Anarchiste ? Et alors ?


Jacob emmené au palais de justice d\'AmiensQue sait-on d’Alexandre Marius Jacob ?

Beaucoup et peu de choses à la fois. Beaucoup parce que les sources existent. Eparpillées à tous les coins de l’hexagone et même au-delà.

A l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam repose une courte correspondance de l’ancien bagnard revenu de l’enfer guyanais avec les époux Humbert. Courte mais riche d’enseignement sur la vie des libérés du bagne et sur les anarchistes néomalthusiens qui prônaient dans l’entre-deux-guerres la limitation des naissance, la libération de la femme et le droit à l’avortement.

Aux Archives Nationales des rapports, des comptes-rendus, des billets officiels, des télégrammes. Ils émanent des sicaires de l’ordre social républicain : police et justice rendent comptent sans l’avouer des principes anarchistes du voleur Jacob. Ils prouvent que déjà, au début du XXe siècle, l’anar, le marginal, l’outlaw est fliqué, fiché, traqué, bertillonné.

 Aux Archives de la Préfecture de Police de Paris même topo. Avec en plus un énorme dossier de presse pour le sieur Lépine et son sous fifre Hamard. Le 1er flic de France a dû se délecter des malheureuses aventures de ce que les grandes feuilles bourgeoises qualifièrent de « bande sinistre » à l’époque du procès d’Amiens (8-22 mars 1905). Jacob ne préfigure pas pour autant Bonnot et ses « tragiques ». Des voleurs pourtant tous les deux. Mais autre époque, autres pratiques. Toujours au nom de et pour l’anarchie. Et sans cela, l’histoire demeure incompréhensible. Ou bien transfigurée.

Aux Archives contemporaines de Fontainebleau encore, une masse de papiers. Instructive sur la genèse des Travailleurs de la Nuit, cette « bande » de cambrioleurs dont une des motivations est la lutte pour la cause anarchiste, sur le petit et facétieux voleur du Mont de Piété de Marseille, vol qui pour reprendre l’expression d’Alexis Danan fit rire « Marseille jusqu’aux larmes, et toute la France avec elle » (magazine Voilà, 18 mai 1935). Et pour cause, le forfait est révélé un premier avril. Il est également conçue comme un acte de révolte à la pression policière qui s’exerce sur le jeune anarchiste Jacob depuis que celui-ci a été arrêté et condamné pour fabrication d’explosif à Marseille en 1897.

Aux Archives de Fontainebleau encore, nous pouvons suivre l’évadé de l’asile Montperrin d’Aix en Provence, arrêté à Toulon en 1899, simulant la folie pour éviter une condamnation par contumace à 5 ans de prison, et envoyé en observation pour vérifier l’état mental de l’individu Jacob professant un délire de persécution religieuse. Il se dit poursuivi par les jésuites.

Aux archives de l’Outre Mer, enfin, survit le souvenir du matricule 34777. Survit. Une bonne image, ou plutôt une vision dantesque,  de ce que l’illégaliste Jacob a dû subir après sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité. Le bagne c’est l’envers de la vie. Un espace clos où les anarchistes, finalement peu nombreux, viennent crever en travaillant sur deux des îles du Salut (îles saint Joseph et île Royale).

Les sources existent. Lacunaire car les souvenirs de voleurs évitent soigneusement de dire tout pour ne pas compromettre les copains de la pince monseigneur. Lacunaires car l’histoire de l’illégalisme anarchiste passe forcément par le prisme de la vision floue et partisane du cerbère de l’ordre républicain ou autre. Comment pourrait-il en être autrement ? Il faut alors traîner ses guêtres dans les archives départementales et municipales de France et de Navarre. Reconstituer une tournée de cambriolage des Travailleurs de la nuit n’est pas chose aisée. Recouper les articles des journaux locaux avec les écrits de Jacob dit Escande, dit Attila, dit Barrabas, dit Georges, dit encore Marius parce que ce prénom revenait moins cher à faire graver sur le barnum du vieux marchand forain. Alexandre fait quand même neuf lettres. Jacob ? Un pragmatique bien sûr.

Les sources existent. Il faut aussi aller les chercher ailleurs. Perdues dans les papiers de ceux qui ont connu l’homme. Nichées dans l’oralité des souvenirs de ceux qui se rappellent avoir vu l’ours. Les sources existent. Les rééditions d’Un anarchiste de la Belle Epoque (Editions Libertaires, 2005) et des Ecrits d’Alexandre Jacob (Insomniaque, 2004) viennent à point nommé pour nous remettre sur le droit chemin de l’histoire pas forcément officielle.

