Premier semestre 1915 aux îles du Salut : luttes


La Belle : aquarelle de bagnardUn semestre de luttes ? Les sept lettres que le matricule 34777 envoie à sa mère entre le 14 janvier et le 28 juin 1915 sont marquées du sceau de la réaction et c’est un combat qu’il engage d’abord contre lui-même. Insatiable lecteur, ses goûts au sortir de la réclusion semblent s’affiner. Les demandes de livres se multiplient comme s’il recherchait dans la lecture une réponse à la crise de dépression qui l’étreint depuis 1913. Lire Nietzsche notamment et survivre au bagne ? Jacob conçoit sa résistance morale avec « ce professeur d’énergie » ; il se persuade ainsi qu’il n’y a pas de douleur mais une idée de la douleur. Jacob reprend donc à son compte les principes du philosophe allemand et pense comme lui, le 19 avril, que « ce qui ne tue pas rend fort ». Le 28 juin, il qualifie même « le chantre de Zarathoustra » de « divin éducateur ». Prisant les concepts nietzschéens, Alexandre Jacob retrouve peu à peu une vigueur d’esprit. Il développe même toute une philosophie de la résistance basée sur l’action et le refus de l’introspection, du repli sur soi.

Il espère bien en somme fausser compagnie à ses geôliers. C’est pourquoi le courrier codé nous parait ici particulièrement instructif et révélateur. D’une manière épisodique, Roger, une « fripouille » que l’on retrouve transformé à l’aide du verlan en Géraud, Gerrod ou Gerro, est mentionné cinq fois au cours de ce premier trimestre 1915. Il s’agit fort probablement d’un intermédiaire ayant gardé pour lui du matériel envoyé pour les besoins d’une évasion. Si l’on en croit le courrier du bagnard, les pressions exercées à son encontre n’aboutissent pas mais permettent d’éviter une probable délation[1].

L’affaire tombe donc à plat mais Jacob ne baisse pas les bras pour autant tout en se reprochant son manque de clairvoyance. Marie Jacob, dont la santé le préoccupe, parait toujours aussi active pour son rejeton enfermé en Guyane. Ainsi ce dernier fait-il mention pour la 1e fois dans sa correspondance de Me André Aron, époux de l’artiste Romanitza, pour le compte de laquelle la mère du forçat travaille comme couturière. Avoir un avocat dans sa poche peut s’avérer fort utile. Nous pouvons aussi nous interroger sur les raisons du voyage de Marie Jacob à Marseille. Faut-il croire le bagnard qui suggère une visite familiale alors que nous pouvons aussi y voir une recherche de réseau de soutien ou encore une volonté de s’éloigner de la capitale plus proche du front que la cité phocéenne.

Prévu rapide, le conflit européen s’enlise dans les tranchées et se mondialise. Cela affecte le réseau de relation des Jacob. Plus de nouvelles d’Hélène ni de Jacques. Un décès dans la famille de Bonne Voisine. Le poilu n’ira pas décrocher les lauriers de la victoire à Berlin. « Julien » va-t-il aller au feu ? Julien ? Jacob lui-même. Dans la lointaine Guyane, certains bagnards imaginent pouvoir gagner leur régénération et leur liberté en boutant, germanophobie oblige, la sale race tudesque hors de la très française Alsace. Mais le matricule 34777 réfute la rumeur d’un envoi au front des condamnés aux travaux forcés Barrabas ne passera pas par la Lorraine.

