Le Visage du Bagne : chapitre 8 Le Service de Santé


Le Service de Santé de la Guyane, est composé de médecins-militaires.

Créé spécialement pour les besoins du Bagne, il donne également des soins à la population civile de la Colonie.

Le Chef de ce Service est ordinairement un médecin-Colonel, résidant à Cayenne. Les autres médecins qui sont sous ses ordres, sont établis dans les différents pénitenciers. Leurs grades s’échelonnent de celui de médecin-aide-major à un galon, à celui de médecin-Commandant, à quatre galons.

Ces praticiens dévoués n’ont de militaire que le nom.

La Guyane compte quatre hôpitaux : deux aux Iles du Salut[1], un à Cayenne et un à Saint-Laurent. Il y a, en outre, deux léproseries, une étant destinée aux condamnés et l’autre aux indigènes[2].

Les hôpitaux de la Guyane, au point de vue des soins et du régime alimentaire des malades, étaient mieux partagés que ceux de la métropole. La visite des salles était biquotidienne, chaque malade était soigneusement examiné et ausculté.

Le comptable prenait note des ordonnances, dans leurs moindres détails.

Chaque malade, selon son cas particulier, était l’objet d’un régime alimentaire spécial : régime lacté, régime gras, régime particulier. Le lait (condensé) était à volonté. Le régime gras, abondant et nutritif, renforcé d’un demi-litre de vin par jour, était réservé aux blessés.

Quant au régime particulier, qui était celui de la plupart des malades, il comprenait une foule de plats au choix : viandes rôties ou saignantes, poissons, œufs sous toutes les formes, légumes apprêtés, salades, frites, etc. Et avec cela, des biscuits secs, des pruneaux, des noix et des figues, des raisins secs, etc.

Le matin, il y avait du café au lait et du chocolat au lait.

Les jours de fête et le dimanche, il y avait du poulet.

Chaque repas du régime particulier comportait : un hors-d’œuvre, un potage gras ou maigre, un plat de viande, un plat de légumes, un fromage et un dessert – le tout, au choix.

Si l’on songe qu’en France, dans les hôpitaux, la visite se fait au pas de course ; si l’on considère que tous les malades, non-soumis à la diète, ont le même régime alimentaire – et quel régime ! (des haricots à moitié cuits, du riz, de la ragougnasse) on reconnaitra que les médecins du Bagne faisaient bien les choses.

Un surveillant-major dirigeait les infirmiers. Ces derniers, en général, s’acquittaient de leurs fonctions régulièrement et avec goût.

Ils étaient estimés des médecins, qui savaient discerner leurs mérites et leurs capacités. J’en ai connus qui étaient d’anciens docteurs – sans qu’ils en fussent plus estimés, en raison de leur morgue.

Le rôle des médecins-militaires au Bagne est de tout premier ordre.

Pour les forçats, ce sont des dieux sauveurs.

Pour l’Administration, c’est une force qui ne laisse pas que de la gêner dans son omnipotence. Les médecins du bagne remplissent une mission sacrée, avec une ferveur, un dévouement et une abnégation de tous les instants. Ils le font simplement, obscurément, avec la seule satisfaction du devoir accompli.

Pour eux, il n’y a pas de forçats, il n’y a que des malades – des hommes.

C’est en vain que la Tentiaire ne cessera de leur apporter des obstacles, de leur créer des difficultés, d’opposer à leur bon vouloir la mauvaise volonté et la force d’inertie : sans se décourager, comblant les lacunes, parant aux insuffisances, ils mettent toute leur énergie à lutter de tout leur pouvoir et de toutes leurs forces contre ces manifestations hostiles et inhumaines qui tendent à entraver leur sacerdoce.

En ce qui concerne, par exemple, les médicaments et les fournitures médicales, le Tentiaire fait en sorte de retarder le plus possible l’envoi des commandes ; elle limite les crédits et subordonne les livraisons à une foule de dispositions paperassières qui n’ont d’autre fin que de les retarder indéfiniment.

Et c’est pourquoi les médicaments les plus usuels et les plus indispensables faisaient souvent défaut : la teinture d’iode, l’alcool à 90°, les bandes à pansement, le chloroforme, etc.

Cette carence inconcevable occasionnait l’aggravation des plaies, elle empêchait ou retardait toutes opérations urgentes. Des malades durent subir des opérations majeures sans anesthésie ; d’autres succombèrent par suite de la pénurie de vaccins – notamment du vaccin antitétanique.

Il n’était pas rare que les médecins fassent venir des médicaments à leurs frais, du champagne pour leurs grands malades[3].

N’étaient les médecins, l’Administration nous aurait fait manger des bœufs qu’ils reconnaissaient impropres à la consommation, des conserves avariées, de la farine échauffée infestée de charançons[4].

