Bernard is dead, lupinose is alive


Bernard ThomasBernard Thomas, journaliste, critique littéraire, romancier, est mort le 12 janvier dernier. Immédiatement, la presse (Figaro, Canard Enchaîné) a salué l’homme et l’écrivain, a souligné la puissance de sa verve et de sa causticité, a mis en avant l’auteur breton qui a exhumé de l’oubli historique l’Arsène Lupin marseillais. Seulement, les deux papiers parus dans le Nouvel Observateur le lendemain du trépas de cette plume multi-cartes que fut Bernard Thomas, outre le fait de verser dans une prose hagiographique somme toute normale puisque les morts sont d’autant plus de braves types que c’étaient des copains, ont vite fait de plonger sans aucun regard critique dans un fallacieux amalgame où l’on en oublierait presque l’anarchisme du principal intéressé.

Le deuxième article, en réalité sorti en 1998 à l’occasion de la réédition remaniée – mais si peu – chez Mazarine de la biographie de 1970, affirme même que l’honnête cambrioleur qui n’avait ni dieu ni maître a enfin trouvé son apôtre. Bigre ! Un apôtre qui se plante de numéro de matricule (34477 au lieu de 34777), un apôtre qui affirme détenir des sources qui ont été planquées dans une grotte en Normandie pendant la Seconde Guerre Mondiale (le fameux dossier d’instruction du procès d’Amiens) et que personne à part lui n’a revu depuis, un apôtre qui n’hésite pas à inventer l’histoire quand les sources manquent. Un apôtre enfin qui a fait du voleur illégaliste un extraordinaire aventurier pour mieux l’assimiler au gentleman cambrioleur de Maurice Leblanc. Bernard is dead, lupinose is alive. Et elle a encore de beaux jours devant elle si l’on en croit les deux textes qui suivent.

Bernard Thomas est mort

Créé le 13-01-2012 à 16h41 – Mis à jour à 17h02

Par BibliObs

Le critique dramatique du «Canard enchaîné» était aussi l’auteur de nombreux livres. Cet anar rigolard est mort, ce jeudi 12 janvier, à l’âge de 75 ans.

Critique dramatique au « Canard enchaîné » et auteur de nombreux livres, comme « la Croisade des enfants » ou « les Vies d’Alexandre Jacob », BERNARD THOMAS est mort ce jeudi 12 janvier 2012 à l’âge de 75 ans. (DR)

Les auditeurs du «Masque et la plume», où cet amoureux du théâtre a longtemps officié le dimanche soir, ne sont pas prêts d’oublier les interventions de Bernard Thomas, «du ‘‘Canard enchaîné » et de sa Bretagne natale».

C’étaient celles d’un enthousiaste, à la fois décontracté et admirablement cultivé, qui se souciait d’abord de rendre sa passion contagieuse. Celles d’un spectateur invétéré, qui parlait encore ce mercredi, dans l’hebdomadaire satirique où il avait fait son entrée en 1974, de l’«Inconnu à cette adresse» que jouent actuellement Gérard Darmon et Dominique Pinon au théâtre Antoine.

Mais ce journaliste plein de verve, qui avait participé au lancement du «Magazine littéraire» en 1966 et à celui de «l’Idiot international» de Jean-Edern Hallier quelques années plus tard, était aussi un homme de lettres accompli.

Car le dramaturge d’«Azev ou le tsar de la nuit» était aussi l’auteur d’une «Lettre ouverte aux écolos qui nous pompent l’air», de romans à succès comme «la Croisade des enfants», et de nombreux livres qui témoignent de l’intérêt de cet anar rigolard pour les réfractaires de tout poil, depuis son histoire de «la Bande à Bonnot» jusqu’à celle du maçon libertaire espagnol Lucio Uturbia, en passant par l’une de ses passions fixes: «les vies d’Alexandre Marius Jacob», cet Arsène Lupin marseillais qui trouva le temps, entre 1879 et 1954, de lire Jules Verne, Bakounine et Proudhon, d’être mousse sur une baleinière, cambrioleur au grand cœur, et bagnard pendant un quart de siècle, aux îles du Salut, sous le matricule 34477.

Dans son dernier livre, en 2008, Bernard Thomas avait renoncé à ses grandes figures de prédilection pour rendre hommage à son fils, ce héros, qui après être passé sous un RER à l’âge de 12 ans s’était battu sous ses yeux pour survivre, avec un bras et une jambe en moins. Le livre, dont Jérôme Garcin avait salué ici la «prose tempétueuse» et la «grande sagesse» s’appelait «le Voyage de Yann». C’était celui d’un Breton, que l’épreuve avait encore rapproché de «sa Bretagne natale», ce pays où «l’on ne triche ni avec les mots ni avec la mort».

G.L.

Le cambrioleur préféré de Bernard Thomas

Créé le 13-01-2012 à 16h52 – Mis à jour à 16h56

Par Le Nouvel Observateur

Mousse, voleur, bagnard et surtout anarchiste, à mi-chemin de Robin des Bois et d’Arsène Lupin, Alexandre Marius Jacob (1879-1954) a trouvé son biographe. Mieux: son apôtre.

Il naquit en 1879 à Marseille, où soufflait le mistral des grandes aventures et où, dans les bistrots du Vieux-Port, le roulis de l’absinthe préfigurait le rêve des longues épopées marines. Pour échapper non seulement aux frères de l’Instruction chrétienne mais aussi à la boulangerie maternelle, Alexandre Marius Jacob, alors âgé de 11 ans, embarqua comme mousse sur le «Thibet». Il était précoce et avait lu tout Jules Verne. Il fit le tour de l’Afrique puis devint novice timonier sur le «Ville-de-La-Ciotat» et, contre son gré, apprenti pirate sur une baleinière.