Vue des îles du Salut14 janvier 1915

Îles du Salut

Ma chère maman,

Comme je conçois que, sans regretter positivement ton déplacement, tu préfères cependant Paris à Marseille. Certes, à égalité de situation sociale, les bipèdes de la capitale ne le cèdent en rien à ceux de la province. C’est pourtant la même mentalité. La différence se trouve ailleurs. Ainsi, à Paris, tu ne fréquentais que des gens cultivés alors qu’à Marseille tu t’es heurtée à des crânes bourrés de sottises et de superstitions. Tes cousines et tutti quanti sont ce qu’elles peuvent être. Tous les oiseaux ne sont pas des aigles, que diable. Sois supérieure [à toutes] ces mesquineries. N’empoisonne pas ta vie en accordant une valeur à des baves et des venins vomis par de si méprisables bouches. Le blâme aussi bien que la louange doivent nous laisser indifférents. Hors de nous, rien n’est vrai, rien n’est bien, rien n’est mal. Quand nous donnons aux choses des couleurs, c’est nous qui sommes les coloristes. Les choses ne valent et n’existent que par le cerveau qui les conçoit. C’est pourquoi toutes les métaphysiques ne sont que des billevesées, comme toutes les religions qui calomnient la vie ne sont que des duperies. Donc, pourquoi t’enliser en ces querelles de famille ? Que le Démiurge les bénisse et que leurs maîtres soient contents d’eux, c’est tout ce qu’il leur faut souhaiter.

Puisque tu y es, visite, promène, divertis-toi. Durant ces dix dernières années, les édiles ont tellement modernisé la vieille Phocée que la nouveauté ne te manquera pas. Puis, ma foi, si la nostalgie te pèse, plie bagages et dare-dare retourne à Paris. Bien sûr, il y a les taubes[2] *. Mais ne vaut-il pas mille fois mieux mourir dans les dangers que de s’éteindre lamentablement dans le dégoût ? Je t’ai dit : va à Marseille, à un moment où le côté oriental de la guerre n’était pas aussi bien caractérisé qu’aujourd’hui. Présentement, l’invasion allemande paraît bien compromise et, en tout cas, Paris est hors de danger.

Non. Pour moi, pas de démarches. Je les ferai moi-même, s’il y a lieu.

À propos. Ne trouves-tu pas énormément étonnant que ton frère ait manifesté le désir de te revoir ? N’y aurait-il pas, derrière cette intention, quelque intérêt de caché ? Magdeleine morte, il voudrait peut-être régler une question de succession. N’aie crainte, s’il tient réellement à te voir, il saura bien te trouver. Aussi bien, par système, il ne faut pas s’en tenir à un parti pris. Instruit, intelligent, il est possible que l’horizon de ses idées se soit élargi et qu’il ne veuille te revoir que par pure amitié.

Quant à la dernière demande que Lucien a adressée à Lise, ma foi, tu sais, je ne sais trop que te dire. En un sens, je t’engagerais bien de lui conseiller d’y donner suite ; mais, à la réflexion, c’est tellement douteux, si délicat que je crois bien faire en te disant de lui dire qu’elle la tienne pour non avenue. Après tout, rien ne presse. Plus tard, s’il y a nécessité, il sera toujours temps de la satisfaire. Suppose que son frère tombe au feu et, à la guerre, c’est là chose fort possible : c’est le contraire qui doit surprendre, vois un peu dans la triste situation où se trouverait Lise[3]. Et puis enfin, ce Gerro, que j’ai fort peu connu, ne me paraît pas sérieux, autant qu’il m’en souvienne. Alors, tu comprends, je ne veux pas prendre la responsabilité de ce conseil.

J’ai reçu les trois colis du dernier courrier. Bien celui-ci. À présent, ne m’adresse plus rien, ni livres, ni linge : ce serait confisqué. Avant de quitter Marseille, ne manque pas de présenter mes sincères amitiés au cousin Alexis. Il a toujours donné pour nous la marque de sa valeur : c’est un noble cœur. Et, vraiment, il est très regrettable qu’il soit contraint de vivre dans un tel entourage. Je comprends. Ça ne doit pas être gai pour lui, à son âge surtout.

Au hasard de la promenade, si tu as l’occasion de rencontrer Brun, Édouard, Palma, Marestan, serre-leur la main de ma part. Il est vrai qu’ils peuvent se trouver au feu ou en terre.

