Le Visage du Bagne : chapitre 18 Diversités


Aux Iles du Salut, il n’y a pas de cimetière pour les condamnés.

Ces derniers sont immergés.

Un cercueil recouvert d’une enveloppe métallique à l’intérieur et à l’extérieur, est destiné à recevoir tous les défunts. On le place dans le canot, qui est amené à un mille au large. Alors on stoppe et deux canotiers, se saisissant du corps par les extrémités, celui-ci est jeté à l’eau au troisième balancement.

Aussitôt les requins, qui tournaient autour du canot attendant leur proie se jettent sur le corps et le mettent en lambeaux. L’un s’adjuge la tête, les autres un membre ; le tronc est l’objet d’une attaque plurale qui finit par en avoir raison.

Une légende veut qu’avant la séparation des Églises et de l’Etat, alors que l’aumônier prenait place dans le canot et que la cloche de la chapelle sonnait à toute volée, les squales accouraient vers l’appontement et escortaient l’embarcation jusqu’au point du « mouillage » – ainsi que l’on appelle la funèbre immersion[1].

Alors que le Bagne battait son plein, que les convois de France arrivaient régulièrement, la mortalité pénale était de l’ordre de vingt pour cent[2]. Elle suivait une courbe particulièrement ascendante durant les trois mois qui suivaient l’arrivée de ces convois, deux fois par an.

En effet l’effectif moyen de chaque convoi étant de six cents hommes, sa mortalité propre atteignait la moitié de ce chiffre à l’expiration du premier trimestre[3]. Les tempéraments sanguins et adipeux payaient de prime abord un lourd tribut au climat. Ceux qui résistaient à son emprise après ce laps de temps, en couraient les risques selon la norme habituelle.

Outre les maladies d’importation – tuberculose, syphilis, etc – de nombreuses affections se contractent à la Guyane. L’appauvrissement du sang se résout par l’anémie sèche et l’anémie enflée. Les moustiques, les émanations palustres occasionnent plusieurs sortes de fièvre. Le béribéri est une variante de l’hydropisie[4]. L’ankylostomiase est caractérisé par des animalcules[5]infinitésimaux qui perforent les intestins et occasionnent la mort à bref délai. Il y a le scorbut, les épidémies de fièvre jaune et de grippe pernicieuse. La moindre piqure ou écorchure est susceptible de provoquer le tétanos. La mouche hominivore vient pondre ses œufs dans la paroi auriculaire ou dans les fosses nasales ; ces œufs, en se développant, rongent les tissus et pénètrent jusqu’au cerveau.

L’ombre de certains arbres est mortelle. L’odeur de certaines plantes n’est pas sans danger, si on la respire longtemps. Ainsi que l’a dit le poète :

Le poison est partout, en ce pays étrange :

Dans la fleur que l’on cueille et le fruit que l’on mange,

Dans l’air que l’on respire et dans l’eau que l’on boit,

Dans tout ce que l’on touche et tout ce que l’on voit.

La Mort plane au-dessus d’une immense détresse,

Son spectre hallucinant à chaque pas se dresse.[6]

À quelque distance de Cayenne, se trouve le phare de l’Enfant perdu[7]. Il s’élève en pleine mer sur un roc émergeant qui fait partie d’une trilogie nominative qui en fait comprendre la naïve appellation. En effet, non loin de là se situent l’ile Père et l’ile Mère – deux minuscules ilots.

Trois forçats, choisis parmi des volontaires, sont les gardiens de ce phare – planté sur un roc si étroit, qu’il l’englobe presque totalement.

Le personnel du phare est ravitaillé par les soins de l’Administration du Port de Cayenne qui a la charge des transportés qui le composent.

Ces derniers sont particulièrement soignés, en raison des services qu’ils rendent.

Ils ont tout à volonté et au choix pour tout ce qui touche à l’alimentation – c’est tout dire. Il y a un four bâti dans le phare, où les forçats-gardiens cuisent leur pain.

Cependant, le ravitaillement est souvent aléatoire. A cet endroit la mer est furieuse ; il faut profiter d’un rare moment d’accalmie pour aborder le phare : quelquefois le canot ravitailleur ne peut remplir sa mission pendant de longues semaines. Pendant ce temps, les Robinsons du phare sont isolés du reste du monde. C’est pourquoi ils ont toujours des vivres de réserve à leur disposition. Le phare de l’Enfant perdu a été le théâtre d’un terrible drame mystérieux.

