Anars bagnards 4


Où il est indiqué que l’asile et le bagne, espace clos vivant sur eux-mêmes, fonctionnent tous les deux sur le modèle totalitaire en façonnant l’individu et en annihilant les plus récalcitrants. 4e épisode.

B/ Le bagne : une institution « totale  » ?

Situer le cadre du bagne en tant qu’institution doit nous permettre de lui donner une définition dont découleront des principes et des modalités d’analyse. En effet, la nature de notre recherche porte sur la perception de l’univers pénitentiaire par une catégorie de détenus et nous souhaitons en décoder les mécanismes. Considérant le détenu comme un reclus forcé, il nous faut rechercher quels vont être les déterminants d’une « adaptation » ou d’une « inadaptation » au modèle pénitentiaire ; ceci en étudiant ce qu’impliquent les changements survenant entre la « vie recluse » et la « vie normale », à la fois dans le comportement du transporté et dans la perception de l’univers qui l’entoure.

Les travaux d’Erving Goffman sur la condition sociale des malades mentaux[1], semblent offrir un cadre d’interprétation adapté, en ce que ses objectifs premiers sont sensiblement les mêmes : comprendre, décrire et interpréter l’existence à l’hôpital telle que la vivent les malades. Cette démarche nous permettrait de révéler que certaines caractéristiques ou traits spécifiques peuvent être portés au compte d’une logique plus générale, et adapter notre approche en fonction de certains mécanismes déjà identifiés. Comprendre les affectations globalement subies par les transportés nous permettra de dégager un comportement « typique » ou « atypique » en ce qui concerne la population choisie à l’étude.

Mais peut-on cependant adapter la notion d’institution totale utilisée par Goffman au bagne ?

Une observation succincte permet d’affirmer que le bagne présente les caractéristiques initiales qui permettent à Erving Goffman de regrouper certains types d’institutions sociales qui ont, malgré tout, des fonctions sociales différentes :

« En tant qu’institution sociale, elle rassemble la plupart des traits structuraux qui caractérisent un groupe d’établissements spécialisés dans le gardiennage des hommes et le contrôle totalitaire de leur mode de vie : l’isolement par rapport au monde extérieur dans un espace clos, la promiscuité entre reclus, la prise en charge de l’ensemble des besoins de l’individu par l’établissement, l’observance obligée d’un règlement qui s’immisce dans l’intimité du sujet et programme tous les détails de l’existence quotidienne, l’irréversibilité des rôles de membres du personnel et de pensionnaires, la référence constante à une idéologie consacrée comme seul critère d’appréciation de tous les aspects de la conduite, etc… Tous ces caractères conviennent à l’hôpital psychiatrique aussi bien qu’à la prison, au couvent, au cantonnement militaire ou au camp de concentration. »[2]

L’intérêt que revêt ce type de regroupement porte sur les possibilités de définir les invariants communs à un type général d’organisation sociale qui permettent d’en affiner l’interprétation :

« Il faut ensuite pouvoir regrouper ces invariants pour construire un modèle théorique au sein duquel chaque établissement représente un type empirique de regroupement ; on peut alors découvrir, en deçà de la forme particulière que revêt chacune de ces organisations, la présence de contraintes objectives identiques qui commandent l’équilibre des pouvoirs, la circulation des informations et le type de rapports obligés entre les membres. […] Le médecin parle de guérison, le père-abbé de salut, l’administrateur de prison de sécurité, l’officier de discipline, le gardien des camps de concentration d’épuration etc… Ces idéologies particulières masquent les ressemblances entre les fonctions sociales assumées par les différents établissements et risquent ainsi de rendre aveugle aux identités profondes.

En revanche, la découverte d’homologies structurales entre l’organisation objective des soins donnés aux malades mentaux, les techniques d’entraînement des militaires, les précautions de sécurité dans les prisons ou les exercices de piété religieuse dans les couvents, fournit un fil conducteur pour dégager une rationalité des comportements qui ne doit rien à leur signification manifeste ni aux rationalisations de leurs porte-parole. Les différentes institutions se laissent alors ordonner selon un continuum objectif en tant qu’elles brodent des variations plus ou moins importantes sur les thèmes communs de l’isolement et du contrôle totalitaire de l’individu. »

Pour mettre à l’épreuve la définition qu’Erving Goffman donne des institutions totales[3], nous considérerons donc avec lui que :

« On peut définir une institution totale (de l’anglais « total institution ») comme un lieu de résidence ou de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. {…] Les signes de leur caractère enveloppant ou totalitaire sont les barrières qu’elles dressent aux échanges sociaux avec l’extérieur concrétisés souvent par des obstacles matériels : portes verrouillées, hauts murs, barbelés, falaises, étendues d’eau, forêts ou landes. ».[4]

Ainsi, nous pouvons affirmer que ceci s’applique aux bagnes d’Outre-mer, qui,  comme l’institution pénitentiaire en général, appartiennent à la catégorie d’établissements « qui protègent la communauté contre les menaces qualifiées d’intentionnelles sans que l’intérêt des personnes séquestrées soit le premier but visé »[5].

