Mes tombeaux 35


Les Allobroges

7ème année, n° 1309,

mercredi 10 mars 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XXXIV

A Sisteron, à Fort Barraux les internés se disputaient les épluchures et le pou était roi

A SISTERON

Je fus d’abord envoyé dans un camp de la Haute-Vienne. Huit jours après, je fus transféré à Sisteron. C’est à la citadelle de la patrie de Paul Arène qu’était Situé le camp. Les anciennes casemates étaient bondées d’internés famé-Piques, au nombre de 250 environ. Il y avait là un peu de tout, militants politiques et syndicalistes, récidivistes, souteneurs, patrons de maisons, commerçants qui avaient enfreint les prescriptions du ravitaillement.

Il s’y trouvait même un gamin de seize ans, ainsi que des réfugiés Alsaciens Lorrains. Les surveillants étaient choisis parmi les chômeurs, de belles peaux de vache, en général. Un commandant du camp y tenait la haute main assisté d’un commissaire. La nourriture, déjà mauvaise et insuffisante, devenait de plus en plus infecte, à mesure que les mois s’écoulaient. Tout ce que l’on pouvait trouver de plus « moche » nous était délivré: rutabagas, topinambours, carottes fourragères, courgettes, potirons, rarement des pommes de terre.

La cuisine était préparée à l’eau. Peut-être quelque peu de graisse était-elle allouée : on ne voyait pas la couleur de ses yeux. La quantité de pain suivait les fluctuations du Ravitaillement Général. Un peu de viande était concédée chaque semaine, une ombre de dessert par jour. Le pain, la viande, le fromage, de même que le bouillon et les légumes, étaient délivrés en bloc par la cuisine et par groupes de dix à quinze rationnaires. Il fallait égaliser les quote-part de ces vivres délivrés en bloc. Dans la famine perpétuelle où se trouvaient la plupart de nous, cela s’avérait comme une urgente nécessité. Des balances de fortune furent inventées pour les besoins de la cause. A chaque pesée, tout le monde avait les yeux rivés sur les mains de l’opérateur et sur les plateaux de la balance improvisée. Y avait-il un léger accroc aux données mathématiques, des murmures s’élevaient en s’amplifiant. Parfois même, des rixes éclataient, et cela pour quelques grammes de plus ou de moins. Pour les légumes, l’homme de soupe faisait bien attention de remplir la louche réglementaire exactement, ni plus, ni moins. Le rabiot, s’il y en avait, était réparti cuillère par cuillère. Quant au bouillon, son insipidité excluait toute controverse. Un assez grand nombre d’internés recevaient des colis de leur famille ou de leurs amis.

Ils se constituaient en groupes pour consommer en commun et alternativement les colis reçus. Quant à en faire profiter quelque peu les malheureux qui claquaient du bec, ils n’y songeaient pas un seul instant. On a vu ces êtres faméliques ramasser les miettes de pain tombées à terre, aller devant la cuisine se repaître des déchets mêlés aux cendres. D’autres faisaient bouillir dans un coin de la cour des épluchures de pommes de terre. De jour en jour, ces hommes fondaient à vue d’œil. Le médecin du Camp, qui exerçait à Sisteron, a fait prendre des photographies de groupes de ces malheureux qui n’avaient plus que la peau et les os. On aurait dit de ces Hindous survivants d’une terrible famine. Moi-même, au bout de 18 mois, j’étais passé de 68 à 43 kilos. Puis survint l’épidémie de l’œdème de la faim. Tous les jours des hommes succombaient. En vain le dévoué médecin du Camp faisait l’impossible pour enrayer le mal, en faisant distribuer du soja bouilli, rien n’y faisait. Mes voisins de lit, de châlit, plutôt, avalaient les uns après les autres leur bulletin de naissance, à une cadence accélérée. Je me demandais si j’allais encore demeurer longtemps indemne. L’infirmerie ne contenait que quelques lits : la plupart des hommes atteints mouraient sur leur dure touche de camp.

D’ordre supérieur, défense expresse d’envoyer quiconque soit à l’hôpital de Digne, soit à celui de Sisteron. La vermine pullulait, les poux étaient rois. C’est au bain qu’on changeait de linge. Nos corps n’étaient qu’une plaie. Cette vermine affreuse provoquait les épidémies. La nuit on grelottait sous les minces couvertures ; le jour, il fallait se donner du mouvement pour se réchauffer. Car nous n’étions pas chauffés, même au gros de l’hiver. Avec cela, les surveillants nous menaient la vie dure, opéraient des fouilles fastidieuses, nous tracassaient à tout propos. Plusieurs évadés, qui ne tardèrent pas à être repris, furent par eux roués de coups.

(A suivre)

Tags: , , , , , , , , , , , ,

1 étoile2 étoiles3 étoiles4 étoiles5 étoiles (3 votes, moyenne: 5,00 sur 5)
Loading...

Imprimer cet article Imprimer cet article

Envoyer par mail Envoyer par mail


Laisser un commentaire

  • Pour rester connecté

    Entrez votre adresse email

  • Étiquettes

  • Archives

  • Menus


  • Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur