Prolégomènes de l’anar bagnard


Arbeit macht frei en GuyaneLongue et instructive, l’introduction de Valérie Portet met à plat toute la problématique de son sujet d’étude, dédié « à tous les prisonniers d’hier et d’aujourd’hui. A toutes leurs luttes… » . Et quel sujet ! L’historienne est fort probablement la première à s’être penchée, en 1995, sur la question des anarchistes au bagne, envisagée dans une optique socio-historique. Grâce à ses recherches aux archives de l’Outre Mer à Aix en Provence, elle a su dégager un corpus intéressant même s’il convenait au départ d’affiner la définition du détenu libertaire. Son approche systémique, s’appuyant aussi sur les souvenirs et autres témoignages sur le bagne, permet alors de comprendre ce que fut l’enfer de Roussenq, de Jacob Law, de Clément Duval ou encore la vie d’un honnête fagot, condamné à Amiens et Orléans en 1905 pour avoir refusé de mendier son droit de vivre.

La perception d’Alexandre Jacob, homme puni, peut de la sorte s’éclaircir. L’être social et politique qu’il est perçoit sa condition et engage un rapport particulier à l’autre, que cet autre soit un co-détenu ou un agent de la Tentiaire. Remarquons dans cette introduction que le choix pertinent de l’espace chronologique doit être enfin précisé. Si Duval est le premier anarchiste envoyé au bagne de Guyane, il n’est pas le premier candidat à la déportation. Bien avant lui, Antoine Cyvoct partit pour la Nouvelle Calédonie. L’étude de Valérie Portet se limite donc à la colonie pénitentiaire française d’Amérique du Sud. De la même manière, nous pouvons regretter que l’auteur ait clos son champ chronologique en 1914 alors que la vie de Barrabas – Jacob révèle la continuité d’une vie carcérale anarchiste après la première boucherie mondiale.

Le mémoire de Valérie est long. Plus de trois cent pages. Si nous ne livrerons pas les fiches que l’auteur a réalisées pour sa maitrise sous la direction de Marc Lazar, le lecteur pourra s’offrir, en une vingtaine d’épisodes, la lecture pendant tout ce mois de juillet 2011 de cette approche historique fondatrice.

Les anarchistes dans les bagnes de Guyane de 1887 à 1914

Comportement et perception de l’univers concentrationnaire

Année 1994-1995

Université Paris X-Nanterre

Valérie Portet

Mémoire de maîtrise de sociologie politique

Sous la direction de Marc Lazar

PROLEGOMENES

Après le temps des galères vient celui des bagnes métropolitains : Toulon, Brest et Rochefort, puis, progressivement, l’enfermement et le travail forcé intègrent une nouvelle donnée, celle de l’éloignement à partir de 1852 vers les colonies pénitentiaires : la Guyane et la Nouvelle-Calédonie.

Ces morceaux d’espace pénitentiaire exilés accueilleront plus de cent mille hommes et de femmes condamnés à purger une peine de mort lente sur ces « rivages maudits », ceci jusqu’en 1938, date à laquelle seront officiellement fermés les derniers bagnes de Guyane.

L’univers du bagne incarne tout un monde de mythes et de fantasmes, où se mêlent  la peur et la fascination ; la terre de Guyane incarne souvent le symbole de cet exil forcé dans l’imaginaire collectif. Ce dernier apparaît stimulé d’une part, par la terreur qu’inspire ce ramassis de délinquants et de criminels concentrés dans un inconnu des plus mythifié : l’enfer vert guyanais, et d’autre part par les illustrateurs de la presse populaire, qui avides de sensationnel, en orchestrent la mise en scène[1].

La lecture de la réédition du manuscrit de Clément Duval, Moi Clément Duval, bagnard et anarchiste, est le point de départ de l’idée d’un travail de recherche sur les anarchistes au bagne. Jugé en 1887 aux Assises de la Seine, il est le premier anarchiste à être envoyé à purger une peine de travaux forcés en Guyane pour être l’initiateur de la « reprise individuelle » à titre de propagande. Ce cas ouvre la voie à  l’éloignement définitif vers les terres de bagnes pour beaucoup de militants anarchistes jusqu’au début du XIXème siècle.

Nous avons choisi de circonscrire notre période d’étude de 1887 à 1914 pour plusieurs raisons. Comme nous l’avons précédemment évoqué, c’est en 1887 que le premier anarchiste part pour la Guyane et cette date marque le début d’une phase politique importante dans l’histoire du mouvement anarchiste.

