Mes tombeaux 7


Les Allobroges

7ème année, n° 1280,

jeudi 5 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

VII

Dans la nuit du 12 au 13 novembre 1895 les forçats se révoltèrent à l’île St-Joseph à cause des lois scélérates

Dans l’espace vide entre les bas-flancs, dénommé « coursier », se promenaient ceux qui ne pouvaient rester en place. Au milieu du coursier, se trouvait une moitié de tonneau contenant de l’eau potable. Dans le fond, se trouvaient les lieux d’aisance, adossés à la case et y communiquant par une porte ménagée dans le mur.

On nous apporta de la soupe, – de l’eau chaude où nageaient des haricots qui avaient oublié de cuire. Nous eûmes recours à nos vivres de réserve. Les anciens étaient consignés dans leurs cases. Pas tous, quelques-uns vaquant à des corvées indispensables. L’un d’eux s’approcha d’une fenêtre. « Avez-vous du chocolat, des biscuits, du linge de corps ? » s’informa-t-il. Oui, on en avait. Alors, on pouvait faire des échanges avec des paquets de tabac. Ce que l’on fit. On allait donc pouvoir fumer tout à son aise.

Mais les paquets de soi-disant tabac, quand on les ouvrit, ne renfermaient autre chose que de la bourre de cocos.

Les bleus avaient été roulés.

Durant quelques jours, on nous trimballa un peu partout : visite médicale, matriculage des effets, comparution devant le directeur (en vue du classement). Puis les départs pour la grande terre – la Guyane – s’accélérèrent. Nous ne restâmes plus qu’une vingtaine, qui devions être maintenus aux Iles du Salut

Il est temps de donner une vue d’ensemble de ce pénitencier spécial, avant que de poursuivre. Les îles du Salut sont des excroissances terrestres d’ordre volcanique, situées à quatorze kilomètres des côtes de la Guyane. Elles sont minuscules, de simples îlots. L’Ile Royale, la plus grande, abritait les bâtiments administratifs, hôtel du Commandement, cambuse, bureaux, hôpital, caserne, ateliers de travaux, sémaphore, etc.

L’Ile Saint-Joseph, lieu de répression, était dotée de la réclusion cellulaire. On y subissait aussi la peine d’emprisonnement. Elle était également le réceptacle des condamnés mal notés.

Une distance d’un kilomètre et demi la séparait de 1’Ile Royale. En 1895, elle fut le théâtre de la révolte dite des anarchistes.

On se souvient qu’après le vote des lois scélérates, de nombreux militants furent envoyés à la Guyane pour des délits tels que détention d’explosifs. On les avait groupés à l’Ile Saint-Joseph. Ils se concertèrent afin de briser leurs chaînes. Dans la nuit du 12 au 13 novembre 1895, devait éclater la révolte, minutieusement préparée. Le faussaire Altmeyer la fit avorter par une dénonciation de la dernière heure.

Alors que les conjurés, sortis des cases, se réunissaient sur le plateau de l’île, quinze surveillants armés de carabines firent irruption et tentèrent de les cerner. tout en faisant usage de leurs armes. Trois hommes tombèrent, les autres s’égaillèrent un peu partout, cherchant un refuge contre leurs poursuivants.

Alors ce fut une terrible chasse à l’homme. Les surveillants allaient et venaient, scrutant les moindres cachettes, carabines en mains et le doigt sur la détente.

Mais quelques-uns des fugitifs étaient armés, eux aussi, de revolvers qu’ils s’étaient procurés, on ne sut jamais comment.

Et ils firent mouche plus d’une fois, au cours de cette tuerie. Car ça en fut une. Les fugitifs s’étaient terrés dans des grottes, d’autres se tenaient blottis à la cime des cocotiers. Les premiers furent enfumés et lorsqu’ils sortirent de leurs trous pour éviter l’asphyxie. ils tombèrent aussitôt sous les balles. Les autres furent abattus sans pitié, leurs corps se fracassant sur les rochers. Certains, plutôt que de se rendre, s’ouvrirent le ventre. Quatorze condamnés furent tués, les blessée ayant été achevés.

Trois surveillants tombèrent de l’autre côté de la barricade, quelques autres ayant été plus ou moins blessés.

Cette répression impitoyable eut un retentissement considérable à travers le monde. L’ancien chef de la Sûreté, Goron, la déplore lui-même dans ses mémoires.

L’effectif du pénitentier des Iles du Salut variait de six à sept cents hommes, toutes catégories comprises.

C’était, à la fois, un pénitentier de répression et de sécurité, ainsi qu’un pénitentier de faveur. En effet, tous les condamnés subissant des peines de cinq à sept ans auraient voulu y faire leur temps, car le climat y était sain. D’autre part, on y envoyait les récidivistes d’évasions, qui s’en seraient bien passés, car ils devaient y ronger leur frein. On y envoyait aussi des convalescents de la grande terre, d’ordre médical.

Les Iles étaient exclusivement pénitentiaires. Nul civil n’y abordait sans autorisation expresse. La nature volcanique du sol ne permettait pas une exploitation agricole ; on y cultivait seulement quelques jardins potagers, destinés à la consommation maraîchère du personnel de surveillance.

L’Ile du Diable, très basse, était réservée aux déportés. Dreyfus et Ullmo en furent les hôtes les plus marquants. Leur régime était infiniment plus doux que celui des condamnés aux travaux forcés. Ils portaient des effets civils, n’étaient pas astreinte au travail. En outre, ils préparaient eux-mêmes leur nourriture et logeaient dans de petits pavillons.

Il y avait bien un cimetière pour le personnel libre, mais les condamnés, faute de terrain meuble, étaient purement et simplement immergés. Les requins leur servaient de tombeaux. Ces squales voraces rôdaient constamment aux alentours, sentinelles vigilantes, garde-côtes invisibles mais toujours présents.

Les évasions étaient pour ainsi dire impossibles de ce lieu, infesté de dangereux brisants.

Une seule fois, le canot fut enlevé de nuit, par surprise, et cinq hommes manquèrent à l’appel.

(A suivre)

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