Par droit de compétence
Le témoin Jacob n’utilise pas son expérience pour sa gloire et son seul profit. C’est un homme, que l’Administration Pénitentiaire n’a pas réussi à briser et qui, depuis sa libération, le 31 décembre 1927, entend dire sa douloureuse expérience et écrire contre une institution totale qui annihile une liberté considérée ici comme un des principes fondamentaux de la pensée anarchiste et individualiste. Les quelques lettres échangées avec le député des Hautes Alpes Ernest Lafont, au début de l’année 1932, exposent le discours pénal et les théories judiciaires de l’anarchiste à l’occasion de la proposition de loi Sibille sur la peine des travaux forcés, proposition envisagée comme un cautère sur une jambe de bois par l’ancien fagot qui n’a ici rien perdu de son mordant.
Comme Jacob le rappelle dans la missive du 11 janvier, Louis Ernest Lafont avait été au procès d’Amiens en 1905 l’avocat d’un des Travailleurs de la Nuit (Alcide Ader) et était depuis resté attaché à une certaine culture humaniste. Le député Lafont adhère à la SFIC après le congrès de Tours en 1920 mais abandonne le parti communiste trois ans plus tard. Durant sa carrière parlementaire, l’homme se présente comme un ardent défenseur des classes laborieuses et défavorisées en intervenant sur des questions comme la défense des consommateurs, le développement des coopératives ouvrières et paysannes ou encore la gratuité de l’enseignement[1].
Le 16 décembre 1931, Le Petit Parisien, que mentionne Jacob dans sa première lettre, publie en troisième page un article rendant compte de la proposition de loi du député Maurice Sibille qui réforme l’exécution de la peine des travaux forcés. Celle-ci a portant été déposé par l’ancien doyen de la Chambre des Députés le 09 juin 1929. Maurice Sibille est né à Nantes le 21 juillet 1847. Cet avocat de profession occupe le poste de député de la Loire inférieure de 1889 à sa mort en 1932. Il siège parmi les républicains de gauche et, comme son collègue Lafont, se montre préoccupé de questions sociales. Il est, par exemple, le rapporteur de la loi de 1892 sur le travail des femmes et des enfants dans les usines ; il intervient de nombreuses fois dans le débat sur le repos hebdomadaire. A la fin de sa carrière, le problème des relations extérieures et des colonies semblent l’absorber.
La réforme du bagne ainsi proposée peut soulager la Guyane en ce sens qu’elle limite l’envoi des condamnés. La proposition de loi Sibille n’en constitue pas moins une des étapes de la suppression de cette institution. Il s’agit, d’après Le Petit Parisien, d’une révision des textes préparés par la commission parlementaire réunie en 1924 à la suite des articles d’Albert Londres. Alexandre Jacob s’insurge d’un débat qui, à l’Assemblée Nationale, utilise mal à propos les écrits du Docteur Rousseau.
De là le discours que Jacob développe au député Lafont, interpellé avec ironie avec un « Cher camarade » en réponse au « Cher citoyen » donné par ce dernier qui se demande à quel titre Alexandre Jacob s’occupe de ces questions. L’anarchiste débute sa longue lettre en revendiquant le « droit de compétence » et en rappelant qu’il n’a pas accès à la citoyenneté depuis 1905. Pour Alexandre Jacob, cette réforme « sent le huguenot de l’Armée du Salut à plein nez ». Il convient de dénoncer, selon lui, l’hypocrisie de mesures qui, sous couvert d’efficacité et de charité, ne constitueraient qu’une aggravation de l’existence des forçats.
La proposition de loi donne en effet aux cours d’assises le pouvoir de transporter ou non un condamné non relégable en fonction de l’estimation de sa dangerosité sociale. Pour Alexandre Jacob, la réforme Sibille ouvre la porte de l’arbitraire pour les verdicts rendus. Dans le deuxième cas, celui où l’on n’envoie pas le condamné au bagne, la peine se change en réclusion métropolitaine.
