Malheur à ceux qui restent sourds


Acte horrible, froid, haineux et sanguinaire pour les uns, initiative terrible d’un désespéré pour les autres, la bombe qui éclate à 16h10, le 09 décembre 1893 au Palais Bourbon suscite l’incompréhension, la peur, la colère mais aussi pour certains l’enthousiasme et l’admiration. « Qu’importent les victimes si le geste est beau ; qu’importent de vagues humanités si par elles s’affirme l’individu » déclame le poète libertaire Laurent Tailhade au cours d’un banquet littéraire. Sacrilège révélateur. C’est à la République que l’on s’est attaqué ! Et, parmi les vagues humanités, une soixantaine de personnes blessées, se trouvent des élus du peuple  considérés comme autant de bouffes-galette par ceux-là même vers qui se pointe un doigt accusateur !

Trois jours après, trois jours seulement, l’assemblée nationale vote la première des trois lois scélérates ; elle modifie la loi de 1881 sur la liberté de la presse et punit tout ce qui, de près ou de loin, peut s’apparenter à de l’apologie de crime. Le 18 décembre, la deuxième loi est adoptée ; elle autorise des poursuites contre tout groupe ou toute personne soupçonnés de préparer un attentat. Précipitation ? Dérapage contrôlé et sécuritaire alors que depuis presque quatre ans le scandale de Panama secoue et ternit l’image de l’ensemble de la classe politique ? Manipulation ? La démocratie a du plomb dans l’aile …  mais le débat à la suite des travaux de Jean Maitron en 1948  reste grand ouvert.

« Messieurs, la séance continue » a clamé presque immédiatement Charles Dupuy qui présidait les débats à l’aquarium pour calmer la panique naissante après l’explosion. La séance continue ; la phrase est entrée dans l’histoire et la chasse aux anarchistes s’amplifie. Le coupable, lui, est connu ; il fait partie de la vingtaine de personnes interpelées. Il est anarchiste. Il reconnait les faits. C’est un traîne-misère comme dans la chanson écrite par Jean-Baptiste Clément en 1873 et mise en musique dix ans plus tard par Marcel Legay. Mais, à la différence de la masse inerte et soumise des prolétaires décrite par l’auteur du Temps des cerises, nul doute que l’indigence qu’il connait depuis sa plus tendre enfance a nourri sa révolte et justifié son acte de propagande par le fait.

La vie d’Auguste Vaillant ressemble en effet à celle des personnages de ces romans feuilletons populaires qui font les riches heures de la presse de la Belle Epoque. Il est né le 27 décembre 1861 à Mézières. Petits boulots, pauvreté, faim précèdent de révélatrices condamnations pour infraction aux transports, grivèlerie, etc.  Installé très tôt à Paris, il a du mal à subvenir aux besoins de sa famille. L’homme est marié et a une fille, Sidonie. La fréquentation des anarchistes de la capitale lui permet de développer sa culture générale, mais surtout de politiser une colère qui ne fait que grandir à la suite de l’expérience ratée en Argentine. Pendant trois ans, de 1889 à 1893, il tente vainement de monter une exploitation agricole dans la province du Chaco, au nord du pays, région pauvre et inhabité[1].  Vaillant est de retour en France vers mars 1893. Mais il ne parvient toujours pas à nourrir sa famille ; la mode est à la propagande par le fait et à la répression. Vaillant veut aussi venger Ravachol. On connait la suite.

Son procès s’ouvre le 10 janvier 1894 ; une séance suffit pour l’envoyer  à la guillotine et, malgré les appels à la clémence[2], le président Carnot refuse la grâce de l’anarchiste. Il n’a pourtant tué personne. C’est l’axe principal d’une défense assurée par Me Labori ; c’est encore ce que clame vainement Vaillant. Son geste est politique mais la presse ne retient que la terreur engendrée. L’homme, son propos, ses  actes … et même sa profession de foi ne pouvaient qu’être vulgaires. De la sorte, Albert Bataille dans  ses Causes criminelles et mondaines[3] ne manque  pas, comme ses confrères, de discréditer et le fond, et la forme de la justification de Vaillant. Le 5 février 1894, le couperet de la veuve tombe ; l’anarchiste a eu le temps de crier « Mort à la société bourgeoise et vive l’anarchie ! »

Déclaration de Vaillant 1894

Et Vaillant tire de sa poche un petit cahier d’écolier, soigneusement réglé, avec des marges. Ce petit cahier, je l’ai eu entre les mains. Il exhale une violente odeur d’iodoforme, car Vaillant l’a gardé sur lui pendant qu’on le soignait à la Conciergerie pour sa plaie de la jambe.