On s’aperçut une nuit que la lampe de reconnaissance n’avait pas été allumée ; elle ne le fut pas davantage les nuits suivantes.

Lorsqu’on put aborder, une quinzaine de jours plus tard, un tragique spectacle s’offrit à la vue des témoins horrifiés : deux hommes entrelacés gisaient inertes dans une mare de sang coagulé, le troisième gardien demeura introuvable.

On supposa, d’après l’autopsie, que les antagonistes s’étaient mutuellement et simultanément donnés la mort sous les yeux de leur compagnon – lequel, devenu fou, avait dû se précipiter à la mer[8].

Avant la séparation des Eglises et de l’Etat, il y avait un aumônier par pénitencier. Dans les hôpitaux, il y avait des religieuses.

Il ne reste plus qu’une communauté de sœurs de Cluny, établie à Mana de temps immémorial.

Elles dirigent une distillerie d’où sort le Rhum des Sœurs de Mana, d’une réputation universelle[9].

Il n’est pas dans le commerce, et ce sont toujours les mêmes clients privilégiés qui reçoivent annuellement le stock mis en cave vingt ans auparavant.

Le café sélectionné de la Montagne d’argent, dont la maison Potin s’était réservée la production, est également d’une réputation mondiale.

Il s’appelait Mignon, mais son nom était démenti par sa corpulence.

C’était certainement le Gargantua du Bagne. Le corps médical lui avait prescrit double ration, mais pour lui c’était peu de chose. Une troisième ration de pain, et même une quatrième ration, ne lui faisait pas peur.

Les jours où il y avait du riz comme menu du soir, il avalait le contenu de tous les plats de sa case, correspondant à un poids de sept à huit kilos[10].

Il engloutissait à un seul repas : un kilo et demi de pain, une boîte de conserve de bœuf de trois kilos et une douzaine de bananes comme dessert – si cela était à sa disposition. Il racontait que dans la vie civile il allait manger successivement dans trois ou quatre restaurants, pour ne pas se faire remarquer et pouvoir se rassasier.

Il paria un jour de s’envoyer trois rations de pain dans le ventre, accompagnées de deux kilos de lard, et le tout sans boire. Il gagna son pari, mais mourut d’indigestion dans le courant de la nuit[11].

A l’ile Saint-Joseph, il y avait une paire de bœufs employés pour le charroi. Le dimanche, ils se reposaient eux aussi et on les laissait aller dans l’île en liberté.

Ils avaient pris l’habitude de passer le portail du camp, pour venir rôder entre les cases – sachant qu’on leur donnait des croûtons de pain.

Comme les cases étaient fermées à clé de onze heures à deux heures, pendant la sieste, ces animaux servaient de messagers aux condamnés.

Ces derniers les appelaient, leur offrant un quignon de pain à travers les barreaux ; pendant qu’ils le mangeaient, on leur attachait aux cornes soit un billet, soit du tabac ou tout autre chose. Cela fait, un autre appel se faisait entendre de la case destinataire, où un autre morceau de pain attirait les bêtes à cornes, que l’on délestait alors de leur charge.

Lors de mes premières années de Bagne, j’ai entendu des anciens qui faisaient des récits du temps jadis – à faire frémir.

De ce temps-là, disaient-ils, dans ces chantiers forestiers où il se passa tant de crimes, on vit des surveillants-bourreaux faire attacher leurs victimes au milieu de nids de fourmis-maniocs, géantes de l’espèce[12]. D’autres, faisaient creuser leur propre tombe à des malheureux dont ils avaient résolu la perte. Puis, les faisant placer au bord de la fosse, ils les y précipitaient à coups de révolver.


[1] Les bagnards décédés sur les îles subissent la tradition de la Marine dite du « mouillage » mais le spectacle offert est, selon tous les témoignages recueillis et comme le suggère Roussenq, glaçant de sauvagerie. L’immersion du corps provoque le plus souvent un réflexe pavlovien chez les squales guettant l’embarcation mortuaire et appâtés par les rejets des déchets déversés depuis la boucherie de l’île Royale. Le 27 novembre 1901, l’écrivain anarchiste Charles Malato raconte dans L’Aurore, et d’après un témoignage reçu, le mouillage de François Salsou, anarchiste lui aussi, matricule 31504, auteur le 2 août 1900 de l’attentat parisien contre le Shah de Perse, décédé le 19 juillet 1901 : « Le cadavre aussitôt à l’eau, les requins se le disputèrent et le firent, à plusieurs reprises, rebondir au-dessus de l’eau. À l’amphithéâtre, les médecins avaient décapité le cadavre, si bien que la toile déchirée par les squales, la tête d’un côté, le tronc de l’autre, étaient le jouet des requins. À ce spectacle, médecins, pharmaciens, officiers de troupe et quelques soldats applaudirent avec frénésie. Le commandant du pénitencier seul, désapprouva cette odieuse manifestation. »

