La banlieue Nord de Paris et le péril « anarchiste »


Gavroche

N°97, janvier-février 1998

La banlieue Nord de Paris et le « Péril anarchiste » 1880-1895

Les quartiers de la banlieue Nord n’ont pas très bonne réputation en cette fin de XIXe siècle. Réputation que la banlieue a d’ailleurs elle-même contribué à forger. Après les décennies 1860-1880 au cours desquelles la capitale a rejeté ses industries les plus polluantes et avides de main d’œuvre vers sa périphérie, la prise de conscience de la spécificité de la banlieue génère de vives controverses avec Paris. Les conséquences de l’industrialisation et de la poussée démographique provoquent des réactions de rejet largement relayées par la presse. Le Journal de Saint- Denis, qui couvre la moitié de la Seine-banlieue, reproche principalement à la capitale « son envahissement par la lie [de la population] parisienne, qui vient chercher asile et coups à faire en banlieue ». Il évoque également « les voleurs et les assassins qui érigent domicile dans la zone »[1].

Cette évolution sociologique aboutit également à une recomposition politique. La banlieue Nord sécrète ainsi les premières municipalités socialistes : Saint-Ouen en 1887 et Saint-Denis en 1892-1894. Les outrances du conseil municipal dionysien à l’égard de la police et son anticléricalisme exacerbé alimentent déjà les colonnes de la presse bien pensante.

Dans ce contexte, on a long­temps cru que le mouve­ment anarchiste en banlieue Nord était un phénomène des années 1890, marqué dès sa naissance par un effroyable pen­chant pour la dynamite. Or, un examen approfondi nous renvoie une image beaucoup plus complexe de ce qui appa­raissait jusque-là comme le prolongement banal du mouvement parisien. Comme on va le voir, l’implantation anarchiste en banlieue Nord est perceptible dès 1880. Il s’agira ici de reconstituer, dans la mesure du possible, l’émergence d’un courant politique jouissant à l’époque d’une audience non négligeable dans la population ouvrière. Il s’agira également de revenir sur la genèse de la période des attentats anarchistes qui touchent la France en 1892-1894, tant il est vrai que les militants de banlieue Nord en furent partie prenante.

Naissance d’un mouvement

On connaît le célèbre antagonisme Marx-Bakounine qui aboutit à la scission et au dépérissement de la première Inter­nationale en 1872. En France, après la répression de la Commune, il faut plu­sieurs années pour que le socialisme retrouve droit de cité. L’amnistie des communards, prononcée en 1880, lui donne un souffle nouveau mais le mou­vement se divise très vite en de nom­breuses chapelles. Cette renaissance pro­fite également aux anarchistes, et le premier groupe libertaire de la banlieue parisienne se constitue dès 1880.

Le « Cercle d’études sociales de Levallois-Perret » délègue trois (comme ils se nommaient entre eux) au congrès régional du Centre de mai 1881, qui marque la séparation avec les autres courants socialistes et la naissance du mouvement anarchiste français[2]. Son secrétaire, un certain Courapied, partici­pa quelques mois plus tard au congrès international de Londres aux côtés de Louise Michel et d’Emile Pouget, futur secrétaire adjoint de la C.G.T. Ce congrès, qui se faisait fort de reconstituer l’Internationale « antiautoritaire », pro­nonça la consécration officielle de la tac­tique de « la propagande par le fait et [de] l’action insurrectionnelle ». Cette décision déterminait le cadre théorique au sein duquel, pendant une dizaine d’années, de jeunes militants s’initièrent à l’action politique. Jusqu’à la vague d’attentats de 1892-1894, le mouvement anarchiste fut profondément imprégné de ce modèle « insurrectionnel et illégaliste à la fois, valorisant l’initiative individuelle au détriment de toute forme de travail col­lectif ou organisationnel […] »[3].