Si la relégation ne disparaît pas, la peine du doublage et celle de la résidence perpétuelle sont en revanche supprimées. Il s’agit de résoudre le problème des libérés, dénoncé avec véhémence par Albert Londres ; leur existence misérable en Guyane ne faisant qu’accroître celui de la transportation. Le maintien de la relégation conçue comme une épée de Damoclès pesant sur le condamné non amendé, doit dès lors s’envisager pour Alexandre Jacob comme une aggravation d’un système qu’il critique vertement avec ironie mais aussi avec amertume le 5 janvier 1932. Ainsi peut-il demander au député Lafont, l’envoi en relégation des chômeurs « pour remédier à la crise » !
L’ancien bagnard s’insurge face à de soi-disant préoccupations sociales de la part du législateur luttant contre une « ignominie » ramenée à la seule homosexualité du fagot. Il reproche aussi et surtout au député Lafont d’avoir voté un texte qui favorise en tout point la répression là où la prévention eut été selon lui amplement souhaitable. L’exemple belge constituerait selon lui un contre-exemple significatif de la pratique pénale française en insistant sur la réinsertion et les soins apportés aux détenus. Or, souligne Jacob, de cela, il n’est point question dans le projet Sibille. Bien au contraire, le texte ne fait aucune mention du devenir des libérés qui doivent se payer le retour en France métropolitaine. Mais ceux-ci ne disposent d’aucune ressource et tombent de fait sous le coup d’une loi sur le vagabondage strictement appliquée dans la colonie française.
La pensée d’Alexandre Jacob s’inscrit finalement dans un cadre éminemment politique puisque, pour l’anarchiste, la prison est une réponse capitaliste au principe de lutte des classes. Elle se justifie selon lui par une définition erronée du criminel conçu comme un élément minoritaire de la société. Pour lui, c’est tout le contraire et cela démontre l’inutilité et la nocivité du monde carcéral : l’honnête homme est un criminel qui a réussi à passer entre les mailles du filet policier et judiciaire. Et si le criminel constitue de fait une majorité sociale, la prison n’a pas de raison d’être et le bagne devrait être supprimé.
16 décembre 1931
La Chambre a modifié hier le régime de la relégation :
la Chambre a donné hier, par un texte de loi, une sanction à l’une des grandes enquêtes du Petit Parisien, celle qui a eu trait au bagne et à ses misères. Au début de la séance de l’après-midi a, en effet, été adoptée sans débat, au Palais-Bourbon, une proposition de M. Maurice Sibille modifiant « les conditions d’exécution de la peine des travaux forcés » et de la relégation à la Guyane. Cette proposition a pour principal objet :
1) de donner à la cour d’assises le pouvoir de dispenser de la transportation le condamné non relégable qui subira une peine de réclusion non aggravée ;
2) d’abroger l’obligation à la résidence temporaire (doublage) ou perpétuelle.
L’initiative de M. Maurice Sibille a été appuyée par un remarquable rapport de M. Maurice Drouot qui en fait ressortir l’équité et qui, parmi les approbations apportées à la proposition, a signalé celles de la Société générale de législation criminelle et des prisons et du Comité d’étude et d’action pour la diminution du crime.
Le rapporteur a souligné en ces termes la nécessité de modifier les dispositions actuellement en vigueur :
On s’accorde à reconnaître que la transportation n’a qu’un avantage, qui d’ailleurs est important : elle débarrasse la société d’individus indésirables. Mais les condamnés sont voués à l’immoralité la plus abominable : les libérés astreints à la résidence ne peuvent ni travailler ni se reclasser ; les témoignages résumés par M. Sibille dans l’exposé des motifs qui précédait son premier texte (et que le docteur Rousseau a confirmé dans un livre récent) sont probants.