Amitié sincère aussi à tante de Paris, à ta bonne voisine, à tes voisins d’Amiens, sans oublier les personnes dont tu es l’hôte. Ton affectionné,

Alexandre

7 février 1915

Îles du Salut

Ma chère maman,

Je n’ai pas encore reçu tes lettres, et lorsque je les recevrai, le courrier sera reparti. D’ailleurs, à présent, il ne me sera plus possible de répondre à tes lettres, du moins courrier par courrier, les missives devant être données quatre jours avant le départ du steamer. Ceci t’expliquera mon laconisme…

J’espère que tante t’aura donné des nouvelles de Julien. Ah oui, un non : « Qu’esaco ! » a dû penser Lisa[4]. Santé satisfaisante. Ton affectionné,

Alexandre

5 février 1915

Îles du Salut

Ma chère maman,

J’espère que, à cette minute, tu auras quitté Marseille et oublié les rancœurs que ton âme trop franche ne sait pas dédaigner. Encore un coup, je me demande un peu pourquoi tu vas piquer du front contre de tels préjugés. Eh, laisse-les donc à leurs mesquineries ces pauvres gens à l’esprit plus indigent encore. Va de l’avant, à une bonne allure, en pleine confiance, grand large, indifférente à tout ce qui n’est pas ton but, ta joie, ton bonheur. À quoi bon l’amertume, le mécontentement sinon à empoisonner notre existence ? En avons-nous assez distillé, l’un et l’autre, du pessimisme. Broyer du noir, c’est ce que, comme toi, j’ai souvent fait. Comme résultat, c’est plutôt pitoyable : il s’en est fallu de si peu que je sombrasse sur cet écueil. Je l’ai surmonté. Fais de même. D’ailleurs, à Paris, rebaignée en des eaux plus profondes, plus claires, tu ne tarderas pas, j’espère, à te nettoyer le cœur de toutes ces basses et provinciales sottises. Il me tarde de te savoir un peu plus satisfaite de tes relations amicales et reposée de tous ces petits ennuis. À te dire vrai, ce sont là des choses que j’avais prévues, mais que je ne croyais pas que tu prendrais au sérieux. Et puis je pensais que ce déplacement t’offrirait quelques distractions, sans parler de la satisfaction nostalgique qui, peut-être était très atténuée chez toi, car, à part le souvenir des disparus, après douze ans de séjour à Paris, les choses et les êtres ne durent que médiocrement t’intéresser. Je fais exception, cela va de soi, du cousin Alexis. Somme toute, malgré tes déceptions, ou, pour mieux dire, à cause même de ces déceptions, ce voyage t’aura été salutaire. Il est bon, de temps à autre, de nous frotter à nos antipodes. Cela nous fait voir clair, nous dérouille.

Une chose m’inquiète. Ainsi, ton temporaire changement de résidence n’aura-t-il pas préjudicié à l’allocation de ta pension. Par ces temps agités, tu sais, les règles, en matière de finance, sont plus ou moins observées, plutôt moins. Quoi qu’en disent les papiers publics, qui, après tout, ne relatent que ce qui doit être cru, cette guerre n’est pas près d’être terminée. Pour cette année, passe encore ; mais l’an prochain et les suivants, il faut s’attendre à une excessive cherté des vivres, donc, à une grande misère. Comment vas-tu te débrouiller dans cette crise ? Certes, tu comptes et tu peux compter sur Julien. C’est un brave cœur dont le secours ne te fera jamais défaut. Mais, comme tu me l’as annoncé en ta dernière, devant aller au feu sous peu (peut-être y est-il déjà) s’il est dans les choses possibles qu’il puisse en revenir, il ne l’est pas moins qu’il y peut rester. Toute question de métaphysique sociale à part, je ne blâme pas sa décision. Au contraire. Malgré qu’il ait charge d’âmes, et même en raison de cela, il a fort bien fait de s’engager. Vigoureux, robuste, courageux, très combatif, qui voudrais-tu qui allasse au front, si, à l’instar des culs-de-jatte et des poltrons qui paisiblement se résignent, il faisait comme eux ? Cela, bien entendu, ne m’empêche pas de concevoir tes craintes, que je partage, d’ailleurs, mais sans toutefois les exagérer. Il faut avoir le dédain de la mort et, comme Sénèque, se dire : « Si je voyais le monde embrasé d’un incendie universel, je songerais que, dans cette ruine immense, je n’ai rien à perdre. » C’est te dire que, quoi que la fatalité de la guerre réserve à Julien, il ne faut pas te désespérer. Lui mort, s’il meurt, et ce n’est là qu’une présomption, je te resterai toujours. Mais, laissons là ces conjectures réalistes, mais tristes. Parlons un peu du présent, d’un tout récent passé pour mieux dire. D’après ce que tu m’as appris il y a deux ou trois mois, confiant en Gérod, Julien l’avait recommandé à Élisa. Dès que je sus la chose, je m’empressai de te conseiller de lui dire d’être très réservée, de ne pas donner suite à la demande de Julien. Tu as dû le voir, les événements ont confirmé mes soupçons. C’est un fourbe qu’il ne faut pas ménager dans le cas où, averties trop tard, il vous aurait trompées[5]. Du reste, je compte recevoir de toi, très prochainement, de plus fraîches nouvelles au sujet de cette affaire. Et, selon le cas, je vous conseillerai. Santé satisfaisante. Même régime disciplinaire.