A partir de 1881, des communards auréolés de prestige s’installent en ban­lieue Nord, tels Emile Digeon à Puteaux, Pompée Viard à Saint-Ouen, Louise Michel et Hippolyte Ferré, frère du célèbre fusillé de la Commune, à Levallois-Perret. Sous leur impulsion, des groupes se forment dans les principales communes de banlieue Nord, les centres les plus importants restant Clichy-Levallois, Saint-Ouen et Saint-Denis. Ils adop­tent des noms évocateurs comme « La Solidarité » à Levallois ou « L’Avenir social » à Saint-Ouen. Les « Déshérités de Clichy », selon Le Gaulois (17 mars 1892), étaient « probablement aussi malheureux que leur titre l’indique ». A cette époque, les réunions publiques se succèdent et attirent en moyenne 250 personnes.

Le mouvement anarchiste de banlieue Nord, s’il est en rapport constant avec les compagnons parisiens, dégage très vite les marques d’une certaine originalité. De 1882 à 1888, Ferré, assisté de Coura­pied et de l’artiste-peintre François Hoff­man, tente sans succès d’organiser les groupes du département sur un mode fédéraliste, dans la filiation assumée de l’Internationale. Face à l’opposition des anarchistes parisiens, une éphémère « Fédération socialiste-révolutionnaire du canton de Neuilly » vit le jour en 1887­-1888 autour des groupes de Clichy- Levallois. Mais, sans doute lassé des résis­tances envers ses efforts d’organisation, Ferré s’efface du mouvement après 1888.

Outre cet intérêt contrarié pour l’orga­nisation, les anarchistes de banlieue Nord s’intéressèrent également au mouvement ouvrier. L’exemple le plus atypique nous est donné par Emile Digeon qui, dans un meeting tenu à Puteaux en 1884, expo­sait en quelques phrases les idées essen­tielles de ce qu’on appellera plus tard le syndicalisme révolutionnaire[4]. A Saint- Ouen et Saint-Denis, Viard et Louiche participèrent à la création d’un syndicat assez particulier, que la presse parisienne présentait ainsi :

« Tous les anarchistes, nul ne l’ignore, ont, en dehors des arrières boutiques où ils se rencontrent, un lieu de rendez-vous commun : la Bourse du travail. La plu­part, en effet, font partie de la Chambre syndicale des hommes de peine, dans laquelle peuvent entrer tous ceux qui « peinent », c’est-à-dire tous ceux qui tra­vaillent manuellement ou non, et surtout ceux qui ne travaillent pas, à cause du chômage ou d’autre chose. »[5]

C’est d’ailleurs Louiche qui rédigea des statuts en bonne et due forme qui permi­rent au syndicat anarchiste d’obtenir un bureau à la Bourse du travail de Paris, fief des possibilistes. A contre-courant, l’article 6 stipulait l’interdiction de la politique à l’intérieur du syndicat et son indépendance vis à vis des partis…

Cependant, à partir de 1885, l’arrivée de jeunes militants radicalise les modali­tés de la propagande libertaire. Certains se lancent dans la « reprise individuelle », qui considère le vol comme la reprise légitime d’un bien commun spolié par la bourgeoisie. Clément Duval reste le sym­bole de cet épisode du mouvement anar­chiste. Selon Jean Grave, il fréquentait surtout le groupe de Levallois avant d’effectuer le cambriolage qui le rendit célèbre, et qu’il revendiqua fièrement devant le tribunal qui le condamnait à mort[6]. Les compagnons affection­naient également la pratique des déménagements à la cloche de bois. Cela consis­tait à vider in extremis, le plus souvent en charrette à bras, l’appartement du locataire qui ne pouvait payer son terme. A Saint-Denis, une permanence fut même établie au domicile d’Auguste Heurteaux (surnommé laconiquement « Sans Dieu »), où les locataires en détresse trouvaient « des aides pour déménager à la cloche de bois ».

