Anars bagnards 3


vue aérienne des îles du SalutOù il est dit que l’éloignement du criminel, faisant fi d’une très hypothétique volonté étatique de l’amender, provoque une  mort sociale de l’individu sous surveillance. 3e épisode.

CHAPITRE 3

LES BAGNES D’OUTRE-MER OU LE PANOPTIQUE À CIEL OUVERT

La présentation de l’institution du bagne, à travers ses fondements et ses objectifs ainsi que dans fonctionnement, nous conduit à en proposer à la fois une interprétation sociologique, mais aussi une méthode d’appréhension concrète de la réalité que nous tenterons d’observer. Quels mécanismes socio-politiques instaurent ce nouveau rapport à la punition ? Peut-on considérer à travers l’étude de leur organisation et de leurs objectifs que les bagnes d’Outre-mer sont une forme d’institution totale ? En répondant à ces questions fondamentales nous construirons ainsi le cadre de notre réflexion sur l’expérience vécue des condamnés à travers l’exemple des transportés anarchistes de 1887 à 1914.

La position de Mickael Ignatieff, à propos des objets de l’histoire de la prison et de leur pertinence, nous paraît circonscrire notre thème et nos options de façon très juste [1] :

« Il s’agit de l’histoire nouvelle des prisons, une histoire après Foucault mais aussi plus que foucaldienne : ce qui veut dire, une histoire véritablement sociale, non celle des luttes bureaucratiques dépassées, mais au contraire celle des luttes vivantes des prisonniers contre leur isolement et leur souffrance ; une histoire de leurs suicides, de leur culture souterraine et fugitive ; et de l’ascension de nouvelles professions pénales – gardiens, administrateurs, médecins – qui relient l’ascendance de leur prestige professionnel à la croissance de l’archipel de l’État. Cette nouvelle histoire étudie la prison, non comme institution, mais comme système social, lieu de pouvoir, d’échange symbolique et culturel. »

A/ Le panoptique à ciel ouvert : une conceptualisation du pouvoir

Inscrire le bagne dans le cadre de l’évolution des institutions pénales relève d’un ensemble de questionnements à poser en regard de l’évolution du système répressif dans son ensemble. Nous rattacherons en partie ces changements significatifs à une nouvelle conceptualisation du pouvoir.

Dans son ouvrage, Surveiller et punir, Michel Foucault[2] étudie le rapport pénitentiaire et cherche à comprendre le passage de la punition ordonnée par le souverain, au XVIIIème siècle, à la répression constituée et organisée par le pouvoir et l’État au XIXème siècle. Comme nous l’avons déjà montré, le processus de mise en place d’un système répressif « idéal » est long et complexe. Il est le résultat contingent d’une lutte de réformateurs au service d’exigences différentes mais toujours en rapport avec de nouvelles fonctions de la punition. L’exclusion du territoire des gêneurs et des mal-pensants se caractérise d’abord par la déportation politique ; puis elle tend à s’étendre à un ensemble plus large de la population à travers la reprise massive de la transportation. L’aspect le plus important, concernant les bagnes d’Outre-mer, à rapprocher d’ailleurs des différentes expériences « d’enfermement », telles que la prison, l’asile ou l’hôpital, est l’éloignement physique tant désiré de ces condamnés qui représentent à la fois un potentiel de danger mais aussi quelque chose de honteux : une forme d’anormalité sociale. Comme le remarque Michel Foucault, la disparition des supplices marque une étape importante dans l’évolution de la perception du punitif, en ce que le spectacle public de suppliciation des corps représente comme châtiment. Mais c’est aussi « la prise sur le corps » qui se défait.

