortements.

Après s’être assuré l’impunité dans ce domaine, un drame de famille devait lui ouvrir les portes du Bagne. La Cour d’assises des Alpes-Maritimes le condamna aux travaux forcés à perpétuité pour avoir révolvérisé mortellement son beau-frère. Les Iles du Salut reçurent dans leur sein ce curieux disciple d’Esculape[5] En raison de ses capacités, il fut bombardé infirmier dès son arrivée. Infatué de sa personne et de ses diplômes, il prétendit faire son royaume de l’hôpital, imposant ses directives et allant jusqu’à contredire les médecins dans leur diagnostics.

Aussi, fut-il remercié de ses services. Il fut alors commis à l’entretien du petit cimetière des enfants, à l’ile Royale. Il demeura dans ce poste durant des années, y végétant dans la misanthropie et l’avarice.

Il vendait son pain, allait ramasser des croûtons dans les ordures – dont il se faisait une soupe. Ne se lavant jamais, portant toujours des effets crasseux, il sombra de plus en plus dans la dégradation et la déchéance. Finalement, il fut envoyé au Nouveau-Camp, où il mourût[6].

Ullmo, pour monnayer l’amour de la belle Lison, avait tenté de vendre des documents secrets à des agents d’une puissance étrangère.

Cet officier de marine vint tomber bêtement dans une souricière qui lui fut tendue dans les gorges d’Ollioules. Le Tribunal Maritime de Toulon le condamna à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée.

Il occupait à l’ile du Diable la case de Dreyfus.

Pendant de longues années il traîna sa mélancolie sur ce rocher presque désert.

Il eut l’idée de renier le judaïsme pour embrasser la religion catholique, apostolique et romaine.

Cette idée devint un filon, pour lui. En effet, l’évêque de Cayenne remua ciel et terre en faveur de ce néophyte et parvint à obtenir sa grâce. Sa Grandeur lui trouva un emploi modeste dans une maison de commerce de Cayenne. Partisan convaincu de l’évolution en toutes choses, Ullmo sût gravir un à un les échelons hiérarchiques du personnel de la maison, pour se stabiliser définitivement dans le poste de directeur.

Ullmo pourrait rentrer en France, s’il le voulait – il y est d’ailleurs venu temporairement pour régler des affaires de famille. Il préfère rester à Cayenne où sa vie est organisée et où il jouit de l’estime générale[7].

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Albinet, avait dévalisé le fourgon postal du rapide Paris-Vintimille, subtilisant ainsi près d’un million-or. Très intelligent, on lui donna un emploi de comptable qu’il exerça de nombreuses années.

Il avait la réputation de courir le jupon et de bien rémunérer ses fredaines. Un surveillant eut vent qu’il avait des relations avec sa femme et pour satisfaire sa vengeance de cocufié, il résolut de le faire disparaître. Il paya un individu à tout faire, qui versa de la poudre de datura dans la gamelle d’Albinet.

Celui-ci ne tarda pas de manifester les effets de ce poison – qui n’agit que progressivement.

Il donna des signes d’hébétements puis fut gagné par la paralysie partielle des membres et ne tarda pas de plonger dans une totale déliquescence. Au bout de quelques mois, le terrible poison avait raison de son organisme[8].

Dieudonné, fut le grand rescapé de l’affaire Bonnot.

Condamné à mort avec ses complices, il eut la chance d’être gracié, pendant que leurs têtes roulaient sur l’échafaud. Menuisier-ébéniste de valeur, il passa la presque totalité de son temps de Bagne à fignoler des meubles pour les fonctionnaires de la Guyane – Gouverneurs y compris. Cela lui valut son désinternement des Iles du Salut.

Envoyé à Cayenne, et après une tentative infructueuse, il réussit à gagner le Brésil à bord d’une tapouille. À ce moment même, sa grâce venait d’être signée.

Albert Londres alla le chercher, alors qu’il se trouvait sur les lieux pour réaliser son reportage sur la traite des blanches[9], et le ramena triomphalement à Marseille[10].

Metge, appartenait également à la bande Bonnot, dont il n’était qu’un pâle comparse. Ce qui ne l’avait pas empêché d’être condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Il exerça au Bagne la profession de cuisinier ; des cuisines pénales il s’éleva jusqu’à celle du Gouverneur.

Ayant rendu son tablier à la suite de démêlés avec le personnel domestique, il accepta d’être nommé porte-clés… Metge vit sa peine commuée à vingt ans, puis il fut gracié en totalité.

S’étant mis en ménage avec une négresse aux environs de Cayenne, et ayant fourni matière à jalousie à sa noire moitié, celle-ci l’envoya dans un monde meilleur à l’aide de l’un de ces poisons subtils dont les indigènes ont le secret[11].

Seznec, qui fut accusé d’avoir fait disparaître son ami Quémeneur, tenta plusieurs fois l’évasion. Ce qui lui valut d’être interné finalement aux Iles du Salut.

Sa femme se dévoua pour sa cause, mais en vain, jusqu’à son dernier souffle.

Seznec a toujours protesté de son innocence, mais l’appareil judiciaire ne s’ébranle pas facilement pour reconsidérer un de ses arrêts. Il est probable que cette affaire, aussi troublante que mystérieuse, ne sera pas évoquée à nouveau[12].


[1] Joseph Pleigneur arrive aux îles du Salut en juillet 1903, le matricule 32776 est libéré 14 juillet 1922 ; désormais matriculé 14196, il décède à Saint-Laurent-du-Maroni le 20 février 1936. Sur Manda, voir Philippe Collin, Matricules, Orphie, 2020. ANOM H1442 et H4058/a.

[2] Albert Louis Jules Soleilland. Camelot, employé de commerce. Condamné à la peine capitale le 23 juillet 1907. Gracié le 14 septembre 1907, sa peine est commuée aux travaux forcés à perpétuité. Coupable du viol et du meurtre de la petite Marthe Erbelding, âgée de 12 ans, après l’avoir emmenée à un spectacle au Bataclan, à Paris le 31 janvier 1907. Embarqué à bord de La Loire le 20 décembre 1907. Matricule 36 712. En 1913, au bagne, il est frappé de plusieurs coups de couteau par un jeune forçat dont il reçoit les faveurs. Méprisé par ses compagnons de chaîne, sans contact ni relations, Albert Soleilland devient un infirme guetté par la folie. Il meurt de tuberculose, aux îles du Salut le 28 mai 1920 (ANOM H 1408 et H 4137/a)..

[3] Edmond Duez, liquidateur judiciaire est né le 4 octobre 1858 à Paris. Le 21 juin 1911, la cour d’assises de la Seine le condamne à 12 ans de travaux forcés. Financier réputé, il est chargé dans le cadre de la séparation de l’Eglise et de l’Etat de la liquidation des biens de certaines congrégations religieuses non autorisées. Duez détourne des sommes considérables, que l’on estime entre 5 et 10 millions de francs. Il a 54 ans lorsqu’il arrive au bagne et bénéficie d’un régime de faveur, n’occupant que des postes d’« embusqué », y compris celui de comptable (sur sa fiche matricule, à la rubrique « métier appris au bagne » on peut lire « comptable de cantine »… !). A l’issue de sa peine, son ex-femme le rejoint en possession de 250000 francs ce qui leur permet de s’installer sur l’Ilet La Mère. Le couple exploite l’île en utilisant des forçats assignés et deviennent les fournisseurs, incontournables et florissants, de fruits, légumes et viandes sur la place de Cayenne. A sa mort en 1932 à l’âge de 74 ans, sa femme regagne la France.

[4] Le forçat 34777 ne s’est pas assagi comme le prétend Roussenq. Loin de là. L’ancien cambrioleur anarchiste, passé à la 1e classe des forçats en 1920, bénéficie d’appuis solides en métropole et de l’amitié indéfectible du docteur Louis Rousseau. La campagne de presse orchestrée dans Le Quotidien au début de l’année 1925 par le journaliste Louis Roubaud et à laquelle Albert Londres vient prêter main forte aboutit à la commutation de sa peine de travaux forcés à perpétuité prononcée à Amiens en 1905 en cinq années de prison à purger en métropole. Alexandre Jacob, ancien matricule 34777 (ANOM H1481 et H4098/b), sort libre de la prison de Fresnes le 31 décembre 1927. Sur Alexandre Jacob, nous vous conseillons la lecture des articles du Jacoblog bien évidemment.

[5] Esculape : Dieu gréco-romain de la médecine.