Amitié sincère à tante, à ta bonne voisine, aux camarades. Ton très affectionné,

Alexandre

12 avril 1915

Îles du Salut

Ma chère maman,

Je n’ajouterai pas à ta peine par des commentaires, oiseux d’ailleurs. Avertie à temps, puisque, aussi bien, ta lettre du 15 février m’en informait, tu aurais dû t’abstenir. Que faire ? Je ne vois pas de remède pratique. Une action en justice ? À quoi bon ! La sauce coûterait plus cher que le fricot. Que nous importe la coquille de l’huître ! De son bord, Julien a fait le nécessaire ; mais, perfide, l’autre s’est blotti en un silence prudent et caractéristique. Tu dois voir par-là que son méfait n’a pas résulté des circonstances de son déplacement, mais qu’il était prémédité. La pression tentée par Julien le fera-t-il restituer ? J’en doute. Lise peut essayer une démarche épistolaire, de caractère plus conciliante qu’impérative auprès de sa mère qui habite Poitiers. Dans le cas où, comme moi, tu ne te souviendrais plus de son adresse, vous pouvez aisément vous la procurer en écrivant au maire de la ville. D’ailleurs, si, comme je l’espère, Me André Aron n’est pas au front, tu ferais bien de le consulter. Ses conseils te seront précieux. En les circonstances actuelles, ce vol de mobilier est un vrai désastre tant pour Julien que pour Lise. Je ne me le dissimule pas. Je conçois leurs tourments à tous deux et ma peine est d’autant plus vive que je ne puis rien pour eux. Cependant, malgré cette succession presque ininterrompue de circonstances défavorables, en dépit de cet acharnement de la fatalité dans le malheur, il convient de réagir contre la dépression nerveuse que de tels coups déterminent presque toujours ; il faut réparer si l’on peut, et si ce n’est pas possible, oublier. Dans la vie, il faut digérer tous les événements, les bons et les mauvais. C’est le seul moyen de vaincre. C’est te dire de remonter la machine psychique de Lise, en lui démontrant l’inutilité des si et des mais[6].

Par la photo-vignette que tu m’as adressée, je vois, je crois voir que tu te portes assez bien. Fais en sorte que cela continue très longtemps.

Amitié sincère à tante, à ta bonne voisine et aux camarades.

Ton affectionné,

Alexandre

19 avril 1915

Îles du Salut

Ma chère maman,

Comme tes nouvelles sont attristantes ! Bien que cette affection ne soit pas très grave, elle est cependant, à ton âge, incurable. Avec le port d’une ceinture abdominale spéciale et un régime particulier, on peut la supporter et vivre de longues années. Il te faudrait essayer de l’Urodonal, de l’eau de Vals : ça te soulagerait. Mais surtout, à aucun prix, pas d’intervention sanglante. Ne consens jamais à subir une opération chirurgicale ; c’est très dangereux et absolument inutile. Soigne-toi bien, n’épargne aucun moyen médical d’amélioration et accepte gaiement, sans mécontentement inutile, ce qui est l’inéluctable. N’oublie pas que dans tout dérangement physiologique, le sujet aggrave surtout le trouble par l’idée qu’il s’en fait. Car, au fond, il n’y a pas de douleur en soi. La douleur est un jugement et non un fait. C’est un phénomène purement cérébral. Dans ton cas, ce n’est pas le déplacement du rein qui te fait souffrir ; c’est le long ébranlement, la répercussion de ce déplacement qui, transmis dans le foyer cérébral du système nerveux, y éveille la peur, la notion du mal et détermine la douleur. Ne t’est-il jamais arrivé, en cousant, de jeter un cri de surprise craignant d’être piquée par l’aiguille et de sentir un frisson douloureux, cependant que l’aiguille ne t’avait pas blessée ? Et, pour citer un cas contraire, il a dû t’arriver bien des fois d’être réellement blessée par l’aiguille et de ne rien sentir parce que distraite par une forte pensée. Je t’explique ça afin que tu ne deviennes pas prisonnière de ton mal, que tu en restes maîtresse, en le traitant en « ami » et non comme une chose que l’on maudit tous les jours. À quoi bon maudire, gémir ! C’est aussi naïf que de prier. Avec de telles idées, on supporte bien des malheurs, on est bien fort. Et, tu sais, ma bien bonne, nous avons besoin d’être forts.