En mai 2008, les éditions de l’Atelier de Création Libertaire (ACL) publient Alexandre Jacob l’honnête cambrioleur, portrait d’un anarchiste 1879-1954. La même année, Laurent Termignon et Thomas Turner finissent leur documentaire sur l’anarchiste illégaliste Jacob. Leur film, qui à ce jour n’a toujours pas trouvé de diffuseur, participe de cette même entreprise de clarification. 26 minutes pour comprendre celui pour qui « le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend » (« Pourquoi j’ai cambriolé », Germinal, 19-25 mars 1905). 26 minutes pour rendre l’homme à sa cause : l’Anarchie. Et réciproquement. C’est aussi ce que tente de montrer ce blog consacré à Alexandre Jacob mais également au bagne, à l’illégalisme anarchiste et à Reuilly.

 Que sait-on alors d’Alexandre Marius Jacob ? Peu de choses en fin de compte. Car les sources sont passées par les fourches caudines de l’écrivain, revêtant tour à tour les habits du biographe puis ceux du romancier quand la source devient trop rigide, trop froide, trop peu apte à faire rêver le lecteur. Et l’histoire est devenu un mythe.

Une épopée pour reprendre le terme employé par Alain Sergent (1er biographe du voleur en 1950) félicitant Bernard Thomas (2nd biographe du bagnard en 1970) pour son « bel » ouvrage. Beaucoup ont écrit, ont commis des feuilles empilées sur notre bonhomme. Et le stéréotype est devenu une évidence. Chez William Caruchet (3e biographe du vieux marchand forain en 1993) aussi et chez beaucoup de journalistes qui se sont contentés de reprendre les informations, parfois erronées, souvent déformées, données par les plumes d’un ancien collaborateur se rêvant écrivain (Alain Sergent de son vrai nom André Mahé a appartenu au PPF puis au MSR), d’un journaliste se voyant fort probablement sous les traits enchaînés d’un nouveau Laurent Tailhade, d’un avocat, néophyte et béotien amateur d’histoire politique, n’hésitant pas à inventer des scènes qui n’ont jamais pu exister (Jacob et Buenaventura Durruti en Espagne en 1937 alors que le second est mort en 1936).

Pas de cela chez l’historien d’obédience communiste Jean Maitron.  Mais ce dernier fait de Jacob « le cas témoin » de l’illégalisme anarchiste. Et par extension, le « cas témoin » de l’échec de la famille des voleurs libertaires. Et ceux-ci furent plus nombreux qu’on peut le penser. Maitron fournit même des preuves. Jacob lui a écrit en 1948. Et le doctorant Maitron, qui prépare sa thèse sur le mouvement libertaire, n’a retenu des Souvenirs rassis d’un demi siècle qu’une phrase : « Je ne crois pas que l’illégalisme puisse affranchir l’individu de la société présente ». Le chercheur marxiste omet de signaler que dans d’autres missives à lui adressées le vieux forain, fatigué d’ « une vie faite d’heurs et de malheurs » (lettre à Guy Denizeau, 17 août 1954), affirmait aussi : « Je n’ai pas honte de ce que j’ai fait. J’aurais plutôt honte d’avoir honte ». Ou encore et pour pallier à ses problèmes d’argent le faisant vivre plus que chichement à l’âge de 70 ans, que, plus jeune, il n’irait pas « faire la respectueuse sur les marchés pour engraisser le maquereau Etat ». Juste avant de se suicider, Jacob écrivait à sa compagne Josette qu’il préfèrerait tuer un homme dans le cadre d’une guerre sociale plutôt que d’égorger une poule parce que dans le cas du sympathique gallinacé, ce serait faire office de bourreau.

Mais si Jean Maitron, le pape marxiste de l’histoire de l’anarchie, affirme qu’Alexandre Jacob proclamait l’échec de son entreprise délictueuse, c’est donc bien que l’illégalisme ne menait à rien sinon à l’impasse sanglante dans laquelle sont tombés tant de compagnons bernés par cette idée de jouissance légitime des fruits de la vie. Bonnot, Callemin, Garnier, Valet, Carouy ont fini dans leur raisiné. Et Jean Maitron de commenter : « Au point de vue moral, on ne peut pas dire que certains principes dont ils ont fait leur règle de vie soient à proprement parler mauvais ». Mais cela signifie aussi que les autres principes le sont. Mauvais donc l’illégalisme. Mauvais donc le vol. Mauvais, l’assassinat et la violence en politique. Mauvais, les atteintes à la propriété privée. La porte est désormais ouverte aux interprétations faciles, et si peu objectives, faisant de l’anarchisme une justification commode pour tous ces propagandistes par le fait, pour tous ces assassins, pour tous ces cambrioleurs qui affirmaient pourtant n’agir que par conviction. Jacob y compris. Jacob surtout.

