Vols à Amiens


Amiens ne fut pas seulement le décor d’un spectacle judiciaire où l’on découvrit, en mars 1905, l’étonnante et caustique rhétorique d’Alexandre Jacob. Les réparties du voleur fusent. Le public rit de bon cœur, il s’émeut et s’épouvante aussi devant les provocations du principal accusé. La presse ne manque pas alors de remarquer qu’on pourrait se croire au Grand Palais et non au palais de justice. Mais la ville, dynamique et riche de ses 90000 habitants fut aussi le théâtre des opérations de déplacement de capitaux orchestrées par les Travailleurs de la Nuit. Sur les 75 cambriolages examinés durant les douze jours du procès de la bande sinistre ; 5 ont eu lieu dans la « petite Venise du Nord ». Ils mettent principalement en scène Jacob et Ferrand et permettent d’entrevoir l’organisation de deux brigades. Certains des forfaits commis dans la préfecture de la Somme ont peu rapporté. Le vol Guénard, en revanche, figure parmi les plus spectaculaires à mettre à l’actif de l’illégaliste. C’est un véritable pactole que raflent Jacob, Ferrand et le dénommé Touzet dont ne sait pas grand chose. Mais la version de Gabrielle Damiens, décédé au moment du procès et dont le témoignage a grandement contribué au démantèlement de la bande de cambrioleurs anarchistes, diffère largement du propos de Ferrand, son compagnon, et de Jacob qui, quarante-neuf ans plus tard réaffirme sa présence los de ce fructueux coup à Alain Sergent, son premier biographe.

Archives de la Préfecture de Police de Paris, EA/89, dossier de presse La bande sinistre et ses exploits

2e audience, 9 mars 1905

Vol Chivot à Amiens

Le 26 mai 1901, M. Ernest Dehesdin, voisin de M. Chivot, boulevard de Belfort, 38, à Amiens, s’apercevait que la porte de ce dernier, qui devait être absent, était ouverte. Il entra dans la maison et constata que dans le salon régnait le plus grand désordre et que la gâche de la serrure d’entrée était par terre.

Les voleurs, en effet, pour entrer, avaient fracturé cette porte à l’aide de pesées. Il en avait été de même des différents meubles : bureaux, secrétaires, armoires à glace, qui se trouvaient dans le salon et dans les chambres. Les malfaiteurs avaient enlevé de nombreux objets, des décorations, des bijoux, des montres, le tout représentant une valeur de 8000 francs.

Jacob s’est reconnu l’un des auteurs de ce vol. Il a donné de l’appartement de M. Chivot une description détaillée et exacte, ajoutant qu’il avait volé, en outre des objets indiqués par M. Chivot, une flûte argentée, ce qui est exact. M. Chivot n’avait parlé à personne de la soustraction de cette flûte.

M. Dehesdin raconte comment il découvrit ce vol. Il prévint la police. Tout ce qu’il a personnellement constaté, c’est que pour s’éclairer les voleurs avaient allumé une bougie qu’ils avaient placée dans le fond d’un chapeau afin de ne pas éveiller l’attention par de la lumière.

M. Chivot dépose. Il raconte comment il fut prévenu du vol dont il avait été victime. On lui avait pris pour 8000 francs environ de bijoux. Il découvrit chez lui un journal de Marseille du 4 avril et un couteau portant sur la lame le mot « Cette ».

On lui avait pris une flûte argentée.

Le président – Jacob, vous avez vendu cette flûte ?

Jacob – Oh! j’en ai fait cadeau.

Jacob voudrait placer une déclaration sur les propriétaires. Les voleurs sont ceux qui possèdent. Il n’opérait qu’une reprise légitime…

M. le président l’interrompt et lui fait remarquer que M. Chivot était un bien petit propriétaire.

3e audience, 10 mars 1905

Vol Guénard à Amiens

Le dimanche 24 novembre 1901, vers 10 heures du matin, on informait le commissaire de police du 2e arrondissement de la ville d’Amiens que la grille fermant le soupirail de la cave de la maison inhabitée de M. Guénard, rue Laurendeau, 129, était arrachée.

Des malfaiteurs s’étaient introduits par la cave.

Au rez-de-chaussée, rien n’avait été dérangé. Mais au premier étage, un coffre-fort avait été descellé du mur, couché sur un matelas et fracturé.