Il est couvert d’une écriture appliquée, avec de belles majuscules ornementées, des paraphes de fourrier qui soigne son cahier de rapports.

Un graphologue découvrirait dans l’écriture ascendante de ce factum les caractéristiques de la préten­tion et de l’orgueil, de cet orgueil démesuré que Vail­lant affichait pompeusement, presque naïvement, dans cette phrase : « La lutte est engagée entre la société et moi ! »

II y trouverait aussi une autre caractéristique de l’accusé, l’impatience, cette impatience qui l’a empêché de retourner s’assurer de l’état des lieux avant de lancer sa bombe.

Cette fois encore, Vaillant n’a pas su attendre.

Visiblement son mémoire ne devait être lu au jury qu’après la plaidoirie de son avocat, car il débute par ces mots :

Messieurs,

Je n’ai que quelques mots à ajouter à ce qui vient d’être dit par Me Labori…

Et il continue, d’une voix haute et comme agressive :

Dans quelques minutes vous allez me frapper, mais, en recevant votre verdict, j’aurai au moins la satisfaction d’avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l’on peut voir un seul homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d’accaparer toutes les richesses sociales, pendant que l’on voit des cent mille malheureux qui n’ont pas seulement le pain que l’on ne refuse pas aux chiens, et que l’on voit des familles entières se suicider faute d’avoir leur nécessaire.

Ah ! messieurs, si les dirigeants pouvaient descendre parmi les malheureux ! Mais non, ils veulent rester sourds à leurs appels. Il semble qu’une fatalité les pousse, à l’instar de la royauté du dix-huitième siècle, à rouler dans le précipice qui les engloutira, car malheur à ceux qui restent sourds aux cris des meurt-de-faim, malheur à ceux qui, se croyant d’essence supérieure, se reconnaissent le droit de laisser croupir et d’exploiter ceux qui sont en dessous d’eux, car il arrive un moment où le peuple ne raisonne plus ; il se soulève comme un ouragan et s’écoule comme un torrent. Alors on voit des têtes sanglantes au bout des piques.

Parmi les exploités, messieurs, il existe deux sortes d’in­dividus : les uns, ne se rendant pas compte de ce qu’ils sont et de ce qu’ils pourraient être, prennent la vie comme elle vient, croient qu’ils sont nés pour être esclaves et se contentent du peu qu’on leur donne en échange de leur travail ; mais il en est d’autres, au contraire, qui pensent, qui étudient, et, jetant un regard autour d’eux, s’aper­çoivent des iniquités sociales. Est-ce de leur faute à ceux-là, s’ils voient clair et souffrent de voir souffrir les autres? Alors ils se jettent dans la lutte et se font les porteurs des revendications populaires.

Messieurs, je suis un de ces derniers ! Partout où je suis allé, j’ai vu des malheureux courbés sous le joug du capital ! Partout, j’y ai vu les mêmes plaies qui font verser des larmes de sang, jusqu’au fond des provinces inhabitées de l’Amérique du Sud, où j’avais le droit de croire que celui qui était fatigué des peines de la civili­sation pouvait s’y reposer à l’ombre des palmiers et y étudier la nature. Eh bien ! là encore, plus qu’ailleurs, j’y ai vu le capital qui, semblable au vampire, venait sucer jusqu’à la dernière goutte de sang des malheureux parias.

Alors je suis revenu en France, où il m’était réservé de voir souffrir les miens d’une manière atroce. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Las de mener cette vie de souffrance et de lâcheté, j’ai porté cette bombe chez ceux qui sont les premiers responsables des souffrances sociales.

On me reproche les blessures de ceux qui ont été atteints par mes projectiles ? Permettez-moi de faire remarquer en passant que, si les bourgeois n’avaient pas massacré ou fait massacrer pendant la Révolution, il est probable qu’ils seraient encore sous le joug de la noblesse. D’autre part, additionnons les morts et les blessés du Tonkin, de Madagascar, du Dahomey, en y ajoutant les milliers, que dis-je ! les millions de malheureux qui meurent dans les ateliers, dans les mines, partout où le capital pressure.

Ajoutons-y ceux encore qui meurent de faim, et tout ça avec l’assentiment de nos députés. A côté de tout cela, combien pèse peu ce que l’on me reproche aujourd’hui !

C’est vrai que l’un n’efface pas l’autre, mais, en somme, ne sommes-nous pas en état de défense en répondant aux coups que nous recevons d’en haut ? Oh ! je sais bien que l’on me dira que j’aurais pu m’en tenir aux revendications par la parole ; mais, que voulez-vous ?, plus on est sourd, plus il faut que la voix soit forte pour se faire entendre.