Aussi, en 1908, le sénateur Chautemps avait proposé de supprimer la transportation : le sénateur Bérenger défendait contre le professeur Garçon cette proposition ; après l’enquête dont le dossier a été publié en 1923 dans Le Petit Parisien et dont les résultats ont été confirmés par M. Péan, une commission réunie au ministère des Colonies préparait une étude qui aboutissait aux décrets du 15 septembre 1925 tandis qu’en 1924 une autre commission réunie au ministère de la Justice, s’inspirant d’une idée du professeur Garçon et sur le rapport du professeur Louis Huguenay, estimait, d’une part, qu’il convenait de donner aux juges le pouvoir de dispenser de la transportation pour leur faire subir une réclusion aggravée, ceux des condamnés aux travaux forcés à temps non relégables qui, en raison de leurs antécédents et des circonstances mêmes de leurs crimes, paraîtraient dignes de cette mesure ; d’autre part, d’instituer une peine de réclusion resserrée, c’est-à-dire une réclusion que subirait le condamné qui, dans les cinq ans de sa libération, commettrait une infraction de droit commun sanctionnée par une condamnation à une peine privative de liberté n’entraînant ni transportation ni relégation.
M. Sibille a repris le texte préparé par la commission de 1924, l’a révisé heureusement et l’a complété par l’abolition de la résidence obligatoire, temporaire ou perpétuelle. L’article premier dispose que « toute juridiction prononçant une condamnation aux travaux forcés à temps peut dispenser de la transportation le condamné non relégable ».
Les condamnés à perpétuité et les condamnés à temps relégables seront toujours transportés ; les condamnés à temps non relégables le seront également, s’ils n’en sont dispensés par les juges. C’est donc, dans ce cas, la cour d’assises qui en décidera d’après les éléments qu’elle aura trouvés dans le dossier.
Au terme de l’article 2, le condamné dispensé de la relégation subira une peine de réclusion aggravée dont la durée sera égale à celle de la peine de travaux forcés qui aura été prononcée contre lui. L’aggravation, c’est le régime cellulaire dont la vertu répressive et éducative est attestée par l’expérience qui en a été faite, notamment en Belgique ; c’est aussi l’obligation de subir la peine entière sans bénéficier ni de la réduction du quart, ni de la libération conditionnelle.
L’article 5 abroge pour les condamnés transportés l’obligation de la résidence temporaire ou perpétuelle à la colonie, cette obligation, d’après les témoignages dont M. Sibille a fait état, et qui se sont exprimés à l’assemblée qu’a tenue la Société des prisons le 29 janvier 1930, établissent, comme l’a constaté M. Matter, que les « doublards » sont à la colonie « sans aucun secours et sans la possibilité de travailler ». Mais si certains condamnés à temps aux travaux forcés ne sont pas transportés et si les condamnés transportés ne sont plus soumis à l’obligation de résidence, il importe de donner aux uns et aux autres une raison de ne plus commettre ni crime ni délit grave ; s’ils ne se montrent pas dignes de demeurer dans la métropole, ils doivent en être expulsés. C’est pourquoi l’article 4 de la proposition de M. Sibille les frappe de relégation.
En conclusion M.Maurice Drouot s’exprime ainsi : la transportation sera réservée aux seuls condamnés qu’un intérêt de sécurité publique commande d’éloigner de la métropole ; aux autres sera épargnée l’ignominie dénoncée par les témoins dignes de foi qui ont visité la Guyane ; les transportés étant moins nombreux, il sera plus aisé de conjurer enfin cette ignominie ; on pourra les répartir en catégories et pratiquer le régime de la séparation cellulaire dans l’intérêt de la morale et de la discipline ; les condamnés dispensés de la transportation subiront une peine d’internement qui ne sera pas moins redoutée que celle de la déportation et qui, par la valeur moralisatrice, lui sera supérieure : la menace de la relégation sera pour les dispensés de la transportation et pour les transportés libérés une raison de ne pas commettre de nouvelles fautes : enfin la réforme ne sera pas onéreuse pour l’État.
Individualisation et exemplarité de la peine, relèvement moral du condamné, protection de la sécurité publique dans la métropole : telles sont les caractéristiques de la proposition de M. Sibille ; c’est faire œuvre de progrès que de la faire passer dans notre législation.