Il est difficile d’estimer le montant du vol, qui fut considérable, M. Guénard ne pouvant même approximativement indiquer les valeurs et l’argent qu’il avait chez lui.

Parmi les objets dont il lui fut possible d’affirmer la disparition se trouvaient une liasse de billets de banque de 100 francs ancien type, une pièce d’or à l’effigie de Louis XIV, une parure en or avec brillants, deux montres en or. Dans une autre chambre du premier étage se trouvaient, au milieu d’objets de toute sorte, un paquet de valeurs de Bourse, représentant plus de 100000 francs, des rouleaux de pièces d’or et des quantités de bijoux qui échappèrent aux recherches des voleurs. Ferrand s’est reconnu comme étant un des auteurs du vol, et ses aveux ont été confirmés par Gabrielle Damiens, sa maîtresse, qui, sur ce vol, a donné les renseignements les plus précis.

Ce vol avait été commis par Ferrand et Victor Touzet, qui était venu le rejoindre à Amiens au reçu d’un télégramme.

À leur retour, ils avaient partagé le produit de leur vol dans la chambre de Touzet, où ils déjeunèrent avec Gabrielle Damiens. Au cours de ce déjeuner, ils lui racontèrent les détails de leur expédition. C’est ainsi qu’elle sut qu’ils avaient pénétré dans une maison paraissant inhabitée et qu’ils avaient pensé tout d’abord n’y rien trouver, en raison de l’état de malpropreté qui y régnait. Néanmoins, ils fouillèrent les meubles et l’un d’eux ayant découvert des rouleaux de pièces de 5 francs, ils avaient continué d’explorer les divers meubles.

La part de Ferrand se montait à environ 5000 francs, composés de pièces de 20 francs, de 5 francs et de billets de banque d’un type ancien. Gabrielle Damiens, pour se rendre compte si ces billets avaient encore cours, alla en changer un dans un bureau de poste. Ferrand pensant qu’il devait se trouver encore chez M. Guénard des valeurs qui avaient échappé à ses recherches, proposa à Victor Touzet d’y retourner. Celui-ci, estimant que ce projet était trop dangereux, refusa de l’accompagner. Ferrand se décida alors à tenter une seconde expédition avec Gabrielle Damiens, mais, ayant acheté, place de la Bastille à Paris, un numéro du Progrès de la Somme, il apprit que le vol était découvert.

Jacob prétend avoir lui aussi fait partie de ce cambriolage, mais ses aveux semblent en contradiction avec les déclarations très précises de Gabrielle Damiens, qui n’a jamais parlé que de Ferrand et de Victor Touzet. De plus, il n’est pas certain que, à l’époque du vol Guénard, Jacob ait été à Paris ou dans les environs. Il avait disparu à la suite du vol de la rue

Quincampoix chez M. Bourdin.

M. Guénard raconte comment il découvrit le vol commis chez lui.

–          Les sommes que renfermait le coffre-fort, dit-il, les bijoux, l’argenterie, tous les objets précieux avaient disparu, dont une bonbonnière portant sur le couvercle une miniature.

–          De combien est le préjudice qui vous fut causé ?

–          Je ne puis le déterminer.

Ferrand estime le vol à 15000 francs. Comme il prononce le nom de Jacob, M. le président lui dit qu’il ne s’occupe pas de Jacob. Ferrand persiste à accuser Jacob d’avoir participé au vol.

Jacob intervient.

–          Taisez-vous ! fait M.Wehekind. Je ne vous parle pas.

–          Mais je vous parle, moi !

–          Si vous continuez, je vous fais reconduire à Bicêtre.

–          À Bicêtre ! Oh! je n’ai plus besoin de douches.

L’interrogatoire de Ferrand reprend.

Il dit qu’il eut 5000 francs pour sa part dans le vol Guénard. Il acheta une roulotte et se fit colporteur. Mais les 5000 francs furent vite mangés.

Pendant que le président questionne Ferrand, Jacob continue à fixer d’un regard dur M.Wehekind et par instants sourit, d’un sourire ironique et mauvais, et lève les épaules.

3e audience, 10 mars 1905

Vol Beaugrand à Amiens

Dans la nuit du 8 au 9 mars 1902, des malfaiteurs pénétraient chez Mme Beaugrand, 67, rue Saint-Fuscien, à Amiens.

Ferrand a avoué être l’auteur de ce cambriolage.