Il fallait forcer la main à cette grande irresponsable, afin que les règles les plus élémentaires de l’hygiène ne fussent pas méconnues.

En raison de la salubrité du climat, le corps médical avait fait des Iles du Salut un lieu de convalescence.

Souvent, en effet, l’encombrement des hôpitaux de Cayenne et de Saint-Laurent, obligeait les médecins à évacuer des malades dont le rétablissement n’était pas au point. Alors ils les envoyaient en convalescence aux Iles pour une période de un à trois mois. Les convalescents n’étaient pas soumis au travail ; ils pouvaient aller se promener et prendre l’air – étant toutefois accompagnés.

Il arriva que cela n’eut plus l’heur de plaire à ces messieurs de la Tentiaire, et le Directeur s’opposa à l’acheminement des convalescents vers les Iles du Salut. Il désigna le camp sablonneux des Hâttes, à l’embouchure du Maroni, comme lieu d’affectation de cette catégorie de condamnés. Informé, le Chef de Service de Santé manda à Cayenne le Médecin-Chef des Iles, pour conférer avec lui sur la situation. A son retour, ce dernier prit une mesure radicale : il mit les Iles du Salut en quarantaine. Nul ne pouvait plus y pénétrer ni en sortir ; aucun bateau ne pouvait désormais y accoster.

Un laps de temps d’une huitaine de jours s’écoula, pendant lesquels les disques du sémaphore se démenaient éperdument ; les télégrammes succédaient aux télégrammes, venant de Saint-Laurent et de Cayenne. Cette situation ne pouvait se prolonger indéfiniment : le Directeur capitula et la quarantaine fut levée.

C’est ainsi, grâce à leur énergie et à leur obstination, que les médecins arrivaient à avoir le dernier mot.

Pourquoi faut-il jeter une ombre à ce tableau ? La vérité m’oblige pourtant à noter que certains médecins, reniant leur caractère traditionnel, n’étaient pas à la hauteur de leur tâche, soit qu’ils n’avaient rien de foncièrement bon en eux-mêmes, soit qu’ils fussent animés d’une malveillance préconçue à l’égard de l’élément pénal.

On aurait dit qu’ils éprouvaient de la satisfaction à multiplier les mentions de : non-malade, qui entraînaient une punition ; d’infliger des quatre et huit jours de diète-hydrique (subis à l’isolement) à des hommes qui avaient le tort de persister à se présenter à la visite parce qu’ils étaient malades ; à ne donner systématiquement aucun soin aux hommes punis. L’un d’eux, probablement imbu de sadicité[5], avait imaginé d’ordonner des pointes de feu d’un genre spécial – qui étaient une façon d’[ipéca] punitif mais combien raffinée ! Il avait fait installer un brasier portatif auprès de la salle de visite ; sur ce brasier, rougissait un fer à souder. Tous ceux à qui il avait ordonné des pointes de feu devaient tendre l’échine à ce singulier cautère : Certains, qui refusèrent de se prêter à cette torture, se virent punir de trente jours de cachot[6].

Et que penser de cet autre qui passait la visite avec un révolver sur la table ? Je pourrais désigner nommément ces médecins indignes, à quoi bon ?[7]

Peut-être portent-ils en eux-mêmes le poids de leur criminelle conduite.

Je dois dire que leur nombre fut infime, qu’ils étaient hautement désavoués par leurs collègues et que, de même qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, quelques brebis galeuses de cet acabit ne sauraient entacher la longue tradition de devoir et d’humanité, ainsi que les hautes qualités professionnelles du Corps de service de santé à la Guyane. Dans son remarquable livre mémorial : « Vingt mois aux Iles du Salut » le Médecin-Commandant Rousseau fustige sévèrement ces transfuges qui ont failli à l’honneur de leur Corps ; un tel jugement, venant de cette plume autorisée, ne peut que consacrer leur déchéance[8].

Le Médecin-Commandant Rousseau aura laissé au Bagne un souvenir inoubliable. D’une simplicité et d’une modestie sans égales, il était l’incarnation de la bonté même. Sa claire intelligence planait sereinement au-dessus des contingences. Il savait se pencher sur les misères des condamnés, avec toute la sollicitude et toute la ferveur d’un apôtre.

Et c’était bien en effet un apôtre du Bien, un de ces hommes d’élite qui honorent l’humanité et qui la rachètent de tant de défaillances[9].

Sa valeur professionnelle allait de pair avec sa valeur morale.

On verra plus loin quel enfer était la Réclusion cellulaire : l’éminent praticien auquel je rends un hommage ému en ces lignes, était le père de ces malheureux reclus[10] – dont il devait, par la suite, contribuer grandement avec Albert Londres, à rendre le sort singulièrement plus acceptable. À chacune des visites hebdomadaires qu’il faisait à l’île Saint-Joseph, il hospitalisait un dizaine de réclusionnaires. La salle qui leur était destinée à l’hôpital et qui contenait une trentaine de lits, en y comprenant les annexes, était constamment au complet. Les sortants faisaient place aux rentrants. Grâce à un roulement équitable, chaque réclusionnaire venait faire un stage à l’hôpital tous les trois mois.