Je ne sais si cette fripouille de Roger a restitué sous la pression menaçante de Julien ; mais j’en doute car, si cette démarche avait pu avoir quelque effet, la crainte des conséquences aurait suffi à le faire agir honnêtement. Donc, s’il a agi en coquin, c’est pour aller jusqu’au bout et malgré tout. Qui ne dit pas que, somme toute, ce fut de sa part un lâche calcul pour ne pas aller au feu. J’en suis fort peiné pour toi, pour Lise. Avec les événements actuels, ce n’est pas cela qui arrangera les choses. Malgré l’optimisme des papiers publics, il faut s’attendre à bien des calamités dont la cherté de la vie ne sera pas la moindre. Aussi bien je me demande comment Lise remédiera à cette brèche. Que va-t-elle devenir ? Vraiment, cela n’est pas gai du tout. Quant à Julien, ma foi, il se débrouillera toujours. Ne soyons pas en peine pour lui[7].

Toujours point de nouvelles d’Hélène. Mais son long silence, que je crois motivé par les conséquences de la guerre, ne me surprend pas. Beaucoup de steamers sont coulés et, de plus, les frontières tripolitaines sont fort agitées. Est-elle seulement encore en Afrique ? Il est à craindre que son bonheur n’ait été de courte durée. Regrets sincères car c’est une bien bonne camarade. Sensitive, très chrétienne malgré son anarchisme et même à cause de cela, la tragédie européenne a dû beaucoup l’impressionner. Il est vrai que, au point de vue du mouvement général des tendances et des idées, nous assistons à bien des surprises. Exemple : [illisible]. Cela résulte de ce que par la seule force de l’éducation, on ne brise pas avec la tradition (sous forme d’hérédité) ; et, depuis plus de vingt siècles, l’Européen vit imprégné jusqu’à la moelle d’antipaganisme. Au fond, tous ces drapeaux polychromes des partis désignaient plutôt des tempéraments que des idées, je veux dire que les idées, les mots de parade n’étaient que l’aliment des tempéraments. Et, tout comme il y a un siècle, devant la menace d’une nouvelle hégémonie, c’est une formidable levée en masse contre le César : le Code et la Bible contre le Sabre. Après la victoire deux fois millénaire de la Judée contre Rome, après celle plus récente de l’Europe contre Napoléon, c’est, encore un coup, bien que sous des formes et des noms nouveaux, l’idéal du Nazaréen qui triomphe. Que sortira-t-il de tout cela ? …

De nouveau, nous sommes autorisés à recevoir des livres, des journaux, des revues d’un caractère moral et patriotique. Tout autre objet demeure interdit rigoureusement. Si toutefois tu n’es pas alitée par suite de ton mal, que tu puisses faire une course, tu te procureras et m’enverras les ouvrages ci-après désignés : Lettres de France et d’Italie, par P.-L. Courier ; Pensées et Maximes, de La Rochefoucauld ; Traité de l’esprit, par Helvétius ; Essais, de Montaigne ; OEuvres de Chamfort. Tous ces ouvrages sont édités par la Bibliothèque nationale et vendus [0,25] franc le volume. À l’occasion, tu y ajouteras : Les Surhumains, par Emerson, et L’Athéisme, par Le Dantec.