Il n’y a pourtant pas forcément une irréconciliable opposition entre penser et agir. L’action militante ne passe pas forcément par l’encartage, le groupe, le comité, le parti. C’est même le propre de l’anarchie et la difficulté à cerner ce mouvement si important dans l’histoire politique d’une époque qui ne fut pas si belle que cela. Un exemple ? Jacob fait sensation au procès d’Amiens. Il raille ses victimes avec un humour féroce. Le Figaro, que l’on ne peut pas soupçonner d’accointances avec les libertaires, écrit, sous la plume d’Henri Varennes : « On n’est pas anarchiste quand on s’appelle Marius, qu’on a dans la voix, dans l’allure, dans le geste, la gaieté méridionale et un besoin débardant de rigolade ». Cela s’appelle nier les convictions politique d’un homme qui s’est fait propagandiste et théoricien du vol.

Que sait-on enfin d’Alexandre Marius Jacob ? Tout se passe alors comme si de lui on ne retenait qu’une image déformée, travaillée parfois sciemment à des fins commerciales. L’histoire en somme d’un mec bien perdu dans les méandres de la pompe à fric des marchands du temple d’une culture partisane. Jacob est un aventurier.

Jacob anarchiste alors ? Parfaitement. Ils ne le nient pas les bougres. Et c’est le piment de la sauce. Mais la sauce, au lieu d’être piquante, al dente, se doit d’être fadasse. Au mieux légèrement et parcimonieusement épicée. Jacob est un blagueur, un méridional gai et jovial. Un voleur rigolard doublé d’un anarchiste de pacotille. Sans quoi, pas de vente possible de l’ouvrage à prétention historique. La sauce doit juste faire cligner l’œil du lecteur assidu et faire rentrer Alexandre Jacob comme persona grata dans le panthéon des anomalies du XIXe siècle finissant. Jacob n’était, n’est et ne sera toujours rien d’autre qu’un voleur extraordinaire, qu’un aventurier hors norme, qu’un bagnard expiant et défiant l’ordre de sa superbe. Un aventurier dont on retrouve les traits même un jour dans une affiche placardée sous une forme westernienne façon spaghetti chez Publico, la librairie parisienne des anars. « Wanted Jacob » disait l’image au fusain d’un homme recherché par toutes les polices de France.

 En gros, la sauce, elle prend parce qu’il y a cette foutue et malheureuse analogie lupinienne. Il y a peu, en passant par Reuilly, petit et charmant village, perdu dans le Berry et à une quinzaine de kilomètres de Vierzon, on pouvait pousser la porte de la boulangerie du centre-ville (sic) et demander alors les deux spécialités. L’aimable indigène pâtissier vous aurez  servi un Marius Jacob et un Arsène Lupin !

Le 23 octobre 2004, la municipalité de ce petit village où l’anarchiste finit par se suicider (28 août 1954), inaugure une plaque de rue. L’assistance est peu nombreuse. L’impasse porte désormais le nom de Marius Jacob. Jacob dans l’impasse lupinienne. Argument facile mais ô combien vendeur. Les articles de presse sont légions pour mettre en avant une très très hypothétique filiation. Et l’histoire de Jacob devient fatalement celle « du vrai gentleman cambrioleur » (Ici Paris, 19-25 octobre 2004).

Pourtant l’homme ne fut, ne peut et ne sera jamais ce voleur, ce « dilettante de la délinquance philanthropique » (comme a pu l’écrire en 1995 son ami Pierre Valentin Berthier) né de l’imagination d’un quelconque romancier normand et bourgeois, dandy parisien en mal de reconnaissance littéraire. Rien ne prouve au demeurant la présence de Maurice Leblanc dans le public venu s’encanailler en écoutant les réparties du voleur Jacob à Amiens en 1905.

Jacob n’était, n’est et ne sera non plus un énième Robin des Bois de ce XIXè siècle insécure, ni même un nouveau Mandrin crachant à la gueule des pleins aux as d’une Epoque définie à posteriori comme belle. Jacob n’était, n’est et ne sera encore moins un nouveau Chéri Bibi, un autre Papillon tentant la belle (mais avec une majuscule) dix sept fois dans l’enfer vert de la colonie pénitentiaire de la Troisième République. On pourrait tout aussi bien nier une petite analogie avec Vidock, voleur, bagnard mais surtout premier flic de l’Empereur.

Alexandre Jacob est à dix lieues des ces innombrables clichés qui dissimulent mal une authentique figure de l’individualisme anarchiste, un réel théoricien de l’illégalisme mettant en pratique ses convictions, associant l’acte au discours et payant de sa personne trois ans d’une guerre sociale menée contre cette « honnêteté » bourgeoise qui, selon Jacob l’anarchiste, légitime et justifie toutes les exploitations, toutes les injustices, tous les vols. Jacob, anarchiste ? Parfaitement ! 

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