« L’exposition avait été maintenue en France en 1831, malgré de violentes critiques […] ; elle est abolie finalement en avril 1848. Quant à la chaîne, qui traînait les bagnards à travers toute la France, jusqu’à Brest et Toulon, de décentes voitures cellulaires, peintes en noir, la remplacent en 1837. La punition avait cessé peu à peu d’être une scène. Et tout ce qu’elle pouvait emporter de spectacle se trouvera désormais affecté d’un indice négatif ; comme si les fonctions de la cérémonie pénale cessaient, progressivement, d’être comprises, on soupçonne ce rite qui « concluait » le crime d’entretenir avec lui de louches parentés : de l’égaler, sinon de le dépasser en sauvagerie, d’accoutumer les spectateurs à une férocité dont on voulait les détourner, de leur montrer la fréquence des crimes, de faire ressembler le bourreau à un criminel, les juges à des meurtriers, d’inverser au dernier moment les rôles, de faire du supplicié un objet de pitié ou d’admiration. Beccaria, très tôt, l’avait dit : « L’assassinat que l’on nous présente comme un crime horrible, nous le voyons commettre froidement, sans remords[3]« . L’exécution publique est perçue maintenant comme un foyer où la violence se rallume. »[4]

La recherche de l’éloignement des condamnés résulte donc aussi d’un phénomène identique qui change les données du châtiment. Le supplice du condamné changera alors de fonction mais pas de forme. L’expiation et la douleur des corps ne seront plus exposées publiquement, elles s’exerceront ailleurs en Guyane et en Nouvelle Calédonie.

« Ne plus toucher au corps, ou le moins possible, en tout cas, et pour atteindre en lui quelque chose qui n’est pas le corps lui-même. On dira : la prison, la réclusion, les travaux forcés, la déportation – qui ont occupé une place si importante dans les systèmes pénaux modernes – sont bien des peines « physiques » : à la différence de l’amende, ils portent, et directement, sur le corps. Mais la relation châtiment-corps n’y est pas identique à ce qu’elle était dans les supplices. Le corps s’y trouve en position d’instrument ou d’intermédiaire : si on intervient sur lui en l’enfermant, ou en le faisant travailler, c’est pour priver l’individu d’une liberté à la fois considérée comme un droit et un bien. Le corps, selon cette pénalité, est pris dans un système de contraintes et de privations, d’obligations et d’interdits. La souffrance physique, la douleur du corps lui-même ne sont plus les éléments constituants de la peine. Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus. »[5]

Ainsi, la punition quitte le domaine de la perception quasi-quotidienne pour entrer dans celui de la « conscience abstraite ».[6] L’exclusion imposée prend la forme d’une mort sociale qui doit être infligée au condamné : l’éloignement ou l’enfermement doivent isoler le crime, la délinquance ou la déviance. Aussi, la justice ne prend plus en charge publiquement la part de violence qui est liée à son exercice.

« Désormais, le scandale et la lumière vont se partager autrement ; c’est la condamnation elle-même qui est censée marquer le délinquant du signe négatif et univoque : publicité donc des débats, et de la sentence ; quant à l’exécution, elle est comme une honte supplémentaire que la justice a honte d’imposer au condamné ; elle s’en tient donc à distance, tendant toujours à la confier à d’autres, et sous le sceau du secret. Il est laid d’être punissable, mais peu glorieux de punir. De là ce double système de protection que la justice a établi entre elle et le châtiment qu’elle impose. L’exécution de la peine tend à devenir un secteur autonome, dont un mécanisme administratif décharge la justice ; celle-ci s’affranchit de ce sourd malaise par un enfouissement bureaucratique de la peine. »[7]

Cet aspect est tout à fait caractéristique de l’administration des bagnes d’Outre-mer, car, au XIXème siècle, les prisons sont administrées par le Ministère de l’Intérieur et les bagnes par le Ministère de la Marine et des Colonies. Cette partition des responsabilités entraîne concrètement nombre de complications administratives pour le traitement des transportés.

A la consultation des archives des bagnes[8], apparaissent les notifications qui accompagnent les condamnés vers leur nouveau lieu de détention ; elles conseillent la catégorie à laquelle les détenus seront affiliés, mais aussi la nature du régime auquel ils devront être soumis, compte-tenu de la nature du crime dont ils ont été reconnus coupables et des d’éléments divers, tels que le comportement adopté durant leurs précédents séjours en prison. Néanmoins, ces indications souvent considérées comme insuffisantes, font l’objet d’un échange de courrier interminable entre les différents ministères, tout en sachant également qu’une décision concernant le condamné au bagne (libération, mise en concession, désinternement des îles du Salut…) n’est jamais prise sans en référer au Ministère de l’Intérieur. Ces imbroglios administratifs, conséquents à une partition des responsabilités, se révèlent d’ailleurs inaptes à régler de façon autonome tout problème touchant au devenir du condamné lequel pourtant est bien dépendant de ce nouveau système.