Toujours le même régime disciplinaire, ce qui ne veut pas dire que je m’en trouve mal. Ce qui est un mal pour les natures faibles est, au contraire, un bien pour les natures fortes. Comme dit l’autre : ce qui ne tue pas rend plus fort. Et, en fait de tonique moral, rien ne vaut l’isolement. Ma santé se maintient bonne.

Amitié sincère à tante, à ta bonne voisine et aux camarades.

Ton affectionné,

Alexandre

24 mai 1915

Îles du Salut

Ma chère maman,

Tu dois bien penser que je n’y suis pour rien en ce retard. Remises en temps normal, mes lettres sont expédiées… quand on le juge à propos. Et puis, il est possible aussi que ce retard soit motivé par la perturbation du service postal résultant des événements actuels. Le certain, c’est que je t’ai écrit à chaque courrier. C’est bien fâcheux car, tu le devines, j’en subis le contrecoup. Ainsi, encore que je ne conserve aucun espoir solide au sujet du caractère frauduleux des agissements de Roger, il me tarde cependant d’en avoir la certitude. Aurait-il restitué ? C’est vaguement probable !

Bien sûr que je m’en souviens du neveu de M. Orsini. On le nomme, dans les eaux où il navigue présentement, Bagachou. Ce n’est pas un aigle. À défaut d’un nom d’oiseau, on peut cependant lui en donner un de poisson, très estimé d’ailleurs, à la maître d’hôtel. Vu à travers le prisme de nos idées, il n’est pas intéressant. J’aime mieux l’oncle. Un type celui-là. Je vois qu’il n’a pas très bien réussi dans la vie. Bah ! c’est un jeu de balance : d’un côté, de l’autre, en bas, en haut. Le hic, c’est lorsque le total des baisses l’emporte sur celui des hausses. Ça me paraît être son cas. Et avec ça, une famille ! Vrai, avec lui, Malthus a prêché dans le désert. Alors, c’est son fils, un de ses fils qui vient de partir au front. Sans doute, j’ai pu le connaître ; mais bien jeune, la mamelle ou peu s’en faut. Compte. J’ai quitté le pilotage fin 1896, donc le quartier Saint-Jean. Or, si son fils a aujourd’hui 18 ans, tu dois concevoir le vague de mon souvenir. Je lui souhaite de pouvoir tuer beaucoup d’ennemis et d’éviter qu’on lui rende la pareille. C’est tout l’art de la guerre, de toutes les guerres[8].

C’est surprenant, ça, ma bien bonne, comme tu aimes à boire le vin de l’illusion, du rêve. Mais quel est donc le farceur qui t’a glissé cette énormité : l’envoi des forçats au front ? Je t’ai déjà dit, la première fois que tu m’as parlé de cette balançoire, que les transportés ne sont pas mobilisables. Ce n’est pas ici affaire de sentiment, mais de logique. Qu’est-ce que le criminel ? Un barbare de l’intérieur, donc un ennemi prisonnier de guerre sociale. Et tu voudrais?… Non, enfin, réfléchis un peu. À la réflexion, peut-être a-t-on voulu te parler des transportés libérés non astreints à la résidence, lesquels, il est vrai, peuvent être incorporés dans un régiment d’exclus. Mais ce n’est pas mon cas. Distinguo !

Et ta santé ? J’espère que, sinon guérie, il y ait, du moins, amélioration. Surtout point de tracas, d’ennuis, de chagrin. C’est assez trop même du mal physique sans y ajouter des douleurs morales. Malgré tout et contre tous, il faut se dresser, énergique et fier ; si on tombe, se redresser, rebondir. Et ainsi jusqu’au grand soir. De moi, je ne te dirai rien. À quoi bon?…

Amitié sincère à tante, à ta bonne voisine et à toi, ma bien bonne, mes plus affectueuses caresses. Ton affectionné,