Il y a trop longtemps que l’on répond à notre voix par des coups de prison, par la corde et par la fusillade, et ne vous faites pas d’illusion, l’explosion de ma bombe n’est pas seulement le cri de Vaillant révolté, mais bien le cri de toute une classe qui revendique ses droits et qui bientôt joindra les actes à la parole.

Car, soyez-en sûrs, l’on aura beau faire des lois, l’on n’arrêtera pas les idées des penseurs ; de même qu’au siècle dernier, toutes les forces gouvernementales n’ont pu empêcher les Diderot et les Voltaire de semer les idées émancipatrices parmi le peuple, toutes les forces gouvernementales actuelles n’empêcheront pas les Reclus, les Darwin, les Spencer, les Ibsen, les Mirbeau, etc., de semer les idées de justice et de liberté qui anéantiront les préjugés qui tiennent la masse en ignorance, et ces idées accueillies par les malheureux fleuriront en actes de révolte comme elles l’ont fait en moi, et cela jusqu’au jour où la disparition de l’autorité permettra à tous les hommes de s’organiser librement suivant leurs affinités, et où chacun pourra jouir du produit de son travail, où disparaîtront ces maladies morales que l’on nomme pré­jugés, ce qui permettra aux êtres humains de vivre dans l’harmonie, n’ayant plus comme aspiration que l’étude des sciences et l’amour de leurs semblables.

Je termine, messieurs, en disant qu’une société où l’on voit des inégalités sociales comme nous en voyons autour de nous, où nous voyons tous les jours des suicides causés par la misère, la prostitution qui s’étale à chaque coin de rue, une société dont les principaux monuments sont des casernes et des prisons, une société pareille doit être transformée le plus tôt possible, sous peine d’être rayée, à bref délai, de l’espèce humaine. Salut à celui qui travaille par n’importe quel moyen à cette transformation ! Voilà l’idée qui m’a guidé dans mon duel contre l’autorité, mais comme dans ce duel je n’ai que blessé mon adversaire, à lui de me frapper à son tour !

Maintenant, messieurs, quelle que soit la peine dont vous me frappiez,, peu m’importe, car, regardant cette assemblée avec les yeux de la raison, je ne puis m’empê­cher de sourire de vous voir, atomes perdus dans la matière, raisonnant parce que vous possédez un prolon­gement de la moelle épinière, vouloir vous reconnaître le droit de juger un de vos semblables.

Ah ! messieurs, combien peu de chose est votre assem­blée et votre verdict dans l’histoire de l’humanité ! Et l’histoire humaine à son tour est également bien peu de chose dans le tourbillon qui l’emporte à travers l’immen­sité et qui est appelé à disparaître, ou tout au moins à se transformer, pour recommencer la même histoire et les mêmes faits, véritable jeu perpétuel des formes cosmiques se renouvelant et se transformant à l’infini.


[1] Avec à peine 10000 habitants pour environ 99600 km² en 1895, le Chaco est un véritable désert humain. C’est aussi, à l’époque comme aujourd’hui, une des régions les plus pauvres de l’Argentine.

[2] L’abbé Lemire, blessé lors de l’attentat lance une pétition en faveur de Vaillant ; Sidonie, sa fille, écrit une poignante lettre à la femme de Carnot. Cette dernière sera recueillie par Sébastien Faure.

[3] Albert Bataille, op. cit., p.11-14.

Tags: , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

1 étoile2 étoiles3 étoiles4 étoiles5 étoiles (8 votes, moyenne: 5,00 sur 5)
Loading...

Imprimer cet article Imprimer cet article

Envoyer par mail Envoyer par mail


2 commentaires pour “Malheur à ceux qui restent sourds”

  1. Jacques dit :

    Magnifique discours de Vaillant… auquel fait écho la réaction de Jaurès lors du vote des lois scélérates : http://www.jaures.eu/ressources/de_jaures/le-triomphe-de-la-politique-daffaires/

  2. Jacques dit :

    Et l’on ne manquera pas de trouver violent Vaillant, ce qui peut aussi, en écho, rappeler ces paroles de Blanqui :
    « Oui, Messieurs, c’est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l’ont voulu ainsi ; ils sont en effet les agresseurs. Seulement ils considèrent comme une action néfaste le fait que les pauvres opposent une résistance. Ils diraient volontiers, en parlant du peuple : cet animal est si féroce qu’il se défend quand il est attaqué. »

Laisser un commentaire

  • Pour rester connecté

    Entrez votre adresse email

  • Étiquettes

  • Archives

  • Menus


  • Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur