Le Visage du Bagne : poème de la géhenne


À Monsieur

Le Docteur Niel,

Médecin-Chef

Du C.S. S de Sisteron

où il représente la

Science et l’humanité

P. R Février 1942

Paul Roussenq

Poème de la géhenne

Pour tout observateur qui le scrute et le sonde,

Le Bagne est en petit ce qu’en grand est le monde,

Mais la honte n’est point, en ce milieu pervers

Où se montrent à nu le vice et les travers.

Le chancre social qui sans cesse suppure,

En rongeant sourdement l’œuvre de la nature;

Les tares, les noirceurs et les expédients –

Forfaits prémédités, méfaits inconscients –

Tout ce qui dégénère et tout ce qui ravale,

Comme en pays conquis cyniquement s’installe.

La sinistre Guyane est un vaste tombeau,

Et son climat remplit l’office de bourreau:

La fièvre est endémique, en ce pays de vase,

Où sévissent aussi l’ankylostomiase[1],

Le tétanos terrible et le scorbut rongeur,

La lèpre répugnante étalant son horreur.

Mais cela n’est pas tout : on y rencontre encore

Les serpents venimeux, la mouche hominivore[2]

Les vampires goulus qui se gorgent de sang,

Les moustiques subtils et les boas puissants…

Le poison est partout, en ce pays étrange.

Dans la fleur que l’on cueille[3] et le fruit que l’on mange,

Dans l’air que l’on respire et dans l’eau que l’on boit,

Dans tout ce que l’on touche et tout ce que l’on voit.

La mort plane au-dessus d’une immense détresse,

Son spectre hallucinant à chaque pas se dresse.

Le Bagne dans son sein renferme bien des maux,

Et souvent les forçats sont leurs propres bourreaux.

Quoique étant revêtus de la casaque grise,

Tous ne se courbent pas sous le joug qui les brise;

Quelques-uns ne sont point des fantoches humains

Se montrant au-dessous des tristes lendemains.

Certains, l’âme meurtrie offerte à la souffrance,

Conservant jusqu’au bout un rayon d’espérance,

Malgré l’expérience et le destin fatal

Voulant chercher le bien où se trouve le mal,

S’en vont en tâtonnant au milieu des épines,

Parmi des êtres faux et des âmes mesquines –

D’autres, découragés d’une telle noirceur,

Se tiennent à l’écart sous l’aile du malheur.

Coupables, innocents, cambrioleurs, faussaires;

Assassins et voleurs, ou bien incendiaires;

Pour n’importe quel crime et sans distinction,

Se trouvent confondus dans l’expiation.

Ils traînent chaque jour le fardeau de leurs chaînes,

Que ne peuvent briser les tentatives vaines;

Des erreurs d’une vie, ainsi que d’un moment,

Subissant tout le poids d’un cruel châtiment,

Ces parias marqués du sceau de l’infamie,

Rêvent de liberté sur une terre amie…

Ils espérent toujours sans cesser de souffrir,

Car cessant d’espérer il leur faudrait mourir.

La féconde amitié, cette douce compagne,

Se cultive parfois dans la tourbe du Bagne;

Elle atteint rarement un idéal abstrait,

Car c’est presque toujours un quelconque interêt

Que l’on recherche en elle et qui la fait éclore,

Un vague attachement à peine la colore;

L’attirance charnelle y préside souvent,

Pour les uns c’est un jeu – pour d’autres, un tourment.

Quelquefois un forçat isolé dans la foule,

Contemplant tristement le flot qui se déroule,

Doué d’un cœur aimant, voudrait bien s’épancher

Auprès d’un cœur ami : hélas, pour le chercher

En vain prodigue-t’il sa bonne foi naïve,

Les élans généreux de sa nature vive –

C’est dans l’illusion qu’il égare ses pas,

L’amitié crie en lui, l’écho ne répond pas!

Quand elle est partagée, un cœur n’est jamais vide,

Elle en est l’ornement et la cariatide;

C’est un bien précieux, véritable trésor

Qui, dans le Bagne infect, vaut mieux que des flots d’or.