Toujours à cette époque, les mots d’ordre violents, qui ne sont pas l’apana­ge du mouvement anarchiste[7], se géné­ralisent dans les réunions. Les militants sont persuadés que le « Grand soir » est pour demain. A partir de 1890, les groupes anarchistes, la Ligue des antipa­triotes et la Jeunesse libertaire recouvrent régulièrement les murs des cités ouvrières de placards antimilitaristes, bombardent les casernes de brochures et troublent le tirage au sort des conscrits. Le 1er mai 1890, les anarchistes dionysiens inaugu­raient une forme de propagande par le fait pour le moins originale, en tous cas inoffensive. Les officiers de la troupe venue surveiller le déroulement du 1er mai déjeunaient dans les salons de l’hôtel de Sagan, lorsqu’un « paquet pas­sant par une des fenêtres ouvertes sur la rue des Chaumettes tomba sur le par­quet. Etait-ce un engin explosible ? Le garçon d’hôtel développa le paquet et y trouva… un volumineux étron ! »[8]. Malheureusement, les manifestations anarchistes ne conservèrent pas ce carac­tère bon enfant et la banlieue Nord devint très vite le théâtre d’événements aux conséquences dramatiques.

Le 1er mai et 1’ère des attentats

Les attentats anarchistes de 1892-1894 ont fait couler beaucoup d’encre. Mais il n’est guère que Jean Maitron pour s’être interrogé sur les causes de l’épidémie de terrorisme qui frappe alors l’Hexagone. En effet, la propagande par le fait distil­lée par la presse libertaire de 1880 à 1888 n’entraîna sur le moment aucune action importante. A partir de cette date, on commence même à répudier ce genre de mots d’ordre. En mars 1891, un théori­cien aussi écouté que Pierre Kropotkine écrivait ces lignes dans l’hebdomadaire La Révolte :

« Ce fut […] l’erreur des anarchistes en 1881. Lorsque les révolutionnaires russes eurent tué le tsar […], les anarchistes européens s’imaginèrent qu’il suffirait désormais d’une poignée de révolution­naires ardents, armés de quelques bombes, pour faire la révolution sociale… Un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs… »[9].

C’est dans un fait presque anodin au regard de la presse, qui intervint au cours du 1er mai 1891, que l’on doit chercher les origines de la période terroriste.

Alors que les anarchistes parisiens répugnaient à s’associer à la journée du 1er mai, à laquelle les socialistes don­naient un caractère pacifique, les groupes de banlieue Nord s’entendirent dès le mois de mars 1891 dans le but d’organi­ser des manifestations publiques. Ils participèrent à toutes les réunions prépara­toires. Des meetings furent organisés, comme celui tenu à Saint-Denis le 25 avril où, devant plus de 300 per­sonnes, Decamps tint un discours extrê­mement violent. On colla des affiches, des tracts furent distribués à la sortie des usines invitant les ouvriers à se retrouver, le jour venu, place de la République à Levallois-Perret pour le départ de la manifestation.

Le 1er mai, la police de Levallois décrocha deux drapeaux noirs fixés à des poteaux télégraphiques. Elle s’employa ensuite à disperser une colonne de mani­festants qui déambulait entre Levallois et Clichy, drapeau rouge en tête. Réfugié chez un marchand de vin, un groupe d’anarchistes opposa une résistance acharnée à la police qui tentait de confisquer son drapeau. Les protagonistes étant armés, l’affrontement dégénéra en véritable fusillade. Dardare, Decamps et Léveillé, les deux der­niers blessés par balle, furent arrêtés et vio­lemment passés à tabac au commissa­riat.