Le changement dans la nature de la relation châtiment/corps annonce une transformation plus profonde qui ne touche pas au corps lui-même. Ainsi, nous pouvons considérer que ce sont alors les modalités de relèvement du coupable qui sont prises en compte ; une autre dimension du condamné apparaît importante à traiter : son âme, et non plus son corps. C’est ainsi qu’apparaissent ceux que Michel Foucault appelle « les fonctionnaires de l’orthopédie morale ». Une armée de techniciens vient prendre la relève du bourreau ; ce sont les surveillants, les médecins, les aumôniers, et plus tard les psychiatres, les psychologues. Leur rôle sera d’introduire de nouvelles données qui modifient la pratique pénale : les passions, les instincts, les anomalies, les infirmités, les inadaptations, les effets de milieu ou d’hérédité. Les « ombres », incarnées par les pulsions et les désirs, justifient la « connaissance du criminel », donc l’intervention des « techniciens » et de leurs diagnostics, ou de leurs « pronostiques normatifs », dans le verdict.[9] Ces nouveaux instruments de la connaissance ou de la compréhension sont à la fois catalyseurs et producteurs du savoir sur lequel le pouvoir s’appuie, leur place devient donc essentielle.

Une autre rupture majeure dans le système répressif est à souligner : le passage de la simple punition à la surveillance. Cette dernière prend une place considérable dans le fonctionnement et les principes d’organisation du système des travaux forcés et ceci n’est pas un hasard mais bien la matérialisation objective d’une nouvelle forme d’expiation. Ici se mêlent deux données concrètes : surveiller et punir. Selon Michel Foucault :

« La réforme du droit criminel doit être lue comme une stratégie pour le réaménagement du pouvoir de punir, selon des modalités qui le rendent plus régulier, plus efficace, plus constant et mieux détaillé. »[10]

La mécanique du pouvoir a été modifiée pour exercer non pas au-dessus du corps social, mais dans le corps social. La diffusion des normes et de la discipline s’effectue et est intégrée au fonctionnement de certaines institutions de coercition des corps et des « âmes » telles que le bagne.

Les modifications majeures concernant l’exercice et la forme du pouvoir au XIXème siècle peuvent se résumer à trois axes fondamentaux, qui nous permettent d’interpréter le système pénitentiaire des bagnes d’Outre-mer sous l’angle d’une « technologie politique des corps » :

1/ Une nouvelle perspective apparaît à travers un organe de surveillance généralisée et constante. Tout doit être observé, vu, transmis, un système d’archivage est institué, ainsi que le panoptique[11] comme référence architecturale des établissements qui enferment, disciplinent ou produisent.

2/ Une nouvelle mécanique s’organise à travers l’isolement et le regroupement des individus, mais également grâce à la mise en place d’une discipline de la vie, du temps et des énergies.

3/ Une nouvelle physiologie est intégrée. Elle repose sur une redéfinition des normes, excluant et rejetant ce qui ne leur est pas conforme. Le rétablissement de la « normalité » s’effectue grâce aux interventions correctives qui sont intrinsèquement définies par la thérapie ou la punition.

« La « discipline » ne peut s’identifier ni avec une institution ni avec un appareil ; elle est un type de pouvoir, une modalité pour l’exercer, comportant tout un ensemble d’instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d’application, de cibles ; elle est une « physique » ou une « anatomie » du pouvoir, une technologie. »[12]

Néanmoins, il nous faut distinguer deux formes de disciplines qui découlent de cette tentative de stratification, ce que Michel Foucault appelle les disciplines-blocus et les disciplines-mécanisme.

A une extrémité, la discipline-blocus est tournée vers des fonctions négatives : arrêter le mal, rompre les communications et suspendre le temps.