Alexandre

vue aérienne des îles du Salut28 juin 1915

Îles du Salut

Ma chère maman,

Elles m’ont bien fait plaisir, tes deux dernières lettres. Ainsi, je craignais que sous le coup de cet accident tu te laissasses abattre par le chagrin et empoigner par le ressentiment. Tu le vois, c’est exactement ce que tu supposais chez moi-même. N’aie aucune crainte à cet égard, ma bien bonne. J’ai passé l’âge où l’on court après le moineau pendant que l’aigle s’envole. Il y a beau temps que mon divin éducateur, le chantre de Zarathoustra, m’a débarrassé de ces deux ferments nocifs : le ressentiment et la rancune. Il faut voir les conflits de la vie d’un oeil pratique, très positif et non à travers le prisme mensonger des phrases creuses. Dans cette affaire, c’était à Julia à montrer plus de discernement ; c’était à Élisa à tenir compte de l’avertissement. Il n’y a là ni faute ni coupable. On dit souvent « j’ai été trompé », alors que dans tout projet, sauf en ce qui concerne les contingences, c’est « je me suis trompé » qu’il faut dire. D’ailleurs, tu as eu le mot qu’il convient : Amen! N’y pensons plus, je veux dire pour en tirer vengeance (ce serait ficher des coups de poing sur une pelote constellée de pointes d’aiguilles), mais il faut y penser toujours, au contraire, pour profiter de l’enseignement. Cela purifie la raison, cela fortifie[9].

Je prends part à la perte très douloureuse, bien que naturelle, que vient d’éprouver ta bonne voisine en la personne de son cher époux. Mes sincères condoléances.

Je ne sais si tu auras pu m’adresser les quelques ouvrages de lecture que je t’ai demandés.

En raison des événements présents, je ne me dissimule pas les difficultés pour te les procurer, car le commerce du livre doit être fort perturbé. Ne te tracasse pas pour si peu.

Je peux m’en passer, et, même à l’avenir, ne m’envoie plus rien.

S’il est bien vrai que tu te portes bien, comme tu me l’assures, j’en suis bien content. En face de la tragédie qui se joue en Europe, et même ailleurs, avoir une santé passable, c’est le plus précieux de tous les biens. Pour ma part, encore que je ne sois pas malade, je ne sens cependant plus en moi la sève qui monte et dont la poussée continuelle détermine une lueur d’espoir même dans les situations les plus pénibles. Temporiser, reculer la réaction, c’est le fait d’une nature vigoureuse. Et je suis bien épuisé… Étincelle, quand surgiras-tu !

Le courrier ne doit arriver que demain ; c’est te dire que je n’ai pas encore reçu tes chères nouvelles. Il me tarde afin de connaître le dernier mot de l’affaire Géraud.

As-tu des nouvelles de Jacques ?

Amitiés sincères à tante, à nos amis d’Amiens, et à toi, ma bien bonne, toute mon affection,

Alexandre


[1] Jacob Alexandre, « Ecrits », volume II, p.20, lettre du 5 février 1915 :

« C’est un fourbe qu’il ne faut pas ménager dans le cas où, averties trop tard, il vous aurait trompées ».

[2] De l’allemand Taube, « pigeon », monoplan allemand en forme d’oiseau, utilisé au début de la Première Guerre mondiale.

[3] Jacob parle ici d’une demande qu’il a faite auprès de l’administration pénitentiaire : peut-être les premières suggestions d’un possible envoi sur le front, pour lui ou un autre forçat.

[4] Jacob demande à sa mère si elle a bien reçu une lettre clandestine et annonce le refus de l’administration pénitentiaire à la demande qu’il évoquait dans la lettre précédente.

[5] Dans ce long développement codé, Jacob rappelle les dangers de la tentative d’évasion prévue mais évoque sa méfiance vis-à-vis du forçat assigné à Saint-Laurent à qui Mme Jacob devait envoyer du matériel pour cette tentative.

[6] Lettre entièrement codée. Jacob semble essayer de récupérer le matériel conservé par Roger, sans éveiller les soupçons de l’administration pénitentiaire.

[7] Évocation d’une possibilité de délation de Roger auprès de l’administration pénitentiaire.

[8] Allusion à la jeunesse de Jacob, lorsqu’il était marin et qu’il habitait Marseille.

[9] Certainement la leçon de l’échec de l’affaire du matériel non reçu ; la faute, dit-il, en incombe à son manque de prévision et à sa confiance trop hâtive.

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