De même en était-il pour les punis de cachot – lesquels avaient accès dans toutes les salles.

Cet homme de bien avait pour ses malades les attentions les plus délicates ; son intuition le faisait aller au-devant de leurs désirs. En pleine nuit, il se levait pour aller voir un malade grave et lui donner les soins appropriés.

Je me plaignis un jour auprès de lui de ce fait que l’Administration ne délivrait pas de savon aux punis de cachot hospitalisés : « Je verrai cela » me répondit-il.

Le lendemain, s’arrêtant à mon lit, il sortit de sa poche un petit paquet de forme cubique qu’il me remit. C’était du savon qu’il m’apportait de chez lui. Il donnait d’ailleurs bien des choses – même de l’argent pour acheter du tabac. Il fit des dons de livres à l’hôpital de la Transportation et à la Réclusion cellulaire.

Doué d’une psychologie avertie, d’une pénétration infaillible, il était indulgent aux faiblesses humaines – parmi lesquelles il faut bien compter l’ingratitude. Mais cela n’avait pas de prise pour cette grande âme.

Lorsque le Médecin-Commandant Rousseau quitta ces lieux, où il avait tant donné de lui-même, pour retourner en France, une indicible émotion s’empara de tous. De chez lui jusqu’à l’embarcadère le sol était jonché de fleurs et les larmes étaient dans tous les yeux[11].

Très – ému lui-même, il nous fit à tous ses adieux – nous promettant de ne pas nous oublier par-delà les mers…

Et il a tenu sa parole. Son nom restera à jamais gravé dans les fastes du Bagne.


[1] Note de Roussenq : Outre l’hôpital de la Transportation, il y a en effet un hôpital militaire aux Iles du Salut, où sont soignés les surveillants et les soldats du détachement local.

[2] Roussenq oublie de mentionner une infirmerie-hôpital à Kourou et un service ambulancier à Saint-Jean-du-Maroni.

[3] Passage surprenant alors que Roussenq signale précédemment la cherté des produits alimentaires venus de métropole ! Il n’en demeure pas moins que le champagne possède de réelles propriétés médicinales utilisées dès le XVIIe siècle. Une flûte de ce breuvage contient quelque 4.000 composants sous forme ionique : des sels minéraux, des oligoéléments, des vitamines et des sucres complexes. Sa formule intègre aussi des molécules identiques à celles de certains médicaments anesthésiants. La boisson, outre ses vertus digestives et diurétiques, est encore reconnue comme un puissant antiseptique et un antioxydant permettant de fluidifier le flux sanguin.

[4] Le propos de Roussenq est confirmé par le docteur Rousseau en 1930 : « J’ai vu (…), malgré mes protestations écrites, distribuer aux trois cents hommes d’un pénitencier un boeuf mort du charbon. Un boeuf vivant fut abattu pour le personnel. Ce jour-là, les condamnés eurent le poids réglementaire. Aucun ne mangea. » (op. cit., p.111)

[5] Le mot n’existe pas.

[6] Note de Roussenq : Des cicatrices indélébiles résultèrent de ces pratiques barbares qui, d’ailleurs, furent condamnées. Ce médecin-bourreau dût faire l’objet d’une sanction venue de haut : il se rembarqua pour la France, après quelques mois seulement de séjour en Guyane.

[7] Le 2 mai 1917, le TMS condamne Roussenq à cinq ans de réclusion pour voie de fait sur le médecin major Eugène Guillen de l’Administration pénitentiaire ; L’Inco reconnait avoir craché sur le médecin qui refusait de l’examiner. ANOM H5026.

[8] Le titre exact est Un médecin au bagne ; le livre est sorti en 1930 aux éditions Fleury et a été réédité en 2020 par les éditions Nada. Louis Rousseau passe effectivement vingt-mois à pratiquer sa médecine aux îles de Salut de septembre 1920 à mai 1922.

[9] Le propos de Roussenq est confirmé par les souvenirs d’Antoine Mesclon, de René Belbenoit, de Jacob Law ou encore d’Eugène Dieudonné qui évoque « un saint laïc ». Voir bibliographie.

[10] À partir de 1922, date de son départ de Guyane, le Dr Louis Rousseau apparait dans la correspondance codée du bagnard anarchiste Alexandre Jacob sous les traits de « l’Oncle ». C’est avec l’ancien cambrioleur que Louis Rousseau imagine et écrit son livre.

[11] À son départ, raconte René Belbenoît dans Les Compagnons de la Belle (p.142), les forçats lui offrent « un gros bouquet de fleurs cueillies par eux » en témoignage de leur profonde estime.

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