L’affaire n’eut guère de répercutions à côté des évé­nements sanglants qui marquèrent le 1er mai à Fourmies, où la troupe fit feu sur la foule. Pour­tant, en recourant à la vengeance, les anarchistes de ban­lieue Nord mirent en branle un mécanisme irréversible. Dans la nuit du 8 mai, une grêle de pierres cribla les vitres du commis­sariat de Levallois. Le lendemain, on trouva des inscriptions ven­geresses tracées en face de la gendarme­rie de Saint-Ouen[10]. Fin mai, deux jeunes anarchistes attaquèrent les bureaux du commissaire de Saint-Denis armés de… pierres. Exactement un mois après les incidents du 1er mai, une car­touche de dynamite faisait sauter la faça­de du commissariat de Levallois. Le pro­cès des accusés de Clichy, le 28 août 1891, exacerba encore des milieux déjà surchauffés. Sur ce point, Henri Varennes nous a laissé un tableau qui, s’il est quelque peu pittoresque, reflète une certaine réalité :

« A Saint-Ouen, à Saint-Denis, dans tous ces milieux où la misère consciente devient facilement furieuse, on ne parla plus que des « martyrs » de Clichy. Dans les réunions, leur arrestation et leur pro­cès servirent de thème aux discours les plus violents : on put appuyer d’un fait les épithètes les plus surannées ; la haine s’étaya sur une histoire. On déclara qu’il fallait venger les condamnés du 28 août sur le magistrat qui avait si violemment requis contre l’anarchie. »[11]

A Saint-Denis, Il se trouva précisément un militant assez décidé pour passer à l’acte, et du même coup confier son nom à la postérité. Car Ravachol est resté célèbre. Les bombes qu’il posa en 1892 visaient précisément les protagonistes du procès de Clichy (destruction des domi­ciles du magistrat Benoît et de l’avocat général Bulot, qui avait requis la peine de mort). De condamnations en ven­geances, la période se solda en juin 1894 par l’assassinat du président de la Répu­blique Sadi Carnot et le vote de lois d’exceptions contre les menées anarchistes, les fameuses « lois scélérates ». De nombreux anarchistes de banlieue Nord furent mêlés aux événements.

Ravachol était recherché pour l’assassi­nat d’un vieil ermite qui vivait près de Saint-Etienne. Au cours de l’été 1891, il avait trouvé refuge à Saint-Denis, chez Chaumentain. Ce dernier, après avoir présenté Ravachol à ses compagnons, confectionna la marmite qui servit au premier attentat du terroriste. Le jeune Simon, dit Biscuit, « sorte de gavroche du terrorisme »[12] militait à Saint-Ouen et travaillait chez Viard avant d’être condamné comme complice de Rava­chol. Agé de 18 ans, il fut envoyé au bagne et mourut lors de la révolte des forçats anarchistes de 1894. Etievant, qui militait avec son frère au groupe de Cli­chy, fut condamné en 1892 à cinq ans de prison pour complicité avec Ravachol dans le vol de cartouches de dynamite de Soisy-sous-Etiolles. Ayant purgé sa peine à Clairvaux, il collabora au Libertaire et fut condamné pour délit de presse. On le croyait en Belgique, il errait en réalité dans les environs de Paris, désespéré. Le 16 janvier 1898, il attenta à la vie de trois agents de police. De sa déclaration aux assises, on retiendra cette phrase : « Je ne tiens pas à la vie ; elle n’est, pour moi, faite que de misères. »[13] Il mourut au bagne quelques années plus tard. Auguste Vaillant avait des attaches à Saint-Ouen où il avait travaillé. Le 9 décembre 1893, en pleine séance parlementaire, il jeta une bombe dans l’enceinte du Palais- Bourbon qui fit de nombreux blessés mais ne fut pas mortelle. Il fut guillotiné le 5 février 1894, la grâce présidentielle lui ayant été refusée malgré la pétition signée par une soixantaine de députés. Citons enfin le belge Pauwels, qui habi­tait Saint-Denis avant d’exploser le 15 mars 1894 avec la bombe qu’il trans­portait à l’église de la Madeleine.