1914 marque le début de la Première guerre mondiale et amorce des changements dans les données idéologiques pour les détenus anarchistes. En effet, certains font des demandes de libération pour partir en première ligne sur le front allemand, ces nouvelles perspectives d’analyse de la question militariste ou patriotique ne sont pas le propre de notre sujet. De plus un adoucissement progressif des conditions de vie dans les bagnes est à noter à partir du début du siècle, ce qui pourrait changer certaines données. Enfin, la propagande anarchiste prend une forme différente en ce que le mouvement s’organise de façon plus structurée à travers notamment l’importance du syndicalisme révolutionnaire. Pour finir, la période de vigilance policière axée sur la répression de  » l’acte anarchiste » s’étend jusqu’à 1914.

Notre question de départ a tenté d’établir un ensemble de postulats afin d’ébaucher notre étude : Prisonniers politiques face au système concentrationnaire que constitue le bagne, les anarchistes perpétuent-ils le même comportement adopté lors des procès : révolte et insoumission, rejet du système et Révolution Sociale, ou adaptation ?

Nous souhaitons réfléchir sur la question du prisonnier politique à travers l’exemple peu traité des anarchistes sous la IIIème République, ceci en analysant leur comportement et leur représentation du prisonnier politique dans l’univers du bagne. En effet, condamnés sous un régime de droit commun, nous considérerons les militants comme des détenus « politiques » dans la mesure où eux-mêmes se différencient ainsi des droits communs.

Nous allons alors chercher à dégager des hypothèses sur les déterminants de leur réflexion lors de leur propre détention ; nous tenterons de relier cet aspect avec le comportement et l’idéologie du militant avant sa détention et pendant celle-ci.

Leurs analyses et certains aspects de la « propagande par le fait » qui mettent les anarchistes hors du champ politique « normal » ont-ils engendré une forme de comportement typique lors de leur séjour forcé au bagne, notamment dans les bagnes de Guyane où les conditions extrêmes de détention et de survie se combinent ?

un fagot, dessin de Georges Jauneau 1928Quels rapports ont-ils entretenu avec les autres détenus politiques, les droits communs, et l’administration pénitentiaire et coloniale ?

Ce système de questions a été le point de départ de notre réflexion principalement axée autour du manuscrit de Clément Duval, dans lequel apparaissent ces thèmes.

Notre problème a été de définir quelle réalité objective nous pouvions  analyser en nous attachant à la perception du bagne par les détenus ? Peu en sont revenus et, leurs témoignages, contradictoires, fantasques ou simplement imprécis, posent le problème de la reconstitution de leur vision du bagne. Pour la plupart des forçats, il ne s’agit pas d’une séquence ou d’une parenthèse biographique, mais bien d’une vie entière. L’étude de la perception de ce nouvel univers auquel étaient confrontés les transportés fera apparaître des modalités d’existence différentes, une contre-culture pénitentiaire, mais aussi plusieurs espaces de survie définis par la nature même des condamnations : la partition des « droits communs » et des « politiques ».

Ces derniers seront notre principale préoccupation à travers l’exemple des anarchistes transportés en Guyane de 1887 à 1914, sous la IIIème République.

La « guillotine sèche ». Décrite par tous les forçats rescapés de l’enfer guyanais, les journalistes ou les observateurs contemporains du bagne, cette appellation donne une image de la mort qui venait frapper chaque année plus d’un dixième de la population pénale transportée en Guyane. « Il a été répété à maintes reprises que les forçats étaient expédiés « en consommation » à la Guyane, et que la transportation n’était trop souvent qu’une condamnation à mort différée, le travail manuel sous les tropiques faisant office de guillotine sèche[2]. »

De nombreux documents, de nature et de contenu très divers, permettent de reconstituer la nature des stratégies politiques et sociales de ce XIXème siècle qui amènent progressivement à la mise en place de l’institution du bagne. Nous sommes donc partis à la recherche de ces sources afin de constituer un corpus représentatif et cohérent pour notre objet. Retrouver la trace des militants anarchistes dans les archives des bagnes de Guyane, tel était notre point de départ.

La localisation à Aix-en-Provence du fonds d’archives nous préoccupant a fait surgir de nombreuses difficultés. Outre les problèmes pratiques inhérents à une prospection loin du lieu de résidence du chercheur, tels que le financement, le déplacement ou l’hébergement, des préoccupations d’une toute autre nature sont apparues. Tout d’abord, l’élaboration d’un plan guidant notre recherche fût incertaine, étant donné nos doutes, au départ, de pouvoir constituer un corpus suffisant qui puisse étayer notre travail. Ces incertitudes, liées tant à la nature du sujet qu’à son traitement, n’ont pas facilité notre démarche lors du dépouillement des archives et nous ont obligé à différer d’une part la construction du modèle d’analyse et d’autre part la mise en place des concepts que nous voulions valoriser.

