Dix questions à … Michel Pierre


Il y a un peu plus de quinze ans, le magazine L’Histoire se demandait ce qui pouvait bien faire « courir » Michel Pierre pour dresser le portrait de cet historien « aux vastes curiosités » (n°287, mai 2004). Amateur de bandes dessinées, cet ancien directeur des salines royales d’Arc-et-Senans est aussi, et surtout, un des éminents spécialistes de l’histoire carcérale de la Guyane. Nous nous sommes abondamment servis de ses travaux pour les besoins de nos recherches sur l’honnête cambrioleur devenu Barrabas, matricule 34777. Nous avions envisagé d’interviewer Michel Pierre dès la création du Jacoblog en 2008. Le contact fut repris à l’occasion de la sortie du livre Des hommes et des bagnes du docteur Léon Collin chez Libertalia en avril 2015. Un an plus tôt, l’historien relevait d’ailleurs l’importance de ce témoignage dans le numéro 64 des Collections de l’Histoire (juillet-septembre 2014) … et nous envoya par la suite – soit sept ans – ses éclairantes réponses à nos dix questions.

Mais faisant fi de la procrastination de l’historien, auteur de l’incomparable Terre de grande punition (Ramsay, 1982), et qui depuis a commis un nettement moins appréciable Temps des bagnes (Tallandier 2017), nous avons à notre tour omis de mettre cet interview en ligne. Un de nos jacoblogueurs nous a d’ailleurs fait remarquer une publication aléatoire des articles de cette fenêtre ouverte sur le bagne et l’illégalisme anarchiste. La réédition, en ce mois d’octobre 2020, de l’inestimable Médecin au bagne du Dr Louis Rousseau chez Nada nous permet justement de révéler enfin le propos de l’incontournable spécialiste médiatique de la question carcérale et coloniale.

Né en 1946, l’historien est multicarte. L’homme de lettres fut aussi attaché culturel à l’ambassade d’Alger après avoir occupé les fonctions de directeur général des affaires culturelles de la mairie de Bordeaux sous la 1e municipalité Juppé. Du Sahara (Belin, 2014) à l’exposition Hugo Pratt au musée des Confluences de Lyon en 2018, le bagne n’est jamais vraiment loin et l’ami de l’ancien maire de Saint-Laurent-du-Maroni, qu’il a aidé pour monter le Centre d’Interprétation de l’Architecture et du Patrimoine, imagine encore la culpabilité avérée de Guillaume Seznec dans L’impossible innocence (Tallandier, 2019). D’autres ouvrages sur les pénitenciers coloniaux sont-ils prévus ? Toujours est-il que Michel Pierre nous donne dit ici à lire sa vision d’un bagne, espace mortifère et éliminatoire, bas fond parmi les bas-fonds… mais surtout pas camp de la mort ! Et pourtant.

1) Tu as écrit de nombreux ouvrages sur les bagnes de Guyane. Depuis quand date cet intérêt pour l’histoire de la colonie pénitentiaire française d’Amérique du Sud ? En évoquant la « Terre de grande punition », ne penses-tu pas participer à l’élaboration d’une image noire de la Guyane ?

Mon intérêt remonte à de premiers voyages en Guyane française et en Amazonie brésilienne en 1979. Depuis lors, je n’ai cessé de m’y rendre, sans doute une vingtaine de fois et à un rythme accéléré ces dernières années pour collaborer à la création d’un « musée » du bagne de Guyane dans le cadre plus général de la mise en œuvre d’un Centre d’Interprétation de l’Architecture et du Patrimoine (CIAP) créé à l’initiative de la ville de Saint-Laurent-du-Maroni. Ce passé du bagne est désormais intégré à la mémoire de la ville dont l’origine est entièrement issue de la colonisation pénale.

Pour l’historien, il n’y a ni légende noire, ni chants de gloire. Les bagnes en Guyane et en Nouvelle-Calédonie ont été des moments d’histoire dont la vérité mérite d’être approchée dans un projet total mêlant les archives, les témoignages, les chiffres, les rêves, les utopies et les tragédies.