La fin d’une époque

La période terroriste marque véritable­ment la fin d’une époque, qualifiée « d’héroïque » par les anarchistes. Plu­sieurs indices nous le prouvent concer­nant la banlieue Nord, qu’ils soient d’ordres sociologique ou politique.

En premier lieu, la disparition des communards qui furent les premiers cadres du mouvement en banlieue Nord au cours des années 1880 est symptoma­tique[14]. Le prestige lié à leur passé, les relations qu’ils entretenaient avec les autres composantes du mouvement ouvrier, leur attachement aux idéaux de la première Internationale, autant d’avantages qui feront défaut aux groupes libertaires à partir de 1890. Au regard des événements, on peut se demander dans quelles mesures ils contribuèrent à retarder ou à s’opposer aux actions individuelles qui mèneront la génération suivante au terrorisme.

A la veille des attentats, la composition professionnelle des groupes de banlieue Nord accusait une certaine évolution. Vers 1880, lorsque le mouvement anar­chiste prend racine à Levallois-Perret, il coïncide avec la physionomie industrielle du Nord-Ouest parisien, qui recrutait surtout dans l’artisanat et le bâtiment. Au bout de dix ans, alors que les groupes ont essaimé au Nord et à l’Est de Paris, de nombreux compagnons travaillent dans la grande industrie, et surtout dans la métallurgie en ce qui concerne Saint- Denis. C’est dans cette population d’hommes jeunes que se recrutent de nombreux terroristes : en banlieue comme sur le plan national, l’âge des poseurs de bombes oscille entre 18 et 34 ans. Fanatiques de « l’Idée » (Ravachol, Caserio) ou victimes d’une existence misérable (Vaillant, Simon, Etievant) se retrouvent ainsi pour faire trembler les fondements d’une République bourgeoi­se discréditée par le scandale de Panama.

Durant deux ans, les « exploits » anar­chistes firent épisodiquement la une des journaux de la France entière, et cer­taines gravures du Petit Journal sont res­tées célèbres. La banlieue Nord se retrou­va fréquemment investie par les forces de l’ordre. Pour illustrer ce propos, nous ne résistons pas à l’envie de reproduire l’édi­torial d’Henri Rochefort paru dans L’Intransigeant du 16 mars 1892 :

« Une cartouche de dynamite éclate quelque part. Que celui qui l’a allumée ait été ou non embauché par la préfectu­re, on opère, au hasard et sans aucune espèce d’indice, des perquisitions à Leval­lois-Perret ou à Saint-Denis, communes qui, personne ne sait pourquoi, passent pour receler nombre d’anarchistes. […]

Vous habitez Saint-Denis, donc vous êtes anarchiste. Si vous n’étiez pas anar­chiste, vous n’habiteriez pas Saint-Denis. Or, une bombe a fait explosion à la porte de l’hôtel de Sagan ; et comme les bombes ne peuvent être lancées que par les anarchistes, je vous envoie au Dépôt, parce que vous êtes certainement anar­chiste, puisque vous habitez Saint-Denis et qu’étant anarchiste il est évident que c’est vous qui avez lancé la bombe. »

Il ne faudrait pas croire pour autant que le territoire entier tomba dans cette sorte de psychose collective soigneuse­ment entretenue par une partie de la presse parisienne. En ce qui concerne la banlieue Nord, on assiste à une margina­lisation de la mouvance libertaire, très décrédibilisée par les attentats, plutôt qu’à un véritable rejet. Les rapports avec les blanquistes et les allemanistes (les groupes guesdistes étant pratiquement inexistants en banlieue Nord) sont sur ce point révélateurs, même s’ils restent cir­conscris à une culture socialiste.