[6] Pierre Gabriel Brengues, matricule 39981, est condamné le 21 février 1911 aux travaux forcés à perpétuité pour homicide volontaire avec préméditation. Renvoyé de l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni où il est employé comme infirmier pour divers malversations, l’homme qui a un caractère revêche est peu apprécié tant de l’administration que des autres forçats. Il décède le 29 octobre 1925 au Nouveau Camp.

[7] Charles Benjamin Ullmo. Né à Lyon le 17 février 1882. Officier de marine. Condamné le 22 février 1908 à la déportation dans une enceinte fortifiée pour trahison. Afin d’entretenir la « belle Lison » et d’assouvir ses besoins en opium, Ullmo tenta de vendre des secrets militaires à l’Allemagne. Il purgea sa peine sur l’île du Diable, où il occupa l’ancienne case d’Alfred Dreyfus. L’affaire Ullmo est l’une des grandes affaires médiatiques de l’année 1907. Il obtint une remise totale de sa peine le 4 mai 1933 et mourut à Cayenne le 21 septembre 1957 (ANOM H 2065 et H 3284).

[8] Arrêté à Bordeaux après l’attaque sanglante à hauteur d’Étampes du train 16 reliant Toulouse à Paris, Raymond Albinet, né en 1874, est condamné à mort par la cour d’assises de Seine-et-Oise le 9 janvier 1909. L’instruction de ce procès à sensation révèle que l’homme avait déjà été condamné en 1897 pour le même type de fait et envoyé en Guyane pour y purger 20 ans de travaux forcés. Après trois tentatives d’évasion, le matricule 28587 réussit sa quatrième Belle le 6 juin 1906 et regagne la France. Albinet qui, lors de son procès, a vainement cherché à se dissimuler sous le pseudonyme de Leray, est finalement gracié et renvoyé au bagne à bord de La Loire le 1er avril 1909. Son passage à la 1e classe en octobre 1921 lui a-t-il permis d’approcher en tant que garçon de famille des femmes de surveillant comme le suggère Roussenq ? Toujours est-il qu’il meurt le 15 janvier 1926. ANOM H1334 et H3974/b.

[9] Albert Londres, Le chemin de Buenos-Aires (la traite des blanches), Albin Michel, 1927.

[10] Albert Londres raconte l’évasion et le retour de Dieudonné en France dans L’homme qui s’évada (Les éditions de France, 1928). Eugène Dieudonné (1884-1944) a laissé un témoignage capital sur le bagne avec La vie des forçats paru en 1930 chez Gallimard et réédité en 2007 chez Libertalia. ANOM H1475 et H4225/b.

[11] Comme l’anarchiste Jacob Law dans ses Dix-huit ans de bagne (réédition La Pigne 2013), Paul Roussenq ne semble pas tenir en haute estime Marius Metge. Le matricule 40895, arrivé aux îles du Salut en août 1913, n’est pourtant pas un membre secondaire de la bande à Bonnot. S’il n’acquiert pas la renommée de ses amis bagnards Dieudonné, Deboé et Jacob c’est bien parce qu’il n’a pas tenté de s’évader, ce qui ne signifie pas qu’il ait accepté son sort même s’il devient effectivement porte-clé. Passé à la 1e classe en 1924, il est libéré le 10 mars 1931. Le matricule 16577, 4e 1e, reprend son travail de cuisinier et meurt le 8 février 1933 à Cayenne. Nous pouvons retrouver l’hypothèse de l’empoisonnement avancé par Roussenq dans l’article « Comment ils ont expié » d’Alexis Danan paru dans Paris-Soir le 10 décembre de cette année. ANOM H1437 et H4220/b.

[12] C’est peu dire que l’affaire Seznec constitue une des grandes affaires de l’histoire criminelle française. Rappelons que Guillaume Seznec (1878-1954) a toujours nié le meurtre de Quéméneur dont il est reconnu coupable le 4 novembre 1924 et qu’à ce jour le corps de la victime n’a toujours pas été retrouvé. Le breton, arrivé en Guyane en 1927, est rapidement transféré sur l’île Royale où Roussenq a pu le rencontrer. Pour autant ce dernier laisse ici planer un doute sur son innocence et nous avons vu dans le chapitre « Les beaux voyages » qu’il affirme même sa culpabilité en 1938. Le dossier de Guillaume Seznec n’est officiellement consultable aux ANOM qu’en 2024.

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