Anars bagnards 12


A cribléOù il est exposé que l’anarchie permet « la reconstruction d’une identité sociale » et brise l’isolement carcéral en autorisant la solidarité de groupe. 12e épisode.

Chapitre 2 : Les codétenus et la propagande anarchiste

Nous nous intéresserons ici à la propagande effectuée par les anarchistes auprès des codétenus. Dans un premier temps, nous verrons quel rôle joue l’idéologie dans la création de l’univers social de survie des transportés anarchistes. Ensuite nous verrons quelles sont les différentes formes de propagande utilisées à travers les témoignages que nous avons pu recueillir.

A/ Les théories anarchistes ou la détermination de la propagande

Nous souhaitons ici faire le point sur le rôle de l’idéologie dans le maintien de l’identité des transportés anarchistes, ceci en abordant la détermination dont ils font preuve dans le développement de la propagande, mais aussi dans l’analyse rétroactive des actes et donc des engagements qui les ont conduits au bagne. La situation de dénuement et de harcèlement à laquelle sont contraints les transportés anarchistes renforce la cohésion autour de l’idéologie qui semble omniprésente dans leur quotidien. Les témoignages apportés par les manuscrits et les lettres de notre échantillon tendent à le confirmer. Comme le montre M. Pollack [1], la reconstruction d’une identité sociale se situe entre la défense de l’intégrité physique et la préservation de l’intégrité morale, pour le type d’expérience extrême qui nous préoccupe. Elle se définit par l’appartenance à un groupe ou un collectif qui donnera la capacité à l’individu d’imaginer ses conditions de détention et de les affronter. L’une des variables retenue comme majeure est la conviction politique.[2] Cette donnée implique des ressources particulières qui ont pour conséquence une résistance accrue aux conditions extrêmes de l’univers concentrationnaire.

Nous avons montré certains éléments qui corroborent cette hypothèse dans les différents thèmes précédemment présentés. D’autres tendent à en affiner l’analyse. En effet, dans plusieurs lettres, destinées à passer en fraude et saisies par l’administration pénitentiaire, apparaissent des éléments qui confirment la prépondérance et l’importance de l’idéologie dans le cadre de la détention de notre échantillon. La propagande n’est donc pas la seule manifestation de l’idéologie à retenir, car celle-ci est intimement liée à la conception de l’acte anarchiste et à l’expression des théories dans des conditions extrêmes telles que l’isolement ou la souffrance physique et morale.

Le médecin Louis Rousseau donne une précision importante sur la situation particulière des transportés anarchistes par rapport au reste de la population pénale :

« La population pénale ne fait pas de politique […] si l’on excepte les anarchistes, représentés au bagne par une très infime minorité, on ne compte que des individus complètement démunis d’instruction civique et qui n’ont aucune opinion politique. »[3]

Cet aspect tend à renforcer le sentiment d’isolement fréquemment exprimé par les transportés anarchistes au point de vue moral et intellectuel. En effet, à la promiscuité non maîtrisée que nous avons déjà évoquée s’ajoute ce que perçoivent les anarchistes comme une forme de naïveté : l’inconscience politique de la plus grande partie des forçats. L’expression des idéaux dans ce milieu hostile n’est pas aisée, d’autant plus que les anarchistes sont regardés dès leur arrivée avec autant de curiosité par les surveillants que par les autres transportés. C’est dans ce climat de méfiance et d’incompréhension que la plupart des militants anarchistes tenteront de sensibiliser les transportés aux idéaux antiautoritaires, tout en restant préoccupés par l’avancée des idées libertaires et de la révolution sociale.

Alors qu’il est condamné à purger une peine de travaux forcés à perpétuité, Clément Duval reste très sensible à la perception de son acte de reprise individuelle par les autres militants anarchistes en France, mais aussi par l’écho qu’en donne la presse.