Gabrielle Damiens a désigné Vambelle, en fuite actuellement, comme ayant accompagné

Ferrand.

Mme Beaugrand dépose sur ce vol dont elle fut victime.

Ferrand déclare que Vambelle n’était pas avec lui.

–          Mais votre maîtresse l’a dit.

–          Oh! je racontais à ma maîtresse des choses inexactes.

4e audience, 11 mars 1905

Vol de Witasse à Amiens

Le 21 novembre 1902, M. de Witasse, se rendant à Amiens dans sa maison située au coin de la rue des Écoles-Chrétiennes et du boulevard d’Alsace-Lorraine qu’il n’habite qu’une partie de l’année et où il n’était pas venu depuis quinze jours, s’apercevait que des voleurs depuis sa dernière visite s’étaient introduits chez lui en brisant la chaîne retenant la porte en fer d’un des soupiraux de la cave. Une fois dans la cave, ils avaient fracturé la porte et s’étaient introduits dans la maison.

Tous les appartements avaient été bouleversés. Cependant les pièces d’argenterie que

M. de Witasse avait laissées sur la table de la salle à manger n’avaient pas été enlevées. Les serrures du bureau de M. de Witasse situé au premier étage avaient été arrachées ; les papiers avaient été jetés à terre. Les tiroirs d’une commode placée non loin du bureau de M. de Witasse avaient été également fracturés, ainsi que la porte d’une armoire à glace. Une cafetière en métal anglais, un tapis de table en jute, une tapisserie de fauteuil avaient été seulement enlevés, M. de Witasse ne laissant en son absence aucun objet de valeur.

Jacob s’est reconnu l’un des auteurs de ce vol. Ferrand l’a avoué et indique qu’on a découpé une tête de personnage dans une tapisserie.

C’est dans ce même voyage que se place une tentative de cambriolage chez M. Ledieu, boulevard de Belfort. Ferrand était venu en éclaireur. Il adressa à Ferré, le 24 octobre, une dépêche en date d’Amiens et signée «Guraud ». Cette dépêche avait été préparée à l’avance et écrite dans la loge de la femme Ferré sur du papier procuré par elle.

M. de Witasse est entendu. Il énumère les objets qu’on lui a dérobés.

Le président – Jacob, vous étiez de cette affaire.

Jacob – Parfaitement. Mais l’argenterie était du ruolz, et la tapisserie, du canevas !

Le témoin – C’est ce que j’ai dit.

Jacob – C’est pour cela que j’ai laissé l’argenterie.

Le témoin – Mais vous avez emporté la cafetière en métal anglais.

Jacob – Pour faire du café.

Décidément, on se pourrait croire au Palais-Royal et non au palais de justice. Le public et MM. les jurés eux-mêmes, malgré la gravité de leurs fonctions, semblent s’amuser énormément.

Un anarchiste de la Belle Epoque, Alain SergentAlain Sergent

Un anarchiste de la Belle Époque

Le Seuil, 1950, p.62 :

Parfois aussi, d’étranges spectacles se présentaient aux yeux de Jacob, et l’un d’eux s’est gravé dans sa mémoire par son aspect irréel. C’était chez un Monsieur Guénard à Amiens, en 1901. Après avoir pénétré dans la maison, Jacob donna de la lumière et resta stupéfait. Il se trouvait dans une demeure où nul être humain n’avait pénétré depuis un siècle. Le dessus des meubles moisis était recouvert d’une épaisse couche de poussière, d’innombrables toiles d’araignées étaient tendues, les glaces paraissaient troubles et Jacob, qui avait déjà de la lecture, évoqua « les miroirs ternis et les flammes mortes ». Puis, après s’être secoué pour sortir de cette atmosphère située hors du temps, il entreprit de faire un peu de ménage afin d’accomplir sa besogne, mais sans grande conviction, car il était vraisemblable qu’un tel logis ne contenait rien d’intéressant. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant un peu partout des petits paquets de pièces en or du règne de Louis-Philippe, de napoléons et même de billets de banque émis sous Louis XVIII, de vieux bijoux démodés. Il y en avait pour quarante mille francs, une fortune à l’époque ! Au procès, il eut la clé de cette énigme. Le propriétaire, un homme quelque peu bizarre, ne s’était préoccupé ni de sa maison ni de ses trésors depuis 1885, sans qu’on pût d’ailleurs lui faire expliquer la cause de cette indifférence.

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