Ajoutons que la proposition Sibille ne deviendra définitive qu’après approbation par le Sénat.
Cher camarade,
J’apprends avec quelque retard, par l’entremise d’un numéro du Petit Parisien du
16 décembre, les grandes lignes du projet libellé sur la réforme de la transportation voté par la Chambre et en passe de l’être par le Sénat.
Des réformes de ce goût-là on s’en passerait. Il n’y a donc que des abrutis de mystique morale et religieuse parmi vos collègues s’occupant de ces questions, puisqu’ils ne savent rien construire sur le plan purement humain. Cela sent le huguenot de l’Armée du Salut à plein nez. On supprime le doublage, mais on le remplace par la relégation.
On autorise le président des assises de ne pas transporter en Guyane, mais en ce cas le sujet subira, à titre de bienveillance, le régime de la réclusion aggravée, consistant dans l’isolement individuel sans bénéfice du quart d’année. Quelle hypocrisie !
Lorsque l’on compare les pratiques pénitentiaires de certains États de l’Amérique du
Nord, et même du Sud, de la Belgique, de la Russie, cela donne la nausée.
Le doublage, tel qu’il est appliqué, permet au libéré d’être libre – libre surtout de crever
de faim, c’est entendu -, mais libre enfin de pouvoir s’évader et d’aller chercher pâture ailleurs. Tandis que relégué, il sera détenu. Ne trouvez-vous pas qu’il y a là un remède tout indiqué pour remédier à la crise du chômage ? Si on reléguait tous les chômeurs
? Quant à la bienveillance de la réclusion aggravée, ce régime barbare qu’Enrico
Ferri a déclaré la plus grande erreur pénitentiaire du XIXe siècle, on peut se demander
si le rapporteur du projet ne se fout pas du public, notamment lorsqu’il a le toupet de citer l’expérience belge comme « vertu éducative », cependant que le système cher à
Dupectieux grâce aux efforts combinés de Vandervelde et du Dr Worveck y est en pleine faillite. Pis encore. Le rapporteur s’autorise du livre du Dr Rousseau pour appuyer sa thèse, alors que tout l’ouvrage – que je vous ai adressé il y a plusieurs mois
– est une critique objective et sévère de toutes les pratiques pénitentiaires françaises.
Le Dr Rousseau en est outré et voudrait bien avoir le numéro de L’Officiel où ce débat
à la Chambre est inséré. Son intention est de protester contre l’esprit étroit et barbare de cette prétendue réforme par la voie de la presse – si toutefois nous trouvons une feuille pour y faire bon accueil -, afin de modifier si possible le vote du Sénat. Sachant tout l’intérêt que vous portez à ces sortes de questions, j’espère que vous voudrez bien m’adresser le renseignement demandé et ajouter, de surcroît, quelques noms de sénateurs à qui on pourrait envoyer la protestation.
Avec mes remerciements anticipés, veuillez agréer, cher camarade, l’expression de mes sentiments les meilleurs,
Jacob
Cher citoyen,
J’ai bien reçu votre lettre du 5 janvier.
La loi qui vous intéresse et qui intéresse également le Dr Rousseau n’a été l’objet d’aucune discussion à la Chambre. Nous avons accepté sans débat le texte du Sénat bien qu’il nous ait paru très insuffisant et sur certains points dangereux, mais nous avons considéré que la réforme essentielle, la suppression du doublage ne pouvait être retardée ; nous nous sommes réservé, bien entendu, de reprendre la question dans une proposition nouvelle où pourraient être apportés tous les correctifs nécessaires.
Je vous serai reconnaissant de bien vouloir me préciser à quel titre vous vous occupez de cette question avec tant de compétence et avec une si réelle connaissance du droit pénal français et étranger.