[2] C’est ce qui fait dire au journaliste Alexis Danan : « Un convoi mange l’autre » (op. cit., Fayard, 1934, p.26).

[3] Le propos de Roussenq sur la forte mortalité à l’arrivée du forçat en Guyane est confirmé par la lettre du 11 janvier 1932 que l’ancien bagnard Alexandre Jacob écrit au député Ernest Lafont qui avait soutenu l’année précédente le projet de réforme Sibille sur le bagne : « À mon convoi de 1906, il y avait 682 forçats. Six mois après il en restait 128. » (Alexandre Jacob, op. cit., édition de La Pigne, p.47)

[4] Hydropisie (n.f) « Accumulation pathologique de sérosité dans une partie du corps, notamment dans l’abdomen. »

[5] Animalcules : (n.m) Animal très petit, visible seulement au microscope.

[6] Il est singulier de constater ici un des très rares passages où Roussenq fait preuve d’un ego surdimensionné en s’instituant référence poétique et en reprenant cet extrait du Poème de la géhenne qui débute son récit.

[7] Construit en 1919 et modifié en 1934, il a remplacé une première lumière datant de 1863 et est toujours en activité.

[8] Le version de Roussenq se retrouve dans plusieurs autres récits mais avec des différences notables plaçant dans les légendes du bagne le dramatique évènement que l’on ne parvient pas à situer chronologiquement. Pour J.F Louis Merlet dans Au bout du monde une rixe entre deux bagnards dont l’un est devenu fou à la suite d’une grosse tempête expliquerait la situation (André Delpeuch éditeur, 1928, p.142-150); chez Blair Niles et chez d’autres un trio de bagnards quittent l’île pour ne pas mourir de faim – l’Administration ayant oublié de les ravitailler. Ils se font prendre et sont condamnés pour tentative d’évasion !

[9] Fondée en 1802 par Anne-Marie Javouhey, la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny s’installe à Mana dès 1828 et leur colonie agricole produit un rhum renommé et concurrent des six autres distilleries que l’on trouve dans la colonie dans l’entre-deux-guerres.

[10] Note de Roussenq : Le riz n’était pas populaire ; personne n’y touchait, à part les gros mangeurs.

[11] Si Roussenq a connu le « Gargantua du bagne », il est probable qu’il s’agisse de Victor Mignon, matricule 36612, né en 1883 et condamné en 1907 par la cour d’assises de la Meuse pour de multiples vols. Embarqué sur La Loire le 20 décembre 1907, il passe en 1910, 1912 et 1913 devant le TMS, à chaque fois pour tentative d’évasion. Il tente une dernière évasion le 9 août 1914 avant de décéder aux îles du Salut le 19 septembre 1915. ANOM H1389 et H4135.

[12] Le fait raconté par Roussenq n’est pas sans rappeler le supplice vécu par le curé pédophile Sablier que croise Léon Collin entre 1907 et 1910 : « C’est Carnavaggio qui attache au pied d’un arbre sur un nid de fourmis manioc un condamné, le père Sablier, qui refusait d’obéir. Malgré l’opposition d’un autre surveillant Casalonga, Sablier fut enduit de sucre et abandonné. Une heure après, ses camarades forçats le délivraient à moitié mort. Nous avons vu le père Sablier libéré sur le bateau qui le ramenait en France. Cet ancien curé nous répète son histoire, tout tremblant d’émotion. Il vit aujourd’hui le reste de ses jours chez son frère, curé comme lui aux environs de Versailles. » (Léon Collin, op. cit., p.214) ; Ange Aristide Sablier, ancien prêtre de la paroisse de Bazas en Gironde, est condamné en 1888 à dix ans de travaux forcés par la cours d’assises de Bordeaux pour attentat à la pudeur. Il est réhabilité le 10 février 1908. (ANOM H643 et H3880).

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