Pendant les années 1880, les contacts entre ces « frères ennemis » se posaient à peu près en terme de « je t’aime, moi non plus ». On retiendra surtout l’image de ces réunions contradictoires où l’on pou­vait voir le maire blanquiste de Saint-Ouen, Jean Pernin, s’empoigner avec son frère François, anarchiste, à la grande joie du conservateur Journal de Saint-Denis. Ouvertes aux diverses tendances socia­listes, ces réunions pouvaient également occasionner des adhésions inattendues, comme celle rapportée par La Cocarde du 30 mai 1888 :

« C’est au Cercle de Levallois qu’appar­tient la gloire d’avoir converti un votard, M. Penet, qui résilia, en gage de sa conversion, ses fonctions de conseiller municipal du pays. »

Cependant, à partir de 1892, les socia­listes se virent obligés de prendre posi­tion face à l’épidémie terroriste qui se développait, non seulement en banlieue mais dans la France entière.

Il faut dire qu’en 1892, les élections municipales tombaient précisément le… 1er mai. Malgré des mises au point sans équivoque, les socialistes de banlieue Nord n’hésitèrent pas à afficher certaines marques de solidarité avec les anarchistes qu’ils côtoyaient. C’est à Saint-Ouen que les liaisons étaient les plus prononcées, et ceci grâce à la personnalité de Viard, secrétaire du groupe anarchiste, dont les relations avec les dirigeants socialistes n’échappaient pas à la police[15]. A ses obsèques, en janvier 1892, qui rassemblè­rent un millier de personnes, le maire blanquiste de Saint-Ouen ainsi que le secrétaire de mairie vinrent défiler aux côtés des plus importants anarchistes parisiens de l’époque (Tortelier, Leboucher, Brunet…). L’enterrement de Viard, il est vrai, était celui d’un communard. Plus tard, l’ancien adjoint au maire de Saint-Ouen, Lefèvre, vint témoigner comme témoin à décharge au procès de Vaillant. Cette solidarité marchait d’ailleurs dans les deux sens puisque les anarchistes audoniens soutinrent le Conseil municipal blanquiste lorsque celui-ci fut dissous par la préfecture en juillet 1891…

Nul doute que l’épisode terroriste n’ait démontré aux compagnons les limites de la propagande par le fait. L’échauffourée de Clichy souligna également les dangers de la tactique des manifestations insur­rectionnelles, qui se soldèrent toutes par une répression impitoyable. Car cette manifestation ne résultait pas de « l’ins­tinct révolutionnaire »[16] des anar­chistes, mais bien d’une concertation qui n’avait rien eu de secret. Dans les mois qui suivirent le 1er mai 1891, les anar­chistes de banlieue Nord tentèrent de faire paraître un manifeste justifiant l’attitude de leurs camarades en terme de légitime défense[17]. Mais le jugement rendu dans cette affaire coupait cours à toute discussion et constituait un motif de vengeance que Ravachol s’empressa de faire sien. Jusqu’à ce concours de circons­tances, rien n’indiquait, pour la banlieue Nord, l’existence de velléités terroristes en gestation au cours des années précé­dentes.

Comme dans le reste de la France, le mouvement anarchiste en banlieue fut totalement désorganisé par les perquisi­tions et arrestations qui se multiplièrent à partir de 1892. A chaque manifestation ouvrière (1er mai, grèves, etc.), la ban­lieue Nord s’habituera dorénavant à subir la présence massive de l’armée et de la police. Présence qui prendra parfois l’allure d’un véritable état de siège. Pour les anarchistes, le bilan fut déplorable. Durant les années 1880, leur propagande très empreinte de romantisme révolu­tionnaire touchait une audience assez large dans les milieux ouvriers, à la manière de celle évoquée par Yves Lequin pour la région lyonnaise[18]. Il leur faudra quelques années, à la faveur de l’Affaire Dreyfus et d’un investisse­ment nouveau dans les syndicats ouvriers pour reconstituer une image attractive, mais qui sentira toujours la poudre.

Anthony LORRY


[1] Cité par Jean-Paul BRUNET, « Constitution d’un espace urbain : Paris et sa banlieue de la fin du XIXe siècle à 1940 », Annales ESC. n° 3, mai-juin 1985, p. 643.