2) Alexandre Jacob parle d’un système éliminatoire ; Alexis Danan dit dans son ouvrage Cayenne, à propos du transport des bagnards, qu’ « un convoi mange l’autre ». Comment la machine bagne peut-elle fonctionner ?

Dès l’origine, la machine est absurde. Les implantations virevoltent en de multiples géographies qui se révèlent désastreuses. Les chiffres de mortalité des années 1856/57 sont à cet égard effrayants. De trop grandes concentrations humaines en des endroits malsains, des organismes n’ayant pas le temps de s’acclimater et l’incohérence des décisions de gouverneurs se succédant presque chaque année mènent à un bilan effroyable. De plus, une alimentation insuffisante, un système de corruption et de combines généralisées, la loi du plus fort, la dictature des caïds et la violence participent de l’échec prévisible d’un projet par ailleurs coûteux et se révélant nullement dissuasif pour les rebelles à la loi commune.

3) Qui sont justement ces gens, ces hommes punis, que la France envoie à des milliers de kilomètres ?

Ce sont essentiellement les condamnés aux travaux forcés par des cours d’assise. Lointains descendants des galériens de l’ancien régime, ils sont jugés selon le code pénal de 1810. Un temps rassemblés dans les bagnes portuaires de Brest, Rochefort et Toulon, ils sont ensuite transportés vers la Guyane en vertu d’un décret de 1852 et d’une loi de 1854.

Puis en 1885, par une loi de la Troisième république (dont on oublie souvent de dire qu’il fut un régime particulièrement répressif), on ajoute à cette catégorie de « Transportés », celle des « Relégués » qui sont essentiellement des multirécidivistes jugés en tribunal correctionnel et qui, à l’issue de plusieurs petits délits en quelques années (vagabondage, vol, braconnage etc.) pouvaient se voir exclus du territoire métropolitain et condamnés à la relégation à vie en Guyane et en Nouvelle-Calédonie.

4) Si la Guyane possède une image noire, beaucoup de récits, si ce n’est la presque totalité, en ont développé une encore bien plus négative des surveillants. Qui sont ces hommes si décriés ?

Ce sont des militaires à l’origine dont la solde dépend du ministère de la Marine et des Colonies puis du seul ministère des Colonies devenu de plein exercice en 1894.

Il faut bien comprendre que les bagnes coloniaux de Guyane, de Nouvelle-Calédonie, de la presqu’île de Poulo Condor en Indochine et d’autres lieux plus éphémères (Gabon, Obock etc.) sont affaires de ce ministère qui se voit, en quelque sorte confié par la Justice, la tâche de suivre l’expiation de condamnés dont il est bien précisé dans l’article 2 de la loi de 1854 qu’ils sont «astreints aux travaux les plus pénibles de la colonisation ».

Ces surveillants ne sont pas préparés à cette tâche et s’engagent pour la solde, les congés en métropole et par conseil d’un parent ou d’une relation. Nous avons ainsi une forte représentation de corses dans une forme de processus de « cooptation » et qui s’attirent rapidement une mauvaise réputation. Dans ses souvenirs Liard-Courtois intitule ainsi l’un de ses chapitres « la férocité corse ». Théoriquement et selon les textes, surtout après 1925, tout sévice, contrainte injustifiée, brutalité sont interdites mais dans la réalité, comme dans tout système de ce type, il en était bien autrement.

5) Faut-il mettre à part les anarchistes internés aux îles du Salut ? Faut-il, comme l’historienne Marion Godefroy a pu nous le dire, considérer cette population assez peu nombreuse finalement comme une espèce d’aristocratie de réprouvés ?

Les anarchistes sont une population bien particulière. Ils ont souvent un niveau d’instruction que les autres condamnés n’ont pas. Ils ont une solidarité de camarades de lutte que les délinquants, essentiellement individualistes ne possèdent pas. Et ils ont une foi révolutionnaire, une conception du futur de l’humanité, un refus de l’autorité et de leurs représentants civils, religieux ou militaires qui leur donnent une charpente idéologique dont leurs compagnons d’infortune venus de la délinquance petite ou moyenne n’ont pu ou voulu acquérir..

6) L’évasion du bagnard est-elle libératrice ? Ne constitue-t-elle pas plutôt un élément parmi tant d’autres du système bagne ?