Le garçon était très sérieux. Il ne buvait pas, ne fumait pas, ne jouait pas au bonneteau, ne se battait pas au couteau, ne couchait pas avec les putains et se refusait aux marins. C’est qu’il aspirait à devenir officier. Après son quart, il lisait les traités de navigation, étudiait les courants et les marées. Il est assez amusant de penser que le futur anarchiste eût sans doute été un capitaine de légende s’il n’avait attrapé, à Dakar, des «fièvres» si fortes qu’elles mirent un terme à ses jeunes ambitions.

Convaincu que sa maladie n’était pas due à un microbe mais à la société, laquelle interdisait aux humbles de réussir, Alexandre vira de bord. A 17 ans, il troqua Verne contre Hugo et «les Enfants du capitaine Grant» contre «Quatre vingt-treize». Il aspira à la révolution comme il avait prétendu au capitanat: avec une rigueur scientifique. A une époque où 150.000 personnes miséreuses mouraient chaque année de tuberculose, il devint le pilier de «l’Agitateur», journal libertaire qui préconisait «la guerre à mort contre la bourgeoisie», et distribua force boules puantes dans les églises afin que les bigots pussent renifler l’odeur de leurs péchés.

Il découvrit surtout ceux qui allaient être ses nouveaux maîtres à penser, à agir: Bakounine, Proudhon, Kropotkine, Louise Michel. Deux ans plus tôt, il voulait commander un bâtiment; désormais, il travaillait à un monde sans exploiteurs ni exploités, sans bourreaux ni victimes, sans gouvernement ni lois, sans police ni juges. Un monde d’avant le monde. Une manière de désert édénique. La grande illusion.

Pour y parvenir, Alexandre Marius Jacob s’intronisa «entrepreneur de démolition». Le chantier était vaste et la charge, lourde, mais il avait 20 ans, et c’était le plus bel âge de sa vie. Le 31 mars 1899, il se déguisa en commissaire de police, s’affubla d’une écharpe tricolore, s’adjoignit deux prétendus inspecteurs et, muni d’un mandat de perquisition apocryphe, détroussa le commissionnaire du mont-de-piété.

Parce qu’il avait le sens de la dramaturgie et le goût de l’esthétique, il abandonna sa victime, menottes aux poignets, dans une antichambre du palais de justice. L’affaire fit la une des gazettes et la France entière fut saisie d’un immense fou rire. Le ton était donné. A mi-chemin de Robin des Bois et d’Arsène Lupin, Jacob venait d’imposer son style – où entraient, à proportions égales, de l’outrecuidance, du grand-guignol, de l’opéra bouffe, de la haute technologie et une ambition nationale. «Pourquoi alliez-vous cambrioler en province?», lui demanda le juge. «Je faisais de la décentralisation», répondit l’accusé.

Car, afin d’éradiquer la religion de la propriété et d’imposer la démocratie directe, l’anarchiste voyait haut et loin. Il leva donc un bataillon de monte-en-l’air, ouvrit une quincaillerie pour y étudier tranquillement les serrures des coffres-forts en dépôt, acheta une friperie pour s’y pourvoir en costumes et accessoires, choisit pour livres de chevet l’indicateur des chemins de fer et le Bottin, améliora lui-même les outils de la révolution: pinces, vilebrequins, scies, rossignols, et même, pour le casse de la rue Quincampoix, un fameux parapluie!

Dans ses plans, toute la France bourgeoise de la Belle Epoque devait en effet céder devant cette armée de travailleurs de la nuit qui, au prétexte que «le vol n’est qu’une reprise de possession», écumait les châteaux et pillait les églises. En trois années d’un incessant combat contre la société, on prêta à Jacob et sa bande un millier d’arnaques et fric-frac en tout genre.

L’anarchiste révolutionnaire ne fut pas seulement un génie de la rapine; il était aussi doué pour la rhétorique. Les actes de son procès, en 1905, plaident pour son talent de pamphlétaire – il nargue les magistrats et, renversant les rôles, juge depuis son box la noblesse, les rentiers, le clergé et l’armée. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, le matricule 34477 passa un quart de siècle aux îles du Salut – ce sont les pages les plus saisissantes du livre de Bernard Thomas -, où il tailla des pierres, lut Epictète et Malebranche, écrivit de belles lettres à sa «chère maman», étudia le droit pénal, perdit cinquante kilos («Quand je marche, on dirait un accent circonflexe à la recherche d’une voyelle») et d’où, en vain, il tenta dix-sept fois de s’évader. Libéré en 1928, il ouvrit un commerce de bonneterie, aima très fort une jeune fille, puis se suicida en 1954, laissant ce mot testamentaire: «Linge lessivé, rincé, séché mais pas repassé. J’ai la cosse. Excusez.»

Chantre des réfractaires et récidiviste breton, Bernard Thomas signe, vingt-huit ans après «Jacob dit le voleur», une nouvelle biographie de son héros, enrichie de documents inédits et du témoignage de cette jeune fille dont le «cambrioleur en retraite» s’éprit, avant de mourir. Tout y est, donc. Plus l’essentiel: une formidable empathie. Sous la plume coupante et crissante de Thomas, Alexandre Jacob n’est pas un anarchiste qui devient une légende mais au contraire un principe qui s’incarne, un mythe qui redescend sur terre, un suicidé de la société qui ressuscite. Cet été, oubliez les bons sentiments et autres coelhonneries. Vivez avec Jacob, lisez Thomas.

JÉRÔME GARCIN

«Les Vies d’Alexandre Jacob», par Bernard Thomas, Fayard, 374 p., 120 F.

Source: « le Nouvel Observateur » du 25/06/1998, article paru sous le titre « La Grande illusion ».

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