Lorsque l’on aborde pour la première fois un travail de cette nature, apparaissent très vite, dans leur dimension la moins agréable, les problèmes liés à l’organisation et la communicabilité du type d’archives à explorer. En l’occurrence, « l’exploration » est véritablement le terme approprié en ce qui concerne les archives des bagnes coloniaux. Le système de classement de ces archives, quasiment calqué sur le modèle de l’administration pénitentiaire, est très riche en matière de dédales, toutefois incontournables, permettant d’accéder au document voulu.

Il nous faut préciser tout d’abord qu’il n’existe pas, dans les archives des bagnes, de classification effectuée en fonction de la nature du délit pour lequel les transportés auraient été déportés vers la Guyane. Ce qui remet en cause toute possibilité de consulter des listes ou statistiques préalablement établies de condamnés anarchistes ; même si, dans les faits, ces derniers bénéficiaient ouvertement d’un régime, d’un traitement et d’un classement particuliers.

Ainsi, la difficulté fût double : identifier des détenus anarchistes inconnus par nous (réduisant de fait l’échantillonnage possible) et, localiser les dossiers des individus que nous avions identifiés par recoupement dans divers témoignages écrits, sans posséder leurs numéros de matricule (les détenus sont classés et répertoriés dans des registres matricules; or, ces derniers ne sont pas accessibles directement au chercheur).

En effet, la communication simple du dossier est soumise à deux conditions de communicabilité impératives : 120 ans se sont écoulés depuis la naissance du détenu (protection de l’individu et des familles) et 150 ans si des renseignements d’ordre médical sont mentionnés. Comme les registres matricules contiennent un certain nombre de données de cet ordre, il faut nécessairement passer par l’intermédiaire du conservateur, ce qui, ajouté à la nécessité d’avoir recours à des dérogations pour l’accès et la divulgation publique ou universitaire des dossiers individuels (sous le joug des restrictions précitées), allonge d’autant le temps de la recherche.

Nous devons également évoquer le problème des homonymes concernant les noms des transportés. Cet élément prend toute sa dimension lors de la consultation des listes pseudo-alphabétiques qui sont ordonnées en fonction du devenir du condamné (souvent inconnu pour le chercheur) : évadé, disparu, décédé ou libéré. Toutefois, ces listes ont été le seul moyen mis à notre disposition, nous permettant de localiser les individus recherchés, ceci, comme nous l’avons évoqué précédemment, à cause de l’impossibilité de consulter directement les registres matricules.

Lors du dépouillement des archives, nous avons établi pour chaque bagnard anarchiste identifié, une fiche individuelle comprenant toutes les indications mentionnées dans son ou ses dossiers. Les changements de catégorie donnaient lieu à l’ouverture de nouveaux dossiers et à l’attribution de nouveaux matricules.[3]

Ces différentes étapes de la recherche présentées, nous avons fait le choix d’une longue introduction qui nous permettra de situer et justifier notre réflexion à travers le contexte sociopolitique qui circonscrit les différents objets de notre recherche.

La question théorique fut longtemps un véritable point d’ombre. Ceci parce qu’il s’agit d’un sujet peu exploré dans la dimension qui nous préoccupe et que lorsque nous avons abordé réellement le cœur de la recherche, le problème de la conceptualisation a pris toute sa dimension.

En effet, il s’agissait pour nous de transformer un système de questionnements et un ensemble de remarques en un véritable objet d’analyse se référant à des axes théoriques préexistants. Etant donné la nature de nos sources et le sens de notre démarche, il est apparu clairement qu’il valait mieux rendre compte d’un travail de nature historique et sociologique, puisque nous considérerons que « l’histoire est l’application des théories de la sociologie »[4], en nous appuyant sur la démarche épistémologique développée par Paul Veyne.

Ainsi, considérant l’histoire et la sociologie comme « des méthodes complémentaires de descriptions compréhensives »[5], la dimension sociologique sera utilisée comme méthode d’investigation et de recherche, afin de restituer la dimension biographique et humaine inhérente au corpus analysé, plusieurs dimensions et thématiques abordées dans notre analyse nous renvoyant à ce champ.