 » […] Etant à Cayenne, j’ai vu quelques journaux parlant de mon affaire, entre autre Le Voltaire et Le Figaro ; outrés qu’il n’y ait pas eu de poursuites contre vous, chers compagnons, pour la marque d’estime et de sympathie que vous m’avez donné à l’audience du 12 janvier.[…] Le Temps, ne sachant où me classer, dit que je serais probablement classé parmi les anarchistes mixtes, disant que l’usage de la pince m…… est une spécialité que le dictionnaire anarchiste n’a pas encore définie, (Canailles et Idiots, oui c’est la pince qui fournira l’argent nécessaire pour vous exterminer, c’est la première arme que les anarchistes doivent se servir etc…). Il dit aussi que moi, et celui qui a voulu faire sauter la statue de Thiers, sont les seuls anarchistes ayant appartenu à des groupes d’action, qu’il n’y avait que Gallo, qui avait opéré seul, que par conséquent, lui seul avait les véritables traditions de l’Anarchie.

Dites donc de ma part à ces imbéciles et visqueux individus que quoique qu’appartenant à un groupe, je n’ai jamais demandé la permission et l’approbation d’aucun membre du groupe, que par conséquent j’ai agit selon ma conscience et conservé mon autonomie individuelle. »[4]

Il expose également dans ses lettres la place que tient l’idéologie anarchiste tant dans son analyse de l’univers concentrationnaire que dans ses actes passés et présents qu’il veut conformes à un ensemble de principes.

« Elle me dit dans cette lettre que la Tante Marianne m’aime toujours, et pense à moi. Dites-lui bien à cette bonne Tante, que moi aussi je l’aime, et ne cesse de penser à elle, et que mon seul regret est de ne pas lui avoir prodigué plus de soins et de caresses, quand j’étais près d’elle, quoique cependant je n’ai rien à me reprocher, l’ayant depuis vingt ans, toujours servi de mon mieux, quoique resté obscur, ce qui me fait peine et me fait rager, c’est d’avoir échoué au port avant d’avoir frappé un grand coup. Ah !! « [5]

Il parle de la révolution sociale comme d’une maîtresse ou d’une amante. Il donne ici précisément la dimension affective et cruciale que prend l’idéologie dans sa vie de militant qui revendique encore son acte de propagande, alors qu’il est plongé dans l’univers concentrationnaire du bagne et qu’un surveillant le questionne :

 » Oui c’est une restitution (le vol), étant pour servir à la propagande révolutionnaire. Oui tous ceux qui possèdent c’est au détriment de ceux qui ne possèdent rien. Oui tous ceux qui possèdent sont des voleurs, principalement les fonctionnaires, les gens en place, qui consomment et ne produisent rien. […] A une grande partie, mes amis et moi, étant convaincus qu’il n’y a de tel que le feu et la dynamite pour purifier la société de la pourriture bourgeoise.[…] Vous avez manqué votre coup, vous avez fait voir que j’ai agit consciemment dans l’acte qui m’a amené ici. « 

Plus loin, dans cette même lettre, il explique à ses compagnons comment il concevait la restitution de son vol, justifiant à nouveau le lien de son acte avec la propagande :

 » Rien que la vente des bijoux, n’ayant pas eu la chance de trouver les espèces que je comptais chez ces parasites, pouvait rapporter dix mille francs au moins, de cela j’en donnais la moitié pour la propagande écrite, l’autre moitié pour la propagande par le fait. Et cela avec quelques compagnons, décidés et bien convaincus que le temps n’est plus à la parole, mais à l’action, et que les bourgeois ne règnent en maîtres que par la terreur se reposant sur une légion de mercenaires qui en font leurs suppôts. A notre tour, je le dis hautement, une demi-douzaine d’anarchistes, peuvent semer la terreur, pour faire triompher notre juste et noble cause. « 

Nous verrons lorsque nous aborderons la question de la propagande auprès des autres forçats comment il persiste dans les mêmes dispositions lorsqu’il s’agit de convaincre. Nous l’avons déjà démontré, les anarchistes sont pour des raisons de  » sécurité » internés aux îles du Salut. Si certains parviennent momentanément à se faire désinterner, pour la majorité de notre échantillon le séjour au bagne se résume aux îles.

Leur isolement implique toutefois une conséquence notable. Isolés des autres forçats, et soumis à un traitement particulier, ils sont très souvent en contact et partagent pendant quelques temps la même case surnommée « la case aux anarchistes  » : les particularités de traitement les unissent et augmentent sensiblement leur degré de résistance.