A l’autre extrémité, la discipline-mécanisme  incarnée par le panoptique est un dispositif fonctionnel « qui doit améliorer l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir. »[13]

Ainsi, le panoptique, la discipline et la normalisation caractérisent schématiquement cette nouvelle prise du pouvoir sur les corps que Michel Foucault nomme la technologie politique des corps :

« Cette maîtrise et ce savoir, rarement constitués en discours continus, permettent de faire apparaître un corps en partie fantasmé, qui cesse d’être physique à l’être trop. […] Quand il produit c’est uniquement pressé par la douleur du supplice, par la déraison, par l’enfermement, par la maladie, par le travail. »[14]

Après avoir évoqué, en nous appuyant sur les travaux de Michel Foucault, le cadre des transformations subies par le système répressif, il apparaît que les bagnes d’Outre-mer s’inscrivent dans ce schéma. La colonisation pénitentiaire étant un leurre, il ne lui reste que sa fonction expiatoire ; celle qui est issue du consensus idéologique en faveur du régime pénitentiaire dans les cercles politiques et administratifs des années 1840, à savoir l’effet positif de la discipline corporelle sur les dispositions morales, affectives, etc… Mais il est toutefois possible d’avancer que ce consensus correspond aussi, d’une certaine façon, à un règlement de la peur que représentent les classes dangereuses pour l’ordre social.

« Les utopies de Bentham, de Howard, comme toutes les utopies carcérales, sont basées sur l’idée que la punition par l’État est la clef de l’ordre social, la précondition même de sa reproduction. Ces utopies sont pensées au moment où le danger social incline à croire que c’est la loi et ses châtiments seuls qui maintiennent l’ordre. Cette emphase mythique sur la centralité de l’État, cette étatisation du discours sur la société, est un effet de la crise sociale, et elle passe avec la crise sociale. On est prêt à donner de la réalité à l’utopie carcérale, on est prêt à toute cette dépense, quand on croit que tout dépend de la prison. Mais si en réalité, et ceci est plus facile à concevoir dans des périodes de « tranquillité sociale », l’ordre social est un tissu durkhéimien, tissé de multiples fibres sociales – le marché du travail, l’idéologie, les habitudes de résignation, les possibilités de satisfaction, la croyance en la loi, etc. – et que le système peut se tenir debout même si les prisons sont mal gérées, même s’il y a un écart énorme entre intentions et réalités ; il est possible de vivre avec des « abus » dans les prisons. L’écart entre utopie et abus s’explique je crois, par le fait que la prison ne joue pas de rôle essentiel dans la reproduction de la cohésion sociale, et que les réformateurs sont seuls à croire à leurs mythes étatiques. »[15]


[1]Op.cité, Jacques Petit (sous la direction de ), La prison, le bagne, et l’histoire, page 9.

[2]Michel Foucault, Surveiller et punir , Naissance de la prison, Paris, Gallimard,1975.

[3]I.C de Beccaria,Traité des délits et des peines, 1764, p.101 de l’édition donnée par F.Hélie en 1856, in op cité Michel Foucault, Surveiller ou punir, page 16.

[4]Ibid.page 15/16.

[5]Ibid page 17/18.

[6]Ibid page 16.

[7]Idem.

[8]Centre des archives des colonies et des DOM TOM, rue du Moulin Délesta, 13090 Aix-en-Provence.

[9]Ibid page 29.

[10]Le Magazine littéraire, n°101, 1975, Dossier, page 28.

[11]Le panotique, comme système, est issu du projet panopticon qui est une construction carcérale proposée en 1791 par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham. Il s’agit d’un bâtiment semi-circulaire divisé en cellules. Dans chacune d’elle se trouve un prisonnier visible d’une tour centrale. Les détenus ne peuvent savoir, par contre, s’ils sont ou non observés. Dans l’obsession d’une rationalisation de la surveillance le panopticon n’est qu’une des formes du système d' »orthopédie sociale » qui se met alors en place.

[12]Ibid page 251.

[13]Op.cité, LeMagazine littéraire, page 28.

[14]Idem.

[15]Op.cité, J.Petit (sous la direction de), La prison, le bagne et l’histoire, page 16.

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