SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 14


la gare de Pont RémySouvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers actes – Mon arrestation

(suite)

Au nom de la consigne ça marche, court, boit, mange, dort ; au nom de la consigne ça vous salue un supérieur d’une main et ça vous revolverise un pauvre bougre de l’autre ; au nom de la consigne enfin, ça défend le capital en sabrant et fusillant les grévistes, ça protège la propriété en faisant la chasse aux sans-le-sou : ça agit, ça respire, mais ça ne pense pas.

Espèce de Poiret en livrée il ne fait que répéter ce qu’on lui ordonne de dire : pas un mot de plus, pas un mot de moins. Ce bipède est tellement identifié avec sa fonction que vous auriez beau le costumer en civil ou en livrée, en blanc ou en noir, le transporter dans n’importe quel milieu, seul sur le sommet d’une montagne comme perdu parmi la foule, il est de ceux dont un simple regard suffit pour faire dire : «il en mange» ou «il en a mangé».

Le crayon d’une main, une feuille de papier de l’autre.

– Vos nom, prénoms, âge et profession ? me demanda-t-il en me regardant avec des yeux de chèvre à l’agonie.
– Je n’ai ni feu, ni lieu, ni âge, ni profession. Je suis vagabond et né à Partout, chef-lieu Nulle-Part, département de la Terre.
– Ho! ho !… Kèkcékeça !…
– C’est tout ce què vous voudrez.
– C’est bien. Je vais faire mon rapport.

Et, automatiquement, en mesure, il partit en mâchonnant des paroles que je ne compris pas.

– Si vous partez de ce pied-là, me dit l’un des gendarmes lorsque Poil de Carotte eut disparu, vous allez aggraver votre cas.

Je lui ris au nez. N’était-ce pas ce que j’avais de mieux à faire ? Aggraver mon cas ? Idiot, va ! Sans doute avait-il entendu cet argument dans le cabinet de quelque juge d’instruction et, bonassement, comme une merveille, il me le répétait.

Voyant le peu d’effet que me produisait la menace de son collègue, un autre reprit :

– C’est pas la peine de cacher votre nom. On le sait déjà.

«Niédasé ! de plus en plus fort, pensai-je. Celui-là doit être de mon pays.» Et, toujours souriant, je haussai les épaules.

– C’est égal, vous ne les avez pas manqués, me dit enfin un troisième, venant ainsi à la rescousse de ses collègues. Pruvost est mort et Auquier ne vaut guère mieux.
– Qui est-ce, Auquier ? lui demandai-je sans répondre à son «cuisinage».
– Eh ! vous le savez bien…
– C’est pas sûr, interrompit celui qui m’avait servi l’«aggravation». On dit qu’ils ne sont pas d’Abbeville.
– C’est celui que vous êtes allé voir à l’auberge, me répondit un quatrième qui s’était tenu coi jusque-là. C’est le brigadier de police d’Abbeville.
– Ah !… Et il est gravement atteint ?
– Pour sûr. Il ne passera pas la nuit.

Puis doctement, il ajouta :

– Vous lui avez traversé le père Antoine.
– Parle donc français, lui dit l’un de ses camarades en le poussant du coude. On dit : le péritoine.

Puis s’adressant à moi :

– Alors, vous ne niez pas ? Vous êtes bien l’un de ceux qui étaient ici, ce matin, là, dans cette pièce ? (De la main il désignait le plancher.)

Et, grimaçant un large sourire bête :

– Vous savez… avec nous il n’y a rien à craindre ; vous pouvez parler… ‘Pas, que c’est vous qui avez tiré ? ajouta-t-il confidentiellement.
– Je n’ai jamais dit et ne dirai jamais le contraire, lui dis-je avec hauteur. J’ai été attaqué. Je me suis défendu.
– Mais sur lequel avez-vous tiré ? reprit-il vivement, la figure illuminée par la joie que lui causait son prétendu triomphe.
– J’ai fait feu dans le tas.

Puis, me ravisant aussitôt :

– Ce sont là des questions auxquelles je n’ai pas à répondre. Je me soucie fort peu de tout ce fatras de mômeries que vous appelez constatations judiciaires. Que m’importe à moi si un projectile a frappé dix centimètres plus bas ou plus haut. Que cela intéresse les magistrats, rien de plus simple, ils en mangent. Mais moi, je n’ai pas à m’en occuper. J’ai défendu ma liberté, vous dis-je, et n’ai pas autre chose à ajouter.
– Oh ! vous savez, ce que vous nous dites ne va pas plus loin, me dit-il hypocritement.

Et immédiatement, l’un des gendarmes qui se trouvaient près de la porte, sur un clignement d’œil de son collègue, alla prévenir le juge d’instruction des paroles que je venais de prononcer.

Maître Caméléon (c’est ainsi que, plus tard, la Bande sinistre l’appela ; de corruption en corruption on arriva même à en faire : Léon Chameau) ne se fit pas attendre. Pour ne pas me donner à entendre qu’il venait pour me questionner, il tenait à la main le chapeau que j’avais laissé sur le théâtre de la bagarre.

Sans souffler mot il me le posa sur la tête, puis :

– C’est bien votre chapeau ?

Avant que j’eusse le temps de lui répondre, il ajouta :

– D’ailleurs, vous ne pouvez pas nier. Il s’adapte très bien à votre tête.
– Il ne nie pas, dit alors mon cuisineur en adressant un signe d’intelligence au juge d’instruction.
– Ah!… très bien, fit ce dernier.

Et, il me posa différentes questions relatives à ce que j’avais dit aux gendarmes quelques minutes avant.

– Est-ce là un aveu implicite ? me demanda-t-il.
– Je n’ai rien à avouer, rien à nier. J’ai défendu ma liberté. C’est tout ce que j’ai à vous dire.
– Mais enfin les propos que vous avez tenus aux gendarmes…
– J’ignore tout de la façon dont mes paroles vous ont été rapportées. Ce que je leur ai dit est une thèse philosophique que je me propose de soutenir lorsqu’il me siéra de le faire.

Pour lui donner à comprendre que toute insistance serait inutile, je lui tournai brusquement le dos, et roulai une cigarette.

Il n’insista pas et partit.

(A suivre).

Erratum – Dans le dernier feuilleton, une erreur a dénaturé l’idée de Jacob. « Cocagne ! sa femme, me dit-il, peut se mettre dessus … » et non « dessous » comme nous le font dire les typos.

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