[2] Pour tout ce qui concerne le plan national, cf. Jean MAITRON, Le mouvement anarchiste en Fran­ce, t. 1 : Des origines à 1914, Paris, Gallimard, 1992, (tel).

[3] Gaetano MANFREDONIA, « Lignées proudhoniennes dans l’anarchisme français », in Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 10, 1992, p. 32.

[4] Digeon s’exprima en ces termes : « Malgré la suppression de tous les gouvernements que nous pré­conisons, nous entendons vivre quand même sous une direction quelconque. Mais au lieu d’avoir soit à la Chambre, soit au Sénat huit cent individus qui ne connaissent pas le premier mot de la question sociale, nous serions représentés par des délégués corporatifs, qui se fédéreraient et qui, en somme, formeraient une société libertaire et humanitaire […] Le rap­port de police précisait que ce discours était « peu goutté » des anarchistes. Archives de la Préfecture de police, Ba/73, meeting du 10 février 1884.

[5] Le Gaulois du 25 mars 1892. Cf. Aussi L ‘Eclair du 20 mai 1892.

[6] Jean GRAVE, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion, 1973, p. 218. Sur Duval, cf. Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste, présenté par Marianne Enckell, Paris, Ed. Ouvrières, 1991, 254 p. (La part des hommes)

[7] Selon Jean-Paul Brunet, la violence verbale est « une des caractéristiques essentielles des responsables ouvriers et socialistes de Saint-Denis », Une banlieue ouvrière : Saint-Denis. Problèmes d’implantation du socialisme et du communisme, 1890-1939, Thèse d’Etat, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1978, p. 486, note 27.

[8] « Un anarchiste fumiste », Le Journal de Saint- Denis n° 826 du 4 mai 1890.

[9] La Révolte n » 32 du 18 au 24 mars 1891, cité par Jean Maitron, op. cit., p. 260.

[10] Elles étaient les suivantes : « A bas la Police ! A bas l’Autorité ! Mort aux Exploiteurs ! Mort aux traîtres ! Du pain ou du plomb ! A mort et vengeance à la police de Clichy »

[11] Henri Varennes, De Ravachol à Caserio (notes d’audience), Paris, s.d., Garnier frères, p. 5 et 6.

[12] Alexandre Croix, « Le terrorisme anarchiste ». Le Crapouillot, numéro spécial « L’anarchie », jan­vier 1938, p. 21.

[13] Gazette des tribunaux, 16 juin 1898. Cité par Jean MAITRON, Le mouvement anarchiste…, op. cit., p. 411.

[14] Viard, secrétaire du groupe anarchiste de Saint-Ouen, est le dernier communard célèbre enco­re en activité au cours du 1er mai 1891.

[15] Sur Saint-Ouen, cf. l’article de Catherine Kernoa : « L’enjeu municipal au XIXe siècle : le cas de Saint-Ouen », Bulletin du Centre d’histoire de la Fran­ce contemporaine, n° 13, 1992, pp. 5-27.

[16] Jean MAITRON, Le mouvement anarchiste…, op. cit., p. 203.

[17] Début septembre 1891, la Jeunesse libertaire de Saint-Denis annonçait qu’elle s’était ralliée à l’idée de Sébastien Faure d’éditer une brochure. Elle parut sous le titre : L’Anarchie en cours d’assise. L affaire de Clichy. Jean Maitron en a reproduit une partie dans son petit livre Ravachol et les anarchistes, Paris, Galli­mard, coil. « folio histoire » n° 41, 1992.

[18] « Les thèmes que développent les anarchistes correspondent donc trop à un sentiment profond des masses ouvrières pour que leur influence ne dépasse pas, largement, sous des formes multiples, la petite cohorte des compagnons. » Yves LEQUIN, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914), T. 2 : Les intérêts de classe et la République, Presses universitaires de Lyon, 1977, p. 286.

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