Un bagnard célèbre des années 1930, Victor Spagnol qui s’évada plusieurs fois a écrit que le bagne « c’est d’abord fait pour s’évader ». C’est l’espoir de tous et de chacun car on s’évade plus facilement des bagnes coloniaux que des maisons centrales. Mais le chiffre réel des évasions réussies est sans doute très infime, quelques pour cent de l’effectif mais il suffit à entretenir l’espoir. Et nombreux sont ceux subissant leur peine en Guyane qui rêvent de rejoindre le Venezuela, le Brésil ou l’Argentine. A en croire les télégrammes diplomatiques de nos ambassadeurs dans ces pays, les évadés de Guyane constituaient une part non négligeable de la pègre locale et donnaient de la France une image désastreuse.

7) Dans l’Enfer du bagne, Paul Roussenq mentionne peu de bagnards. Seznec, Ullmo, Soleilland ou encore Dieudonné apparaissent plus comme des types de fagots (l’innocent, l’anarchiste, le méritant, le criminel né) que comme des individualités à part entière. Quels sont les bagnards qui ont pu retenir ton attention ?

Je ne sais à quelle catégorie appartient tel ou tel des noms mentionnés. Je ne suis nullement persuadé de l’innocence de Seznec ni que Soleilland ait été un « criminel-né », Ullmo était sans doute plus stupide que traître dangereux mais sa culpabilité était avérée. Par contre Roussenq était un véritable révolté et Dieudonné un libertaire convaincu. Je crois que c’est l’ensemble de cette humanité qui m’a fasciné et aussi la mise en place du mécanisme qui faisait de la Guyane et de la Nouvelle-Calédonie des Terres d’expiation.

8) Pourquoi Alexandre Jacob n’apparait-il pas ou très peu dans les études sur le bagne alors qu’il est considéré comme « une des bêtes noires de l’Administration Pénitentiaire », alors que la relation épistolaire qu’il entretient avec sa mère constitue une source importante ?

Sans doute parce que les sources d’archives sont considérables, les témoignages en nombre important, les rapports par centaines et que, personnellement, j’ai surtout traité de la masse des transportés. Et aussi, lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet, je n’avais pas suffisamment pris connaissance du destin d’Alexandre Jacob et de la source d’informations qu’il représente.

9) Alain Sergent, dans sa biographie de Jacob, affirme que le bagne français préfigure le goulag stalinien ou le camp de concentration nazi. Ces trois espaces sont-ils comparables ?

Je conteste totalement ce point de vue. Les préfigurations en ce domaine pourraient être tout autant les bagnes britanniques d’Australie ou, toujours chez les Anglais, les camps de concentration lors de la guerre des Boers. Nous sommes dans des domaines où la préfiguration n’existe pas. Et chaque peuple, si l’on peut dire, a son génie propre en ce domaine. Le goulag stalinien s’inscrit dans la suite des déportations des tsars et le génocide nazi a plus à voir avec celui des Arméniens en Turquie ou avec des siècles de pogroms qu’avec les lois pénales françaises du second empire et de la Troisième république.

10) Nous avons tenté de montrer, dans notre thèse et dans le livre L’Honnête cambrioleur que le voleur anarchiste Jacob ne peut être assimilé au héros littéraire créé par Maurice Leblanc, amalgame que nous appelons la lupinose. Peut-on parler de chéribibisme voire de papillonite lorsque l’on prend une personnalité du bagne tel que Jacob ?

Chéri Bibi est un feuilleton pour la presse petite-bourgeoise dont les rebondissements et les personnages flattent un certain registre de pensée avec un coté farce et grand-guignol dans l’air du temps. Papillon est un récit mêlant de vrais éléments de la vie de son auteur, Henri Charrière, avec tout un légendaire du bagne et bien des aventures arrivées à d’autres. Il a séduit la clientèle des plages en 1969 et les spectateurs des salles obscures en 1974 avec un film porté par des comédiens exceptionnels comme Steve Mac Queen et Dustin Hoffman. Jacob est d’une toute autre stature et appartient à un autre registre de témoins. Il n’y a pas photo, même anthropométrique….

 

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