Votre bien dévoué,
Lafont
Cher camarade,
Permettez-moi de vous faire remarquer, très amèrement d’ailleurs, que je ne suis pas citoyen. Je l’ai été, dit-on, mais ne le suis plus depuis le 22 mars 1905, à l’issue d’un procès où vous défendiez mon ami et coaccusé Ader qui, du reste, fut acquitté. Je n’ai jamais perdu le souvenir de votre mâle attitude lors de ce débat et de votre courage moral en répondant au président Wehekind qui reprochait à votre client d’être anarchiste
: « Moi aussi je suis anarchiste. » Il y a tant de muets et lèche-culs parmi vos confrères qu’un tel geste est à considérer. Par ailleurs si vos convictions politiques ont évolué, votre caractère est toujours de la même trempe. C’est pourquoi je préfère vous donner du cher camarade que du cher député.
Vous me demandez à quel titre je m’occupe des questions pénitentiaires ? Mais par droit de compétence. Croyez-vous que si les étourneaux avaient l’usage de la parole ils ne seraient pas idoines à parler cages et volières ? C’est mon cas. N’ai-je pas purgé et de la prison et de la réclusion et des travaux forcés pendant vingt-cinq ans, deux mois et huit jours ? J’ai à coeur de participer, même que par très faibles moyens, à toute amélioration des pratiques pénitentiaires, afin de soulager, adoucir le sort de mes frères de misère. Assurément me vanterais-je en soutenant que la pensée première de ces questions fut d’apporter quelques remèdes à ces maux. J’ai fait du droit criminel pour bien connaître les règles et les lois et les mieux violer. C’est ainsi que sur sept comparutions devant le Conseil de guerre maritime, j’obtins six acquittements. Par la suite, et ceci ne contrariant pas cela, je pris plaisir à aider mes compagnons de chaîne à mieux se défendre contre la barbarie des règles auxquelles nous étions assujettis. Ayant eu la veine de m’en sortir, j’aurais pu, comme tant d’autres, renier mon passé, mépriser mes amis d’hier, et ne plus m’occuper de ceux qui, moins chanceux que moi, y sont encore. Ce n’est pas ma manière.
Je sais ce que c’est que la plus pénible des misères, je n’ignore pas les plus dures des souffrances. Aussi bien soulager, adoucir le sort des misérables est pour moi une grande satisfaction, une des raisons de vivre.
Il y a peut-être une pointe d’ironie de votre part en me trouvant « tant de compétence et une réelle connaissance du droit pénal français et étranger ». Permettez-moi de vous répondre sans la moindre vanité que, autodidactement, j’ai fait du droit avec Garraud,
G. Vidal, Cruche (pardon Cuche), Tarde, Lombroso, Garofalo, Enrico Ferri, Hugueney, Maxwell, Beccaria, Bentham, de Rossi, Von Litz, Prius, Van Hamel, que je cite pêlemêle, et d’autres auteurs que j’oublie. On trouve là-dedans quelques idées plutôt archaïques que neuves, des aperçus philosophiques, des sentences, de la littérature et du charabia. Quand on songe que le criminologue le plus représentatif de l’école française,
Gabriel Tarde, n’a pas su s’évader de cette impasse « faire souffrir sans faire mourir, ou faire mourir sans faire souffrir ». Pensée sino-latine et médiévale. Quelle pitié ! Tous ces savants de cabinets ne connaissent rien du grand livre de la vie. Tous leurs systèmes sont construits en fonction de leurs idées personnelles, de leurs croyances et surtout de leurs intérêts de classe. À la base de toutes les écoles, de toutes les doctrines – sauf la soviétique (ne supposez pas que je suis communiste, mon individualisme se cabre devant ce nouveau caporalisme) – il y a une erreur, disons le mot, un mensonge capital. Celui-ci : la délinquance est l’exception, l’honnêteté la règle. C’est le contraire qui est exact. Combien y a-t-il d’individus qui, à l’âge de 20 ans, n’ont jamais enfreint les prescriptions du code pénal ? Peut-être un sur vingt mille. Et encore. Et cela est normal. Dans l’état actuel de nos sociétés, il ne saurait en être autrement. Aussi bien, pourquoi infliger des peines atrocement afflictives aux malchanceux qui ont chuté dans les filets du code ? Le criminel est tout simplement un honnête homme qui n’a pas réussi. Inversez la proposition et vous avez la définition de l’honnête homme. L’unanimité des auteurs soutient qu’il faut des peines sévères, dures, afflictives afin que les honnêtes gens puissent vivre en paix.
