Où sont les criminels ?


L’ardeur prosélyte des compagnons de Germinal s’intensifie à l’approche de l’ouverture des assises d’Amiens. Le journal libertaire apporte dès le départ un soutien sans faille à Jacob et ses camarades (n°4, du 03 au 16 janvier 1905), accusés injustement de meurtre et d’atteintes à la propriété. Le procès à venir est alors l’occasion de développer, hors du palais de justice, tout un arsenal rhétorique pour cautionner l’illégalisme des honnêtes cambrioleurs et surtout pour attaquer l’ordre bourgeois et ses garants. Dans une logique d’opposition manichéenne, les Travailleurs de la Nuit deviennent ainsi des victimes d’une société qui criminalise le refus de la pauvreté. A l’aide d’une actualité, censée révéler la finesse de son analyse, A. Dumont – un pseudonyme ? – inverse les rôles et demande en toute logique où sont les criminels ?

Son papier, paru dans le n°6 de Germinal (du 28 janvier au 10 février), s’en prend au traitement médiatique qui condamne sans appel les 23 personnes comparaissant devant un soi-disant jury populaire et, pour l’heure, non encore jugées. L’auteur se plait à confronter les faits reprochés qu’il réfute de facto comme des délits de droit commun et l’actualité politique, internationale ou sociale, organisée de façon progressive : l’affaire Syveton[1], puis les campagnes militaires française en Chine et, enfin, la répression sanglante des mouvements sociaux ainsi que les accidents du travail et autres catastrophes minières ou industrielles. Rude dualité où, par le truchement des plumes des journalistes prostitués, la justice sociale et la jouissance naturelle des fruits de la production n’ont pas vraiment le droit de cité. Alexandre Jacob  ne dira pas autre chose dans sa fameuse déclaration Pourquoi j’ai cambriolé ?.

Germinal

n°06

Du 28 janvier au 10 février 1905

Où sont les criminels ?

Que mes lecteurs se rassurent ; je ne veux nullement rechercher la culpabilité des témoins de l’affaire Syveton : le procureur Jaurès s’en est chargé : L’affaire qui nous préoccupe est bien plus intéressante que la mort de l’ex-député de Paris.

Dans quelques semaines, peut-être, comparaîtront devant les assises de la Somme ceux que l’on dénomme « La bande des cambrioleurs et assassins ». Sans connaître le dossier, sans aucune preuve, des journaux répandent déjà les calomnies les plus mensongères sur les inculpés, demandant leurs têtes. Les bourgeois voltairiens, admirateurs des principes de 89 ont-ils oublié le paragraphe 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme qui dit :

« Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable »; s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. »

Qu’ont fait les malheureux qui, depuis bientôt deux ans, moisissent dans les Bastilles de la troisième République ? Ils ont, parait-il, pénétré dans des appartements plus ou moins riches, habités et non habités, et se sont emparés des richesses qui s’y trouvaient.

Mais, je me rappelle un fait analogue. Il y a quelques années, une bande internationale de voleurs et d’assassins se rendit en Chine, et là, au nom de la civilisation, ces braves, après avoir violé, tué, incendié, firent main-basse sur de qu’il y avait de précieux. Le chef, le général Frey,- qui, bien entendu, s’était octroyé la part du lion – fut félicité, décoré, en débarquant à Marseille !

Donc, le seul grief, bourgeois, – que vous puissiez formuler contre nos camarades, c’est d’avoir agi individuellement et non officiellement.

Après tout, vous avez peut-être raison. S’ils s’étaient associés légalement pour faire ce qu’on dénomme commerce ; s’ils avaient accaparé le pétrole, l’acier, le fer ou le blé, à seul fin de voler millions sur millions ; s’ils avaient trompé leurs clients sur la qualité de la marchandise vendue Ou compromis la santé publique par des falsifications dé denrées ; s’ils avaient exploité indignement leurs employés, nos amis eussent reçu l’approbation des « honnêtes gens». .

Mais, direz-vous ensuite, « Les Cambrioleurs », eux, ne se sont pas contentés de voler, ils ont tué.

D’abord, un, seulement, s’est défendu par la violence. C’était son droit. Urbain Gohier écrivait un jour : « L’individu qui braque son revolver sur moi, attente à ma liberté, à ma vie ; j’ai donc le droit de le supprimer. » Bour, en supprimant le policier qui le menaçait de son arme était en état de légitime défense puisque sa liberté et sa vie étaient en péril !

Mais, soit, je vous l’accorde, c’est un crime. Comparez-le, alors, à ceux que vous faites accomplir chaque jour, au nom de cette entité, La Patrie, Qu’est l’acte de Bour auprès des hécatombes humaines que vous ordonnez, en Mandchourie, pour ne parler que de l’heure présente ?

une usineQue direz-vous des patrons qui, par cupidité refusent de prendre les précautions nécessaires à la sauvegarde de la vie des travailleurs, causant ainsi les accident répétés, dont la relation encombre les faits- divers : mineurs que le grisou a asphyxiés, fautes d’appareils de ventilation ; mécaniciens happé par des engrenages non recouverts, terrassiers victimes d’éboulements occasionnés par le non-boisage des galeries souterraines ; estropiés et morts des catastrophes de chemin de fer que l’emploi d’un personnel eut évitées ; marins embarqués dans des bateaux pourris qui ont coulé au premier grain, et combien d’autres encore.

Ajoutez à cela les multiples décès résultant des privations matérielles que nécessite un salaire dérisoire, du surmenage, du manque d’hygiène dans les ateliers, etc., etc…

Comment qualifierez-vous, – austères moralistes – les propriétaires qui refusent de faire la moindre réparation aux taudis infects, vrais nids à tuberculose et à fièvre typhoïde, qu’ils louent à des familles entières ?

N’est-ce pas vous, enfin, journalistes prostitués, qui enseignez le culte meurtrier de la Patrie, de la Famille, de la Propriété, de la Magistrature, etc… consolidant par vos mensonges le pouvoir de la poignée de forbans et de voleurs qui digèrent et possèdent pour nous, les travailleurs.

Sachez que les attentats à la personne humaine sont la conséquence fatale du régime capitaliste que vous exaltez, et qu’ils disparaîtront le jour où tout sera à tous.

C’est pourquoi, nous vous crions que les criminels ne sont pas ceux que vous accablez et que Thémis acquitterait, si … elle avait fait repasser ses balances.

A. Dumont.


[1] Antidreyfusard, antimaçon, leader de la droite nationaliste et fondateur de la Ligue de la patrie française, le député de Paris, Gabriel Syveton (né en 1864) est retrouvé mort à son domicile de Neuilly sur Seine, asphyxié par les gaz provenant de sa cheminée, le 08 décembre 1904. La police conclut au suicide de l’homme qui, le 04 novembre de cette année, gifla le ministre de la guerre Louis André impliqué dans l’affaire des fiches (sur les opinions politiques et religieuses des gradés de l’armée française) qui compromet aussi le gouvernement d’Emile Combes. Syveton, mal engagé aussi dans des affaires de mœurs (viol de sa belle-fille) et de détournement d’argent, apparait dans certains journaux comme la victime  d’un assassinat ourdi soit par l’Etat, soit par la Franc-Maçonnerie, soit, d’une manière plus sordide et tristement banale, par sa femme et l’amant de cette dernière.

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