Lorsque l’on souffre à deux, moins lourdes sont les peines,

Le plaisir est doublé, dans les heures sereines;

On n’attend que l’instant pour payer de retour

Et se sacrifier l’un pour l’autre à son tour.

Ignorant les calculs, qui sont d’une âme basse,

N’ayant qu’une pensée et, sur la même trace,

Marchant toujours unis en se donnant la main,

On trouve une oasis dans le désert humain:

L’âme y prend son essor et le cœur s’y repose,

De l’amitié jaillit la source qui l’arrose.

Quel crime a donc commis ce frêle adolescent,

Pour qu’il doive endurer le supplice incessant

Que le Bagne éhonté réserve à sa détresse –

Infiltrant son venin dans sa saine jeunesse

Et ne desserant plus son étreinte de fer,

Sans l’avoir corrompu de son poison amer.

Quel crime a t’il commis? Souvent rien de bien grave;

Voyant sur son chemin une éternelle entrave,

N’ayant aucun appui, privé de réconfort,

Au lieu de réagir il n’a pas été fort.

Puis de l’entraînement devenant la victoire,

Avançant pas à pas jusqu’au bord de l’abîme,

Presque inconsciemment il est venu sombrer

Vers le Bagne maudit, pour souffrir et pleurer.

Enfant ! que le Destin a jeté loin de l’âtre,

Quand la Societé – ta cruelle mâratre –

De sa grille d’acier te marqua pour toujours,

Empoisonnant ainsi le restant de tes jours –

Avait-elle songé que des êtres cyniques,

Dans le débordement des instincts érotiques,

Viendraient te harceler dans tes nuits sans sommeil;

Que l’orgie et l’horreur, te tenant en éveil,

Dans un accouplement monstrueux et sauvage

Se liguant contre toi pour consommer l’outrage,

Surgiraient tout à coup sous les traits d’un bagnard,

La menace à la bouche, à la main un poignard.

Et que terrorisé, succombant d’impuissance,

Immolé sur l’autel de la concupiscence,

Point de mire constant de désirs sensuels,

En serais le jouet des appêtits charnels…

Et toi que fais-tu là, condamné militaire

Qu’a frappé durement un code si sévère?

En fuyant la rigueur d’un régime de fer

Pour venir t’échouer au fond de cet enfer –

Où plus amer encore est le pain qu’on y mange –

Ayant troqué tes maux sans rien gagner au change,

Tu souffres sans répit en espérant en vain,

Victime de toi-même et du ciel africain[4]!

. . . . . . . . . . . . . .

En les montrant du doigt par-delà leur barrière,

Injuste l’on serait de leur jeter la pierre

A ses deshérités, misérables vaincus

Dont chaque jour ajoute aux sombres jours vécus…

Car la Société, peut-être, est plus coupable

Que le forçat captif – épave lamentable –

Sur lequel a pesé la dure loi d’airain

Et qu’elle a, sans pitié, rejeté de son sein

Composé aux Iles du Salut, en 1912 – Transcrit au Camp de Sisteron, en 1941.

Paul Roussenq


[1] Note de Roussenq : Ankylostomiase – Maladie caractérisée par l’action de vers microscopiques qui perforent les intestins.

[2] Note de Roussenq : Mouche hominivore – Elle pond ses œufs dans les cavités buccales, nasales et auriculaires de l’homme endormi. A l’éclosion, les larves rongent les tissus cérébraux, occasionnant la folie et la mort.

[3] Bien souvent les animosités entre bagnards se règlent de manière violente à l’intérieur ou à l’extérieur de la case à coup de poignard ou avec le poison extrait du datura (ou stramoine), plante éminemment toxique dont les noms usuels évoquent la dangerosité : herbe du diable, herbe aux sorciers, herbe des magiciens, herbe aux voleurs, chasse-taupe, endormie ou encore pomme épineuse.

[4] Voir chapitre « Graine de bagne » ; Roussenq évoque ici son propre parcours de Biribi à la Guyane.

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