Balançoires. Phrases sonores mais creuses. De fait ceux qui vivent en paix, largement, grassement, copieusement, ce sont les plus nocifs des malfaiteurs.
Un code dont on extirperait ce mensonge, qui est la pierre angulaire de toute répression barbare, un code qui ferait table rase des concepts châtiment et expiation, un code qui viserait à prévenir plutôt qu’à réprimer, complété par une science pénitentiaire soucieuse avant tout d’amendement, voilà qui honorerait un pays civilisé. Ce ne sera certainement pas l’œuvre de la France. Ainsi amender signifie bonifier, rendre meilleur.
Or, en France, et j’en arrive ainsi par un long détour au projet Sibille, en France dis-je, le législateur n’a souci que de châtiment. Dans l’exposé de son rapport, votre collègue – j’ai oublié honorable, excusez-m’en – M. Maurice Drouot reconnaît que le bagne est une ignominie, laquelle ignominie sera évitée aux bénéficiaires de la réclusion aggravée, mais sera cependant subie par les autres. Et savez-vous ce que votre collègue, très honorable collègue, entend par ignominie ? Rassurez-vous ce ne sont pas les sévices de la règle et du climat, ce ne sont pas les vols, les brigandages commis par les agents et les fonctionnaires contre les forçats, ce n’est pas la gabegie, c’est tout simplement la pédérastie. Mais coquin de sort, ils n’ont rien entre les cuisses vos collègues, ils sont châtrés.
Que voulez-vous que les forçats fassent de leurs gamètes ? C’est naturel cela. Naturel comme boire, manger et respirer. Cela résulte des conditions spéciales auxquelles ils sont assujettis plutôt que de leur vouloir. Est-ce une raison pour les gratifier de la réclusion aggravée ?
Et en cellule est-ce que le détenu ne se masturbe pas jusqu’à en perdre la raison ? J’en sais quelque chose. J’ai purgé neuf ans de cachot, les pieds aux fers, et en tout treize ans de régime cellulaire. Je n’ai nulle honte de l’avouer, je me tapais sur le nœud au moins deux fois par jour. Il est vrai que j’ai évité la pédérastie, peut-être aussi parce que j’ai pu approcher de très près des femmes d’agents et de fonctionnaires. Certes, je conçois fort bien qu’en matière de législation pénale, en France surtout où l’esprit public est ignorant de ces questions, le législateur se montre opportuniste, n’allant lentement que par courte étape, et exige peu afin de réaliser quelque chose plutôt que rien.
Tout de même cette réclusion aggravée serait une honte si elle était définitivement légiférée.
Les professeurs Garçon et Hugueney, qui en sont les parrains, n’ont pas dû épuiser beaucoup de matière grise pour accoucher de cette barbarie. Syllogisme tiré du système triparti de l’échelle des peines.
Prison ; réclusion ; travaux forcés. Donc, puisque par faveur on enlève la transportation, il convient de créer une peine mixte plus sévère que la réclusion tout court. Et voilà. Comme c’est simple. Je le répète, on ne vise ici qu’à réprimer et pas du tout à amender, à rendre meilleur, donc à rendre le sujet plus utile au corps social. Que ferez-vous d’un homme qui a tiré cinq ans de réclusion aggravée ? Un homme-sandwich ? Un mendigot ? Un sacristain ? Peut-être. Un récidiviste, c’est possible. Un tapé, à coup sûr.