La cohésion de ce groupe auparavant informel tient à l’idéologie commune qui les a presque tous conduits au bagne et qui est encore la cause de leurs persécutions. La revendication de leurs convictions politiques est récurrente durant leur séjour au bagne.

L’importance de cette référence permanente à l’idéologie transparaît nettement dans les écrits de Liard-Courtois. Ici il évoque ses premières rencontres avec les transportés anarchistes sur les îles :

« Chacune de nos rencontres était trop courte pour que nous puissions nous instruire mutuellement de ce qui nous intéressait. Nous, les nouveaux , désirions savoir tous les détails de l’affaire du 22 octobre et être informés du genre de vie que l’on faisait aux anciens ; ceux-ci attendaient de nous des nouvelles fraîches de France. Prenant leurs espérances et leurs désirs pour des choses immédiatement réalisables, ils s’attendaient à nous entendre dire que le mouvement prenait dans la métropole une extension formidable, que la bourgeoisie était dans les transes et que l’hallali allait bientôt sonner, annonçant enfin la révolution libératrice.

Nous n’apportions avec nous qu’un faible embryon d’espoir et notre présence au milieu de ceux qui, depuis longtemps déjà souffraient pour la cause ne leur prouvait qu’une chose : que la répression s’exerçait contre les anarchistes plus âpre et plus tenace que jamais et que le seul fait d’être libertaire suffisait pour encourir les peines les plus graves. »[6]

« Séparés du reste de la chiourme, nous nous félicitions d’échapper à la promiscuité du bagne et de pouvoir enfin causer entre nous du passé, de nos familles, de nos amis, de nos espérances, et surtout de l’idée qui nous unissait et pour laquelle nous souffrions tous. Et cela semblait bon. »[7]

Plus tard, alors qu’il est transféré sur la Grande Terre[8] , il se plaint de ne trouver aucun ami à qui parler, il semble difficile pour lui à priori de développer une amitié réelle hors de convictions politiques communes.[9] Or, ce lien semble primordial dans l’équilibre des transportés de notre échantillon, qui voient dans cette confiance un soutien contre l’adversité.

« Depuis l’assassinat de Dupré, je me trouvais seul parmi la population des forçats, car j’éprouvais la douloureuse sensation du néant de toute amitié sincère. […] Aussi, la venue de mes camarades me remplit-elle de joie. J’allais enfin pouvoir discuter sur des sujets qui nous sont chers, trouver un écho à mes pensées, j’aurais des nouvelles de nos amis qui, moins heureux, étaient restés aux îles de Salut. […] Une ère plus heureuse semblait s’annoncer pour moi. Moins seul, je me sentis des forces nouvelles contre l’adversité. »[10]

Pour revoir son ami Duval, Courtois met au point avec lui un stratagème original pour pouvoir se revoir et se parler. Ce qui montre néanmoins la détermination qui les unit :

« Il fut donc convenu que chacun de nous se ferait porter malade le même jour et sacrifierait une molaire et une canine. Ainsi, nous parvînmes à nous rencontrer, à échanger entre les deux coups de davier nos impressions personnelles et à jouir, pendant une heure, de cette bonne satisfaction qui, pour un moment, fait oublier tant de souffrances passées. Nous avions l’un pour l’autre une dent : la dent de l’amitié. »[11]

Dans les situations physiques et morales les plus extrêmes, certains exemples nous ont montré la continuité des convictions et de l’analyse politique. [12] Ainsi, Girier alors qu’il est en réclusion cellulaire depuis plusieurs mois apprend qu’en France quelqu’un a pris l’initiative de demander sa grâce. Cette initiative, qu’il ne veut pas blâmer parce qu’il croit que les intentions de la personne sont louables, va cependant à l’encontre de ses convictions.

Ce qu’il exprime clairement dans une lettre adressée à sa cousine datée du 11 février 1898 :

 » Je déclare en outre n’avoir jamais adressé le dit recours en grâce. Quelque personne généreuse connaissant sous l’emprise de quelle situation morale j’ai agit à cette époque, l’a sans doute fait à ma place. J’ignore qui elle est et quand elle a pu faire cette démarche. Je ne puis cependant que la remercier de sa tentative pour alléger le pesant fardeau de supplices dont on charge mes épaules, mais je crois pouvoir conserver malgré ma reconnaissance pour elle, le droit de déclarer que je n’ai jamais fait de semblable recours ni ne m’y suis aucunement associé. J’ignorais son existence.