Dans le système pénitentiaire moderne apparaît une dimension fondamentale, celle de la prise en charge totale. L’Etat, à travers les institutions totales pourvoit à tous les besoins du prisonnier : nourriture, logement, travail, hygiène, intervention de la médecine, et dans certains cas[6] l’enseignement et la religion. Encadrer et transformer le détenu de façon intégrale, tels sont les principes fondateurs de ces institutions.

Ainsi, la contrainte physique et morale apparaît comme la principale caractéristique de ces établissements, parce qu’elle semble être le moyen le plus adapté ou le plus efficace pour mettre hors circuit les habitudes et les aspirations liées à l’existence ordinaire menée jusque là.

La codification institutionnelle de ces pratiques comporte des « dimensions techniques », découlant de la nécessité de gérer le plus économiquement (en temps et en argent, nous parlerons alors de rationalisation) un groupe d’individus parfois nombreux, divers, plus ou moins réticents, et des « dimensions rituelles », découlant de la nécessité de manifester la supériorité de l’institution par rapport à ses membres que l’administration est destinée à soumettre.

L’une des modalités de fonctionnement du bagne est de réduire la sphère privée attachée à l’individu dans l’existence normale. Pour cela l’institution utilise ce qu’Erving Goffman appelle les techniques de mortifications.

« Ce sont des techniques de profanation de la personnalité qui sont des mortifications plus ou moins intentionnelles. Ces dernières annoncent des changements radicaux dans la carrière morale du nouveau venu. »[7]

Nous faisons ici le choix de présenter les différents aspects des techniques de mortifications inhérentes au fonctionnement du bagne, car il s’agit pour nous de montrer à quelles transformations majeures sont soumis tous les transportés lors de leur séjour au bagne. Ceci parce que nous pourrons ainsi amorcer une interprétation à la fois de leur comportement et de l’un des enjeux fondamentaux que représentent la correspondance et les témoignages que nous nous proposons d’étudier.

L’isolement est le premier aspect à souligner. Il concerne tant l’isolement par rapport au monde extérieur (le pénitencier coupé du monde civil et de la métropole), que l’isolement par rapport aux familles, qui est quasi définitif dans le cas des bagnes de Guyane : ni visite ni possibilité tangible de retour.

Les cérémonies d’admission concernent tout ce qui correspond à la « mise en condition »[8] du nouvel arrivant : photos, fouille, séance de déshabillage, assignation du numéro de matricule, classement et catégorie d’appartenance du forçat, affectation dans les nouveaux locaux, inclusion dans un système hiérarchique légitimé par l’institution ; la perte des effet personnels en échange d’un uniforme doté d’une fonction patente de nivellement à quoi s’ajoute la coupe de cheveux réglementaire. La sphère privée est mesurable par ce qui reste, à savoir rien, sauf ce qui pourra être acquis ensuite en toute illégalité, et qui sera à la merci d’un contrôle, d’une dénonciation ou d’un vol.

Ainsi dépouillé, le nouvel arrivant est nivelé, homogénéisé, transformé en un objet qui est livré à la machine pénitentiaire de telle façon que rien ne vienne entraver la marche routinière des opérations administratives. Les premiers moments font souvent l’objet de tests d’obéissance, voire même une épreuve de force pour briser les volontés ou entraîner un châtiment immédiat. Mais, de toutes les dépossessions subies par l’individu « celle qui entraîne la plus grave mutilation est celle du nom ».[9]

Le dépouillement du nouveau reclus de ses effets personnels entraîne donc un remplacement par des objets de série, de caractère uniforme et uniformément distribués aux autres reclus. Ces nouvelles possessions portent les marques de l’administration, elles peuvent être reprises périodiquement pour éviter toute personnalisation et, lorsque ce sont des objets qui s’usent, ils doivent être présentés afin d’en justifier le remplacement.

Nous verrons dans le détail que dans la plupart des cas aucun remplacement n’est effectué, et que chaque requête de ce type est suivie d’une sanction.[10]

La dégradation de l’image de soi est un phénomène que nous avons évoqué précédemment[11] à travers l’exemple des différentes mutilations subies par le transporté à son arrivée. Cependant, les mutilations directes et permanentes en sont un autre aspect sous la forme de maltraitements divers : coups, blessures, privation de nourriture et tortures volontaires, et de certaines attitudes. Ces outrages physiques peuvent, en effet, prendre d’autres formes telles que des signes de déférence, ou de requête systématique pour obtenir des choses essentielles : chaussures à sa taille, droit de se laver soi-même ou ses propres vêtements, un baquet à eau potable et un baquet pour les déjections pour l’ensemble de la case, le droit d’être soigné en cas de maladie ou blessure, etc…

La dégradation de l’image de soi peut passer aussi par un ensemble de corvées ou de travaux dont l’inutilité est évidente, renforçant ainsi chez le reclus le sentiment d’inutilité.