Et on a eu le toupet d’écrire dans l’un des articles que le séjour en cellule pourrait être prolongé sur la demande du détenu. Dans vingt-cinq ans de bagne, je n’ai connu qu’un seul transporté qui se plaisait en cellule. C’était Roussenq, un pauvre fou, un hystérique. À Melun, j’ai connu un réclusionnaire qui, gracié après vingt ans de réclusion, ne dépassa pas le pont de la Seine le jour de sa libération. Il ne savait plus vivre en liberté. Les agents durent l’accompagner à la gare de destination de sa commune. Je prévois l’objection. Ainsi, me dira-t-on, à Louvain, en Belgique, où les détenus purgent des peines de cellule de dix à quinze ans, le système donne de bons résultats. En Belgique, c’est possible. Mais oseriez-vous comparer le mode d’exécution du régime cellulaire belge avec le français ?
En Belgique, la discipline est tempérée par mille petits accommodements et quelques douceurs qu’ignore le régime français. Bref, les deux régimes, bien que cellulaires de nom, ne se peuvent objectivement comparer en fait. En Belgique, les détenus malades, les tuberculeux notamment, sont réellement soignés. En France, on les met dans des caves humides. Autre question. Fidèle à la tradition parlementaire, la loi Sibille laisse au pouvoir exécutif le soin de légiférer le règlement d’administration publique qui détermine le mode d’exécution de la peine de la réclusion aggravée. En sorte que le véritable législateur, c’est l’administration pénitentiaire. Si jamais cette abomination est votée, réclusionnaires aggravés, mes frères, je vous plains. Étranglez plutôt un gaffe pour aller aux durs. Malgré l’ignominie vous y serez mieux. Au moins, avec une chance de réussite sur dix mille, vous pourrez en jouer un air.
Je termine. C’est la suppression du doublage, cher camarade, qui, personnellement,et par opportunisme, vous a fait voter ce projet. Très bien. En effet, le gain est d’importance. Toutefois, examinons la question de près. Dans quelles proportions estimez- vous qu’il y aura des réclusions aggravées ? À mon avis, tous les primaires – encore un terme qui me fait rigoler – qui seront condamnés de cinq à dix ans de travaux forcés. En sorte que ne seraient transportés que les peines de quinze, vingt et perpétuelles.
Vous voyez où je veux en venir. À mon convoi de 1906, il y avait 682 forçats. Six mois après il en restait 128. Si ce n’était pas par rétroactivité, les petites peines bénéficieront de la loi Sibille ; vous admettrez que ceux qui seront transportés après sa promulgation ne seront pas nombreux à en bénéficier. N’importe, je le redis, le gain est d’importance. Cependant, méfions-nous. Il y a dans l’article 4 une disposition dont les conséquences sont à méditer. Savez-vous qu’en Guyane la loi sur le vagabondage est de droit étroit ? Pour vagabondage – et est réputé en cet état tout libéré ne travaillant pas – et comme il n’y a pas de travail, presque tous les libérés sont sous le coup de cette loi ; pour vagabondage, dis-je, un libéré peut être condamné à une peine supérieure à un an d’emprisonnement. De même pour infraction à l’interdiction de séjour. Or vous voyez le danger ; je veux dire l’arbitraire. L’administration pénitentiaire ne manquera pas de faire jouer cette prescription pour maintenir ses effectifs de la relégation. Aux termes de la loi de 1885, il fallait au moins quatre condamnations pour être relégué. Avec la loi Sibille, tout transporté primaire pourra être relégué à sa deuxième infraction.
En résumé, au lieu et place de la réclusion aggravée, pourquoi ne pas maintenir le régime de la réclusion tout court ? Est-ce que les femmes condamnées aux travaux forcés ne purgent pas leur peine à Rennes au régime de droit commun ? D’autre part, puisque le contexte parle de sujets intéressants, pourquoi aggraver le mode d’exécution de la peine qu’ils doivent subir ? N’estimez-vous pas que voilà une drôle de façon d’estimer les cas intéressants ?
Excusez-moi, cher camarade, de la longueur de mes explications. Il y aurait encore tant à dire.
Avec mes remerciements, je vous prie d’agréer, cher camarade, l’expression de mes sentiments les meilleurs,
Jacob
[1] Dictionnaire des Parlementaires français 1880-1940.
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