L’approche historique et sociologique choisie s’illustrera notamment à travers les travaux de Michel Foucault sur l’approche systémique de la prison, illustrée par le panoptique et, nous rapprocherons l’expérience extrême des bagnes avec l’expérience concentrationnaire des camps d’extermination nazis, traitée notamment par Michael Pollack[6]. Notre intérêt portera sur les méthodes d’investigation et les réflexions menées dans le domaine de « l’expérience vécue » pour la conceptualisation du problème, la couverture champ sémantique, faisant le choix d’une approche biographique. Nous l’appliquerons au cas circonscrit des anarchistes en que tant prisonniers politiques au bagne de Guyane. Cependant, notre démarche ne sera pas de dégager une typologie de comportements, l’optique choisie étant celle d’un travail sur la place de l’idéologie dans l’expérience concentrationnaire du bagne.

C’est pourquoi, nous emprunterons également, de façon déterminante, l’approche systémique de « l’institution totale » mise en forme par E.Goffmann, à travers son ouvrage Asiles. Ce concept, ainsi appliqué au système du bagne, nous permettra de déceler et d’analyser les phénomènes qui s’expriment à travers la structure sociale de ce système « total » reposant sur l’amendement du condamné.

Il nous a semblé qu’une seule approche n’était pas envisageable, compte-tenu du problème traité, ainsi que de la quasi inexistence de travaux dans ce domaine qui ne soient pas simplement descriptifs ou comparatifs du point de vue du système de fonctionnement des bagnes, ou des divers comportements et perceptions qui y sont liés.

TABLE DES MATIERES

Remerciements

Prolégomène

L’institution du bagne : définitions et concepts méthodologiques

Chapitre 1: La déportation politique mère d’une transportation de masse

A/ La déportation politique

B/ A la recherche d’une machine pénitentiaire idéale

C/ La charte des travaux forcés : une création du Second empire

Chapitre 2 : La IIIème république : une politique pénale d’éviction et d’extinction

A/ La récidive : une nouvelle catégorie de crime

B/ Expier en Guyane ou la « guillotine sêche« 

Chapitre 3 : Les bagnes d’outre-mer ou le panoptique à ciel ouvert

A/ Le panoptique : une conceptualisation du pouvoir

B/ Le bagne : une institution « totale » ?

C/ L’expérience de l’institution « totale »

Première partie

Les anarchistes et l’appareil répressif

Chapitre 1 : Le militant anarchiste et la répression

A/ Une idéologie commune, mais une conception de l’acte différente

1/ Idéologie et théories anarchistes

2/ La propagande par le fait

B/ La répression de l’acte anarchiste

1/ Les moyens de la répression et de la lutte contre la délinquance anarchiste

2/ Les militants anarchistes condamnés aux travaux forcés

Chapitre 2 : Les transportés anarchistes face à l’administration pénitentiaire

A/ Un traitement particulier

B/ Le comportement et les rapports entretenus avec l’administration pénitentiaire

1/ Face à « une conduite conforme » réglementée

a/ La négation de toute singularité

b/ La dépossession du temps et de l’espace

2/ La normalisation appliquée par le personnel

a/ Une réaction au quotidien

b/ Se révolter : la révolte de Saint-Joseph en 1894

Deuxième partie

Codétenus : le cas des droits communs

Chapitre 1 : Perspectives communes et oppositions

A/ Les perspectives communes

1/ Survivre

2/ S’évader

B/ L’Univers social de la Survie : les adaptations secondaires

a/ L’homosexualité

b/ La domination

c/ La délation

d/ L’argent et le jeu

Chapitre 2 : Les codétenus et la propagande

A/ Les théories anarchistes et la détermination de la propagande

B/ Les différentes formes de la propagande

a/ Les discussions et les conversions

b/ Le théâtre

c/ La propagande auprès de la population libre

Conclusion

Annexes

Bibliographie

Table des matières


[1]Michel Pierre, Le dernier exil, histoire des bagnes et des forçats, Paris, « Découvertes Gallimard », N°71, 1989, page 61.

Jean-Pierre Fournier, Vision du bagne, Montpellier, 1989, Editions du Pélican, pages 83, 89 et 124.

[2]Michel Devèze, Cayenne déportés et bagnards, Paris, Gallimard, Archives Juillard, 1965, page 188.

[3]Ces fiches sont présentées en Annexe n°1.

[4]Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, pages 180/182.

[5]Idem.

[6]Mickaël Pollack, L’expérience concentrationnaire, essai sur le maintien de l’identité, Paris, Métailié, 1990, pages 9/23.

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