J’ai été condamné à mort au mois de juin 1895 par le Tribunal Maritime Spécial de Cayenne malgré mon innocence évidente. Cette peine a été commuée en 5 ans de réclusion cellulaire que je subis injustement. C’est contre cette condamnation seule que je proteste et je ne demande pas grâce mais justice. […] J’attends muré dans mon cachot que la justice des hommes me fasse réponse, je ne fais pas appel à leur clémence. […] Dans la situation sociale actuelle, il y a deux sortes d’injustices : l’injustice normale et l’injustice anormale. La première découle des institutions telles qu’elles sont établies et tolérées par la conscience générale. La seconde est une violation même de la justice admise par cette conscience générale. Ma condamnation de Douai appartient à la 1ère catégorie, ma condamnation de Cayenne appartient à la seconde. Dans le 1er cas je crois qu’un anarchiste n’a pas à protester, il n’a qu’à combattre : c’est à dire préconiser la justice vraie pour que l’évolution de la conscience générale se fasse et que l’injustice acceptée par elle cesse de l’être. Faire autre chose que cela ou pour mieux dire réclamer contre la justice établie est un non sens puisque ceux à qui l’on s’adresse sont chargés de la maintenir. Voilà les raisons pour lesquelles je ne saurais point faire de recours en grâce contre mon jugement de Douai.

Dans le second cas, quoique anarchiste, je rencontre dans la conscience générale même dont l’esprit a été violé, un point d’appui suffisant pour faire échec à l’injustice qui me frappe. cela est la raison pour laquelle je proteste contre mon jugement de Cayenne. C’est à dire pour laquelle je demande à être traité selon l’expression de la conscience générale. Ce résultat obtenu le reste appartient, je le répète à l’évolution et par conséquent à la lutte. « [13]

Il nous faut à ce sujet préciser une observation importante dans le cas de Girier. Il écrit beaucoup durant sa réclusion, et les lettres que nous avons trouvées sont significatives de cet acharnement à l’écriture. Le format des billets était le plus souvent très restreint (10cm x 10cm), mais la calligraphie appliquée, serrée et soignée. Il semble que la perspective que justice lui soit rendue par le biais de ces tentatives écrites et le contact avec l’extérieur l’aient maintenu en vie. Ce n’est donc pas sans une certaine émotion que nous avons décacheté ces lettres qui restées sans destinataire depuis 1898.

L’univers social de la survie pour les transportés se construit autour de plusieurs axes : l’idéologie anarchiste qui sert de perpétuel référant pour la conduite et l’analyse de l’univers concentrationnaire, le contact entretenu avec l’extérieur par le biais des correspondances officielles et parallèles, les plans d’évasion et la propagande auprès des codétenus réceptifs.

Nous verrons dans l’exposition des différents types de propagande et des conversions aux théories anarchistes, un autre aspect de l’idéologie intégrée au comportement des transportés anarchistes.


[1]Op.cité, Mickaël Pollack, L’expérience concentrationnaire, page 13.

[2]Les autres étant, la nationalité, la religion et l’âge. In idem.

[3] Op cité.Louis Rousseau, page 275.

[4] In lettre de 77 pages sans date, portée au dossier H 1286.

[5]Idem. Tante Marianne est une métaphore utilisée pour révolution sociale.

[6]Op.cité, Liard-Courtois, page 175.

[7] Ibid page 209.

[8] Pour quelques mois.

[9] Ibid page 241.

[10]Ibid pages 332/333. Dupré a été mortellement blessé par un surveillant.

[11]Ibid page 379.

[12]Nous n’avons pu recueillir aucun autre témoignage de ce type, mais en ce qui concerne le pourvoi en cassation, nous avons pu constater que sur les 33 dossiers consultés 26 portent la mention « pas de pourvoi demandé ». Ce qui peut laisser supposer que notre groupe informel est homogène au regard de cette donnée.

[13]Cette lettre est conservée dans le dossier du transporté Girier A. N. des colonies H 476.

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