La contamination physique. La frontière maintenue par l’homme entre son être et ce qui l’entoure est abolie, et les secteurs de la vie personnelle sont profanés ; la nudité pour les examens thérapeutiques et les conditions de promiscuité imposées par la vie en case commune sont deux exemples importants.

La souillure et la salissure du corps et surtout la possibilité de s’en prémunir, ainsi que la satisfaction des besoins intimes sont des problèmes fréquemment soulevés dans les plaintes des transportés : nourriture malpropre voire avariée le plus souvent, locaux sales, chaussures et vêtements imprégnés de sueur ou hors d’usage, contamination due à des foyers infectieux qui se développent très vite à cause de la promiscuité, et de la prolifération des insectes et vermines liée au climat contre laquelle rien n’est fait, etc…

E. Goffman parle également de contamination interpersonnelle en ce qui concerne par exemple l’examen rectal, les fouilles de routine et le viol, qu’il soit physique ou moral. Nous verrons quelles conséquences sont induites par cette forme de contamination.

La contamination morale. Le mélange des transportés peut donner l’impression au reclus d’être contaminé par le contact de codétenus indésirables, ni souhaités, ni choisis (âge, ethnie, culture, religion…).

Si un tiers s’immisce dans les relations qui unissent intimement un individu et des êtres qui lui sont chers, cela peut être perçu comme une forme de contamination : ouverture et/ou confiscation de courrier, témoin passif de sévices…[12]

Les établissements pénitentiaires trouvent dans leur mode de fonctionnement les moyens de maintenir les transportés à la fois dans un état de dépendance et de soumission. L’organisation du temps et la limitation des déplacements dans l’espace interne de l’institution marquent la perte « d’autonomie » de l’individu. Nous avons vu les différents aspects des techniques de mortification auxquelles il faut ajouter cet élément. L’institution s’emploie à occuper à plein temps – et surtout dans la phase de socialisation – un individu qui ne doit plus s’appartenir. Cet objectif implique des moments précipités comme les appels impromptus ou les punitions exceptionnelles, les corvées régulières, les marches, et des moments d’attente interminables tels que des files d’attente sans fin ou les appels prolongés. Ce phénomène de dépossession du temps et de l’espace est crucial puisqu’il s’agit de tenir l’individu dans une disponibilité permanente.

Cette dernière est renforcée par le devoir d’obéissance inconditionnelle auquel est tenu le reclus. L’ordre absurde ou contradictoire a une fonction de dressage d’autant plus éminente, qu’il ne vaut pas pour son contenu, impossible à réaliser, mais uniquement pour sa qualité formelle d’ordre. L’ordre digne d’être exécuté du seul fait d’avoir été émis par un agent autorisé de l’institution, révèle sous forme extrême et épurée la relation de dépendance hiérarchique à laquelle il faut d’ailleurs ajouter tous les procédés personnalisés qui font office de traitement spécialisé des individus rétifs (« forte tête » ou « forte gueule »), qui semblent se croire quelque chose par eux-mêmes. L’objectif de conversion demeure l’anéantissement des comportements ordinaires de la vie civile.

Quels vont être, dans le cas des transportés anarchistes, les déterminants de ce sentiment de contamination morale et/ou physique ? Quels sera leur mode d’adaptation ou de résistance à l’institution totalitaire que constitue le bagne ?

Quelles spécificités, que l’on peut relier au traitement particulier qui leur est réservé, peut-on déceler dans leur mode de perception du bagne ?

En nous appuyant sur le concept d’institution totale dégagé par Erving Goffman et notamment, sur ce qui organise l’univers du reclus, à savoir les techniques de mortification, nous tenterons de répondre à ces questions. Les témoignages et la correspondance des transportés anarchistes constitueront la source principale de notre argumentation.


[1]Erving Goffman, Asiles – Étude sur la condition sociale des malades mentaux – Paris, Editionsde Minuit, 1968.

[2]Ibid.page 11.

[3]Nous choisissons d’utiliser le terme « institution totale » car la traduction du terme en français « totalitaire » est chargée de connotations, dues notamment aux nombreux travaux de recherche sur le « totalitarisme » (voir Hannah Arendt), qui pourraient entraîner de graves confusions. Comme le souligne Louis Pinto, dans la présentation des concepts de Goffman dans l’ouvrage collectif Initiation à la pratique sociologique, Paris, 1989.

[4]Ibid.page 41.

[5]Ibid.page 45.

[6]Dans le cas de la prison. Op.cité, Patricia O’Brien, Correction ou châtiment, pages 50/51.

[7]Ibid.page 56.

[8]Ibid.page 57.

[9]Ibid.page 61.

[10]Ibid.page 62/63.

[11]Voir Les cérémonies d’admission.

[12]Ibid.page 72.

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